SIM AGRI Conte
Il y avait dans l’une des plus belles régions de France une petite place nichée au creux de collines où poussait le blé et où paissaient les vaches. Au milieu, il y avait une petite ferme de pierre qui avait été construite il y a bien longtemps. Et dans cette petite ferme, il y avait un jeune homme, presque un garçon, aux cheveux roux plein de fougue, le visage étrangement carré, qui se dressait fier et heureux. Il s’appelait François.
» Enfin chez moi ! »
Autour de lui s’étaient assoupis de vieux meubles de bois que le temps avaient vermoulu. Dehors, les champs l’entouraient : vers le Sud, un coteau recouvert de vignobles encore frigorifiés par l’hiver, vers le Nord et l’Ouest des terres retournées où poussera un blé d’or et vers l’Est des pâturages où des vaches endormies s’alanguissaient. Le jeune homme eut une pensée émue pour ce vieux paysan mort le mois dernier de maladie. Il l’avait connu, un peu, quand il était jeune et que sa mère l’emmenait en vacances se promener dans les champs.
Aujourd’hui, il avait tout ce que le vieux paysan avait possédé durant sa vie. La maison, les champs, les vignobles et les vaches. Il y avait derrière la maison une grange où se trouvaient pêle-mêle un tracteur, des machines agricoles et un trayeuse automatique. C’était le début du printemps et bientôt il pourrait planter, tailler, semer : il voyait déjà s’accumuler les tas de foin, les litres de lait et les tonneaux de vin.
Aussi loin qu’il pouvait s’en souvenir, il avait toujours rêvé d’être agriculteur. Cette vie, rude mais saine, il n’avait pu que l’imaginer, lors des brèves vacances passées chez ses grands parents tous les quatre agriculteurs ou dans les dictionnaires pour enfant. C’était une vocation à laquelle il ne pouvait donner ni raison ni origine. Et maintenant, tout était réel et il s’était mis à pleuvoir d’une pluie dorée.
Le voilà enfin agriculteur ! Planter, semer, regarder pousser, récolter, traire. Il avait vendu tous ses maigres biens et s’était beaucoup endetté pour acheter la ferme et ses alentours. La vraie vie commençait, l’unique !
Les premiers temps furent studieux. Il avait lu beaucoup de livres, mais cela ne remplace pas l’expérience. Il écrasa quelques vignes avec son tracteur, faillit se faire marcher dessus par des vaches affolées et renversa une bombonne d’insecticide sur son champ de blé.
Il commença à recevoir des courriers des impôts, des banquiers, du ministère de l’agriculture, de la Commission européenne, de la commune, de la coopération du lait, du grand fabricant de farine départementale et des caves viticoles régionales et il n’y comprenait goutte. Il se sentait complètement perdu au milieu de ces courriers qui lui parlaient une langue étrangère. Que leur dire et que faire ? Il se décida à rendre visite à son voisin, Nicolas, pour lui demander conseil. Celui-ci habitait à quelques kilomètres de là dans une petite ferme nichée elle-aussi au milieu d’une petite vallée. Il avait trente ans à peine mais paraissait beaucoup plus. François le connaissait pas sa mère. Il le reçut avec beaucoup d’égards et l’invita à partager son dîner. » Du fromage fait avec mon lait, du pain avec ma farine et du vin avec ma vigne ! Quoi de plus pour contenter un homme ? « .
Nicolas se prit d’affection pour François car ils se ressemblaient. Lui aussi avait débarqué dans cette petite ferme il y a cinq ans de cela sans rien y connaître ou presque. Au départ, il avait fait des études de droit et puis, ça ne lui plaisait pas, il était devenu agriculteur. » Le contact avec la terre, avec les choses, j’en avais vraiment besoin. C’est très tendance aujourd’hui de revenir aux sources. » Ce fut la première de nombreuses soirées où ils parlèrent beaucoup d’agriculture, mais où le vin frais de Nicolas les emmenait souvent vers d’autres terrains plus épicuriens.
Un jour, Nicolas emmena François dans son bureau au milieu duquel trônait un superbe écran plat d’ordinateur. » Il faut que je te montre quelque chose ! « . Il cliqua sur une icône représentant un paysan muni d’une fourche. Une grande fenêtre s’ouvrit : SIM AGRI »
C’est une simulation ultra réaliste d’agriculture. Tu incarnes un agriculteur qui achète son premier terrain et puis tu décides de ce que tu veux planter, à quel moment, quel pesticide et quel engrais tu utilises. Il faut prendre contact avec tes clients et tes fournisseurs pour négocier les marges. Avec l’argent que tu gagnes, tu peux acheter de nouveaux terrains et cultiver de nouvelles espèces. Tu entres en concurrence avec les autres agriculteurs et tu peux même racheter leurs terrains. Quand tu deviens assez riche, tu achètes des usines d’agroalimentaires et même des magasins et des supermarchés si tu veux. Et à la fin, quand tu as tout conquis, tu a gagné ! » C’est un jeu très prenant, méfies-toi ! » François regardait avec amusement les petits bonhommes qui évoluaient sur l’écran, conduisaient des tracteurs et récoltaient du maïs. C’était comme de petites fourmis de dessin animé avec une tête de Playmobil, qui courraient derrière l’écran. » C’est amusant, non ? Et on peut jouer en réseau. Je te le passe si tu veux. Et puis, ça t’apprendra plein de choses sur l’agriculture « .
C’est tout heureux que François rentra chez lui ce soir-là pour installer son nouveau jeu. Quelques minutes à peine lui suffirent pour se retrouver à son tour devant le logo scintillant de SIM AGRI. Il se sentait comme un gamin : il prit pour pseudonyme » Salocin « , se dessina le nez pointu et le menton carré, les cheveux rouges et les oreilles grandes ouvertes. Le voilà à explorer les collines virtuelles et les champs de pixel pour y trouver la meilleur place : un petit coin d’ombre au creux d’une dépression. Idéal pour le blé, la vigne et les vaches. Il construisit sa première ferme, acheta ses premiers engins, et toute cette activité virtuelle l’amena aux premières lueurs de l’aube. Il s’endormit, les yeux rougis, et l’esprit tout enfumé encore par ses longues heures de jeu.
Le lendemain, il planta ses premières graines. Les réelles. Ses muscles lui tiraient à force de manœuvrer le lourd tracteur et son esprit se dérobait, encore étourdi par la nuit blanche. Le soleil pesait lourd et l’air sentait la nature : il se laissa aller aux cahots du terrain et à cette torpeur qui le prenait. Il but beaucoup et l’eau lui parut de l’or tant il avait soif. Jamais il ne s’était senti plus fatigué, mais non plus si satisfait. Chaque parcelle de son corps exprimait cette fierté que l’on tire du travail bien fait. Il se regarda dans le miroir. » Me voilà un vrai agriculteur ! Enfin ! « . Il se voyait tel qu’il avait toujours voulu être et le rêve qu’il faisait étant enfant s’était enfin réalisé. Il voyait devant lui le monsieur à la sueur perlant que l’enfant admirait jadis. La fatigue, le manque de sommeil, la chaleur, tout lui donnait l’impression d’être encore dans le rêve qu’il faisait autrefois.
Les semaines passèrent. Il continua à planter, à creuser, à tailler, à traire, et Nicolas l’aidait en tout. Il lui donnait des conseils, lui refilait les tuyaux et lui prêtait les choses qui lui manquaient. Les premières pousses de blé apparurent, les vaches étaient belles et grasses, les vignes donnaient des signes de renaissance.
Dans SIM AGRI aussi, auquel François jouait presque tous les soirs tant le jeu le passionnait, les blés blondissaient et les vaches paissaient. L’avantage était que le temps y passait plus vite et il s’y était déjà écoulé trois ans. Son double, Salocin, avait déjà accumulé un sacré magot en revendant son blé, son vin et son lait, et il avait pu acheter un meilleur tracteur, et même de nouvelles terres sur lesquelles il avait planté du maïs. L’été approchait à grands pas quand survint un étrange événement. C’était un soir de juin, il faisait bon et François s’endormait devant sa télévision, quand quelqu’un frappa à la porte. Jamais personne n’était venu à cette heure. Surpris, un peu inquiet même, François alla ouvrir : devant lui, un étrange personnage à la mâchoire carrée et aux cheveux roux. » Bonsoir François, je suis Salocin, votre voisin. Je passais dans le coin et me suis dit que je pourrais venir vous dire bonjour. Nous ne nous sommes pas encore vus, je crois, mais tout le monde parle de vous au village ! « .
Ne sachant que dire, François fit rentrer son mystérieux invité et lui servit une tasse de thé. Ils parlèrent de tout et de n’importe quoi. L’étrange rouquin s’intéressait particulièrement à la qualité du vin ou à la santé des vaches, comme un acheteur venu jaugé l’objet de ses envies, mais il ne dévoila rien de ses possibles ambitions et s’en alla aussi secrètement qu’il était arrivé.
Ce n’est que tard dans la nuit que François remarqua qu’il ressemblait très exactement à son double de SIM AGRI. Même tête carré de Playmobil, mêmes cheveux rouges. Et il avait le même nom. » Ce n’est pas possible, c’est une blague, ou un mauvais rêve « . Et il tenta en vain de se rendormir. Il en parla à Nicolas, qui n’avait jamais entendu parler d’un » Salocin » du village. » Peut-être un rôdeur ? Ou quelqu’un envoyé par un grand groupe ? « . Chacun espéra qu’avec le temps cet inquiétant présage finirait par s’estomper des mémoires.
Mais tout ce bonheur tourna au drame.
Avec l’été vint le temps des promesses déçues. Il se mit à pleuvoir comme jamais : toute la récolte moisit ; la vigne attrapa une maladie qui aigrit les grains ; et les quotas laitiers firent chuter le prix du lait bien en dessous du prix de revient. Il fallut vendre à perte ou ne rien vendre. Catastrophe, car les créanciers comme des vautours rôdaient. François se trouva réduit à boire son vin aigre et à manger du pain de mauvaise farine.
Seule échappatoire, SIM AGRI, où tout lui souriait. Il venait de racheter trois nouvelles fermes pour diversifier sa production, d’investir dans une usine de fabrication de fromages et d’embaucher une dizaine d’ouvriers. Les prix laitiers étaient au plus haut et les récoltes luxueuses, c’était Byzance ! Une jouissance illusoire pour junky virtuel. L’automne fut pire encore. Saison des déprimes. Tant de lettres de créanciers tombaient que notre héros n’avait plus les timbres pour leur répondre. Un huissier vint même estimer ses biens, » des clopinettes, c’est vieux tout ça, ça ne vaut rien que le prix de la ferraille et des pierres. « .
Paniqué, François fit le bilan : dans le meilleur des cas, des récoltes miraculeuses pendant dix ans pour revenir à flottaison. Son avenir, c’était un orage gros et noir à l’horizon. Ne manqua pas de le frapper une dépression nerveuse qui absorba toutes ses forces : l’hiver venu, il vécut reclus. SIM AGRI resta son seul contact avec l’extérieur : chatter, faire du commerce virtuel et échanger avec des avatars, c’était sa société. Totalement fou de ce jeu, il y devint le meilleur joueur, possédant tout ce que ce monde virtuel comptait. Tout sauf, une petite ferme qui lui résistait.
C’est à cette époque-là que François reçut des propositions d’un gros propriétaire terrien pour racheter son exploitation. Cela aurait été si simple. Tous ses rêves d’enfant, pfuit, envolés comme un ballon percé, et quoi ? Il garderait de toutes façons de telles amonts de dettes que tout avenir ne pouvait être qu’un néant absolument vide, une très lente mort. Refusant le déshonneur et la destruction de son âme, il refusa, et dut subir de fortes pressions. Il se vit fermer la porte des acheteurs en gros, des rumeurs coururent sur son compte. Il finit par en perdre la santé et à vivre avec un mal de crâne permanent sur lequel les médecins ne pouvait mettre un nom.
Il errait chez lui, comateux, entre deux mondes. Ses seules forces, il les consacrait à SIM AGRI, son remède. Là, il revivait. Là, il était un grand agriculteur, comme il aurait dû l’être. Là, il était libre et tout sourire, la petite ferme de ses débuts était devenue sa résidence secondaire, toute pleine de souvenirs et de pittoresque. Il ne manquait pour parfaire son bonheur que cette irréductible ferme : il tenta tout pour faire céder son propriétaire. Tout, sans état d’âme. Plus il s’acharnait là à racheter cette ultime ferme, plus il s’échinait à protéger la sienne dans la réalité, comme un serpent se mordant une queue virtuelle.
Au milieu de l’hiver, on le voyait passer comme une ombre, épuisé physiquement, moralement, et l’esprit complètement absorbé par son jeu vidéo. Il ne dormait plus, et rêvait qu’il était dans le jeu. Réalité et virtualité se mêlaient dans sa conscience confuse. A quoi bon tout cela ? Un peu plus tôt, il avait appris qu’un agriculteur du village s’était suicidé, et depuis, l’idée du suicide ne le quittait plus. Elle rôdait sous son crâne comme un grillon dans une boîte. Fuir, partir, quitter ce monde, mettre fin à ces souffrances, renoncer à l’échec. Il effacerait tout, et pourrait recommencer. Suicide, suicide, tout son cœur était tendu vers ces deux idées : gagner le jeu, quitter ce monde. Idées qui se mêlaient en un tourbillon infernal entraînant ses neurones.
Un jour, il prit une corde et se rendit dans l’établi. Il fit la coulisser autour d’une poutre, la passa à son cou et monta sur un petit tabouret. » Est-ce possible ? Est-ce réel ? « . Il était figé comme une statue. Soudain, il entendit le téléphone, et le répondeur, la voix de Nicolas. » Je me suis suicidé. J’ai quitté SIM AGRI. Il y a un type qui s’acharnait à vouloir m’acheter ma ferme. Je ne comprends pas pourquoi, j’en ai eu marre, j’ai quitté le jeu.
» François se raidit, il avait donc gagné le jeu ! Il prit la corde dans la main pour la retirer quand surgit une ombre devant lui. Le même homme au visage de Playmobil, qui s’était fait appelé Salocin, se tenait devant lui.
Un sourire sardonique faisait briller ses yeux. Il avança en flottant. » Game over » Et poussa le tabouret. Qui bascula.