SIM AGRI Conte

Dossier : ExpressionsMagazine N°663 Mars 2011
Par Franck LIRZIN (03)

Il y avait dans l’une des plus belles régions de France une petite place nichée au creux de col­lines où pous­sait le blé et où pais­saient les vaches. Au milieu, il y avait une petite ferme de pierre qui avait été construite il y a bien long­temps. Et dans cette petite ferme, il y avait un jeune homme, presque un gar­çon, aux che­veux roux plein de fougue, le visage étran­ge­ment car­ré, qui se dres­sait fier et heu­reux. Il s’ap­pe­lait François.

» Enfin chez moi ! »

Autour de lui s’é­taient assou­pis de vieux meubles de bois que le temps avaient ver­mou­lu. Dehors, les champs l’en­tou­raient : vers le Sud, un coteau recou­vert de vignobles encore fri­go­ri­fiés par l’hi­ver, vers le Nord et l’Ouest des terres retour­nées où pous­se­ra un blé d’or et vers l’Est des pâtu­rages où des vaches endor­mies s’a­lan­guis­saient. Le jeune homme eut une pen­sée émue pour ce vieux pay­san mort le mois der­nier de mala­die. Il l’a­vait connu, un peu, quand il était jeune et que sa mère l’emmenait en vacances se pro­me­ner dans les champs.

Aujourd’­hui, il avait tout ce que le vieux pay­san avait pos­sé­dé durant sa vie. La mai­son, les champs, les vignobles et les vaches. Il y avait der­rière la mai­son une grange où se trou­vaient pêle-mêle un trac­teur, des machines agri­coles et un trayeuse auto­ma­tique. C’é­tait le début du prin­temps et bien­tôt il pour­rait plan­ter, tailler, semer : il voyait déjà s’ac­cu­mu­ler les tas de foin, les litres de lait et les ton­neaux de vin.

Aus­si loin qu’il pou­vait s’en sou­ve­nir, il avait tou­jours rêvé d’être agri­cul­teur. Cette vie, rude mais saine, il n’a­vait pu que l’i­ma­gi­ner, lors des brèves vacances pas­sées chez ses grands parents tous les quatre agri­cul­teurs ou dans les dic­tion­naires pour enfant. C’é­tait une voca­tion à laquelle il ne pou­vait don­ner ni rai­son ni ori­gine. Et main­te­nant, tout était réel et il s’é­tait mis à pleu­voir d’une pluie dorée.

Le voi­là enfin agri­cul­teur ! Plan­ter, semer, regar­der pous­ser, récol­ter, traire. Il avait ven­du tous ses maigres biens et s’é­tait beau­coup endet­té pour ache­ter la ferme et ses alen­tours. La vraie vie com­men­çait, l’unique !

Les pre­miers temps furent stu­dieux. Il avait lu beau­coup de livres, mais cela ne rem­place pas l’ex­pé­rience. Il écra­sa quelques vignes avec son trac­teur, faillit se faire mar­cher des­sus par des vaches affo­lées et ren­ver­sa une bom­bonne d’in­sec­ti­cide sur son champ de blé.

Il com­men­ça à rece­voir des cour­riers des impôts, des ban­quiers, du minis­tère de l’a­gri­cul­ture, de la Com­mis­sion euro­péenne, de la com­mune, de la coopé­ra­tion du lait, du grand fabri­cant de farine dépar­te­men­tale et des caves viti­coles régio­nales et il n’y com­pre­nait goutte. Il se sen­tait com­plè­te­ment per­du au milieu de ces cour­riers qui lui par­laient une langue étran­gère. Que leur dire et que faire ? Il se déci­da à rendre visite à son voi­sin, Nico­las, pour lui deman­der conseil. Celui-ci habi­tait à quelques kilo­mètres de là dans une petite ferme nichée elle-aus­si au milieu d’une petite val­lée. Il avait trente ans à peine mais parais­sait beau­coup plus. Fran­çois le connais­sait pas sa mère. Il le reçut avec beau­coup d’é­gards et l’in­vi­ta à par­ta­ger son dîner. » Du fro­mage fait avec mon lait, du pain avec ma farine et du vin avec ma vigne ! Quoi de plus pour conten­ter un homme ? « .

Nico­las se prit d’af­fec­tion pour Fran­çois car ils se res­sem­blaient. Lui aus­si avait débar­qué dans cette petite ferme il y a cinq ans de cela sans rien y connaître ou presque. Au départ, il avait fait des études de droit et puis, ça ne lui plai­sait pas, il était deve­nu agri­cul­teur. » Le contact avec la terre, avec les choses, j’en avais vrai­ment besoin. C’est très ten­dance aujourd’­hui de reve­nir aux sources. » Ce fut la pre­mière de nom­breuses soi­rées où ils par­lèrent beau­coup d’a­gri­cul­ture, mais où le vin frais de Nico­las les emme­nait sou­vent vers d’autres ter­rains plus épicuriens.

Un jour, Nico­las emme­na Fran­çois dans son bureau au milieu duquel trô­nait un superbe écran plat d’or­di­na­teur. » Il faut que je te montre quelque chose ! « . Il cli­qua sur une icône repré­sen­tant un pay­san muni d’une fourche. Une grande fenêtre s’ou­vrit : SIM AGRI »

C’est une simu­la­tion ultra réa­liste d’a­gri­cul­ture. Tu incarnes un agri­cul­teur qui achète son pre­mier ter­rain et puis tu décides de ce que tu veux plan­ter, à quel moment, quel pes­ti­cide et quel engrais tu uti­lises. Il faut prendre contact avec tes clients et tes four­nis­seurs pour négo­cier les marges. Avec l’argent que tu gagnes, tu peux ache­ter de nou­veaux ter­rains et culti­ver de nou­velles espèces. Tu entres en concur­rence avec les autres agri­cul­teurs et tu peux même rache­ter leurs ter­rains. Quand tu deviens assez riche, tu achètes des usines d’a­groa­li­men­taires et même des maga­sins et des super­mar­chés si tu veux. Et à la fin, quand tu as tout conquis, tu a gagné ! » C’est un jeu très pre­nant, méfies-toi ! » Fran­çois regar­dait avec amu­se­ment les petits bon­hommes qui évo­luaient sur l’é­cran, condui­saient des trac­teurs et récol­taient du maïs. C’é­tait comme de petites four­mis de des­sin ani­mé avec une tête de Play­mo­bil, qui cour­raient der­rière l’é­cran. » C’est amu­sant, non ? Et on peut jouer en réseau. Je te le passe si tu veux. Et puis, ça t’ap­pren­dra plein de choses sur l’agriculture « .

C’est tout heu­reux que Fran­çois ren­tra chez lui ce soir-là pour ins­tal­ler son nou­veau jeu. Quelques minutes à peine lui suf­firent pour se retrou­ver à son tour devant le logo scin­tillant de SIM AGRI. Il se sen­tait comme un gamin : il prit pour pseu­do­nyme » Salo­cin « , se des­si­na le nez poin­tu et le men­ton car­ré, les che­veux rouges et les oreilles grandes ouvertes. Le voi­là à explo­rer les col­lines vir­tuelles et les champs de pixel pour y trou­ver la meilleur place : un petit coin d’ombre au creux d’une dépres­sion. Idéal pour le blé, la vigne et les vaches. Il construi­sit sa pre­mière ferme, ache­ta ses pre­miers engins, et toute cette acti­vi­té vir­tuelle l’a­me­na aux pre­mières lueurs de l’aube. Il s’en­dor­mit, les yeux rou­gis, et l’es­prit tout enfu­mé encore par ses longues heures de jeu.

Le len­de­main, il plan­ta ses pre­mières graines. Les réelles. Ses muscles lui tiraient à force de manœu­vrer le lourd trac­teur et son esprit se déro­bait, encore étour­di par la nuit blanche. Le soleil pesait lourd et l’air sen­tait la nature : il se lais­sa aller aux cahots du ter­rain et à cette tor­peur qui le pre­nait. Il but beau­coup et l’eau lui parut de l’or tant il avait soif. Jamais il ne s’é­tait sen­ti plus fati­gué, mais non plus si satis­fait. Chaque par­celle de son corps expri­mait cette fier­té que l’on tire du tra­vail bien fait. Il se regar­da dans le miroir. » Me voi­là un vrai agri­cul­teur ! Enfin ! « . Il se voyait tel qu’il avait tou­jours vou­lu être et le rêve qu’il fai­sait étant enfant s’é­tait enfin réa­li­sé. Il voyait devant lui le mon­sieur à la sueur per­lant que l’en­fant admi­rait jadis. La fatigue, le manque de som­meil, la cha­leur, tout lui don­nait l’im­pres­sion d’être encore dans le rêve qu’il fai­sait autrefois.

Les semaines pas­sèrent. Il conti­nua à plan­ter, à creu­ser, à tailler, à traire, et Nico­las l’ai­dait en tout. Il lui don­nait des conseils, lui refi­lait les tuyaux et lui prê­tait les choses qui lui man­quaient. Les pre­mières pousses de blé appa­rurent, les vaches étaient belles et grasses, les vignes don­naient des signes de renaissance.

Dans SIM AGRI aus­si, auquel Fran­çois jouait presque tous les soirs tant le jeu le pas­sion­nait, les blés blon­dis­saient et les vaches pais­saient. L’a­van­tage était que le temps y pas­sait plus vite et il s’y était déjà écou­lé trois ans. Son double, Salo­cin, avait déjà accu­mu­lé un sacré magot en reven­dant son blé, son vin et son lait, et il avait pu ache­ter un meilleur trac­teur, et même de nou­velles terres sur les­quelles il avait plan­té du maïs. L’é­té appro­chait à grands pas quand sur­vint un étrange évé­ne­ment. C’é­tait un soir de juin, il fai­sait bon et Fran­çois s’en­dor­mait devant sa télé­vi­sion, quand quel­qu’un frap­pa à la porte. Jamais per­sonne n’é­tait venu à cette heure. Sur­pris, un peu inquiet même, Fran­çois alla ouvrir : devant lui, un étrange per­son­nage à la mâchoire car­rée et aux che­veux roux. » Bon­soir Fran­çois, je suis Salo­cin, votre voi­sin. Je pas­sais dans le coin et me suis dit que je pour­rais venir vous dire bon­jour. Nous ne nous sommes pas encore vus, je crois, mais tout le monde parle de vous au village ! « .

Ne sachant que dire, Fran­çois fit ren­trer son mys­té­rieux invi­té et lui ser­vit une tasse de thé. Ils par­lèrent de tout et de n’im­porte quoi. L’é­trange rou­quin s’in­té­res­sait par­ti­cu­liè­re­ment à la qua­li­té du vin ou à la san­té des vaches, comme un ache­teur venu jau­gé l’ob­jet de ses envies, mais il ne dévoi­la rien de ses pos­sibles ambi­tions et s’en alla aus­si secrè­te­ment qu’il était arrivé.

Ce n’est que tard dans la nuit que Fran­çois remar­qua qu’il res­sem­blait très exac­te­ment à son double de SIM AGRI. Même tête car­ré de Play­mo­bil, mêmes che­veux rouges. Et il avait le même nom. » Ce n’est pas pos­sible, c’est une blague, ou un mau­vais rêve « . Et il ten­ta en vain de se ren­dor­mir. Il en par­la à Nico­las, qui n’a­vait jamais enten­du par­ler d’un » Salo­cin » du vil­lage. » Peut-être un rôdeur ? Ou quel­qu’un envoyé par un grand groupe ? « . Cha­cun espé­ra qu’a­vec le temps cet inquié­tant pré­sage fini­rait par s’es­tom­per des mémoires.

Mais tout ce bon­heur tour­na au drame.

Avec l’é­té vint le temps des pro­messes déçues. Il se mit à pleu­voir comme jamais : toute la récolte moi­sit ; la vigne attra­pa une mala­die qui aigrit les grains ; et les quo­tas lai­tiers firent chu­ter le prix du lait bien en des­sous du prix de revient. Il fal­lut vendre à perte ou ne rien vendre. Catas­trophe, car les créan­ciers comme des vau­tours rôdaient. Fran­çois se trou­va réduit à boire son vin aigre et à man­ger du pain de mau­vaise farine.

Seule échap­pa­toire, SIM AGRI, où tout lui sou­riait. Il venait de rache­ter trois nou­velles fermes pour diver­si­fier sa pro­duc­tion, d’in­ves­tir dans une usine de fabri­ca­tion de fro­mages et d’embaucher une dizaine d’ou­vriers. Les prix lai­tiers étaient au plus haut et les récoltes luxueuses, c’é­tait Byzance ! Une jouis­sance illu­soire pour jun­ky vir­tuel. L’au­tomne fut pire encore. Sai­son des déprimes. Tant de lettres de créan­ciers tom­baient que notre héros n’a­vait plus les timbres pour leur répondre. Un huis­sier vint même esti­mer ses biens, » des clo­pi­nettes, c’est vieux tout ça, ça ne vaut rien que le prix de la fer­raille et des pierres. « .

Pani­qué, Fran­çois fit le bilan : dans le meilleur des cas, des récoltes mira­cu­leuses pen­dant dix ans pour reve­nir à flot­tai­son. Son ave­nir, c’é­tait un orage gros et noir à l’ho­ri­zon. Ne man­qua pas de le frap­per une dépres­sion ner­veuse qui absor­ba toutes ses forces : l’hi­ver venu, il vécut reclus. SIM AGRI res­ta son seul contact avec l’ex­té­rieur : chat­ter, faire du com­merce vir­tuel et échan­ger avec des ava­tars, c’é­tait sa socié­té. Tota­le­ment fou de ce jeu, il y devint le meilleur joueur, pos­sé­dant tout ce que ce monde vir­tuel comp­tait. Tout sauf, une petite ferme qui lui résistait.

C’est à cette époque-là que Fran­çois reçut des pro­po­si­tions d’un gros pro­prié­taire ter­rien pour rache­ter son exploi­ta­tion. Cela aurait été si simple. Tous ses rêves d’en­fant, pfuit, envo­lés comme un bal­lon per­cé, et quoi ? Il gar­de­rait de toutes façons de telles amonts de dettes que tout ave­nir ne pou­vait être qu’un néant abso­lu­ment vide, une très lente mort. Refu­sant le déshon­neur et la des­truc­tion de son âme, il refu­sa, et dut subir de fortes pres­sions. Il se vit fer­mer la porte des ache­teurs en gros, des rumeurs cou­rurent sur son compte. Il finit par en perdre la san­té et à vivre avec un mal de crâne per­ma­nent sur lequel les méde­cins ne pou­vait mettre un nom.

Il errait chez lui, coma­teux, entre deux mondes. Ses seules forces, il les consa­crait à SIM AGRI, son remède. Là, il revi­vait. Là, il était un grand agri­cul­teur, comme il aurait dû l’être. Là, il était libre et tout sou­rire, la petite ferme de ses débuts était deve­nue sa rési­dence secon­daire, toute pleine de sou­ve­nirs et de pit­to­resque. Il ne man­quait pour par­faire son bon­heur que cette irré­duc­tible ferme : il ten­ta tout pour faire céder son pro­prié­taire. Tout, sans état d’âme. Plus il s’a­char­nait là à rache­ter cette ultime ferme, plus il s’é­chi­nait à pro­té­ger la sienne dans la réa­li­té, comme un ser­pent se mor­dant une queue virtuelle.

Au milieu de l’hi­ver, on le voyait pas­ser comme une ombre, épui­sé phy­si­que­ment, mora­le­ment, et l’es­prit com­plè­te­ment absor­bé par son jeu vidéo. Il ne dor­mait plus, et rêvait qu’il était dans le jeu. Réa­li­té et vir­tua­li­té se mêlaient dans sa conscience confuse. A quoi bon tout cela ? Un peu plus tôt, il avait appris qu’un agri­cul­teur du vil­lage s’é­tait sui­ci­dé, et depuis, l’i­dée du sui­cide ne le quit­tait plus. Elle rôdait sous son crâne comme un grillon dans une boîte. Fuir, par­tir, quit­ter ce monde, mettre fin à ces souf­frances, renon­cer à l’é­chec. Il effa­ce­rait tout, et pour­rait recom­men­cer. Sui­cide, sui­cide, tout son cœur était ten­du vers ces deux idées : gagner le jeu, quit­ter ce monde. Idées qui se mêlaient en un tour­billon infer­nal entraî­nant ses neurones.

Un jour, il prit une corde et se ren­dit dans l’é­ta­bli. Il fit la cou­lis­ser autour d’une poutre, la pas­sa à son cou et mon­ta sur un petit tabou­ret. » Est-ce pos­sible ? Est-ce réel ? « . Il était figé comme une sta­tue. Sou­dain, il enten­dit le télé­phone, et le répon­deur, la voix de Nico­las. » Je me suis sui­ci­dé. J’ai quit­té SIM AGRI. Il y a un type qui s’a­char­nait à vou­loir m’a­che­ter ma ferme. Je ne com­prends pas pour­quoi, j’en ai eu marre, j’ai quit­té le jeu.

» Fran­çois se rai­dit, il avait donc gagné le jeu ! Il prit la corde dans la main pour la reti­rer quand sur­git une ombre devant lui. Le même homme au visage de Play­mo­bil, qui s’é­tait fait appe­lé Salo­cin, se tenait devant lui.

Un sou­rire sar­do­nique fai­sait briller ses yeux. Il avan­ça en flot­tant. » Game over » Et pous­sa le tabou­ret. Qui bascula.

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