Simon Bernard (X 1794), Vauban du Nouveau Monde
La Jaune et la Rouge a présenté depuis le début de l’année deux « Vauban » du XIXe siècle liés à notre école : Haxo et Séré de Rivières. Le même auteur nous parle maintenant de Simon Bernard, un camarade de la même trempe, au parcours pour le moins original, plus célèbre outre-Atlantique que chez nous, qui mérite bien un détour HistoriX et une reconnaissance par notre communauté !
Né le 28 avril 1779 dans une famille très pauvre à Dole (Jura), intellectuellement très précoce, Simon Bernard intègre à l’âge de 15 ans en 1794 la première promotion de « l’École centrale des travaux publics », rebaptisée l’année suivante École polytechnique. Il la rejoint à pied, sac au dos et bâton ferré à la main, recueilli transi de froid et de fatigue par une Parisienne à laquelle il demandait l’emplacement de l’école ! Il en sort second et opte pour le génie avec une année d’école d’application à Metz.
Général d’Empire
Il se distingue dans l’armée du Rhin, est blessé à Mannheim, promu capitaine le 22 mars 1800. Il rejoint l’Italie, aide au franchissement du Mincio et participe à la bataille de Montebello, puis passe quelques années dans la réorganisation du génie dans l’Ouest. En 1805, il fournit un travail très remarqué de reconnaissance en Autriche, jusqu’à Vienne, montrant comment éviter les forts et points de résistance intermédiaires : il est promu chef de bataillon. Soucieux de l’épanouissement de son talent d’ingénieur, Napoléon l’affecte en Dalmatie où il est chargé de développer un réseau routier de Trieste à Raguse, dans des reliefs tourmentés. En 1809, il prend la direction des travaux d’Anvers avec des crédits substantiels car la cité doit devenir un arsenal-port militaire de première importance : Napoléon en inspection le remarque et le mute le lendemain comme aide de camp, avec le grade supérieur.
« Il prend part à la campagne de Saxe, Lützen puis Wurzen. »
Chevalier de la Légion d’honneur avec traitement en janvier 1812, confirmé dans son grade de colonel en janvier 1813, il prend part à la campagne de Saxe, Lützen le 2 mai puis Wurzen, mais se blesse sérieusement à la jambe le 16 août. Il est transporté à Torgau, promu officier de la Légion d’honneur en octobre 1813. Convalescent, il prend part à la défense de cette cité saxonne assiégée début 1814, d’une manière qui lui vaut le 22 mars 1814 d’être créé baron de l’Empire et promu général de brigade le lendemain.
Il se rallie à Louis XVIII, qui lui décerne en août la croix de Saint-Louis, et le ministre de la Guerre Clarke lui confie une importante mission de géodésie et de topographie. Mais lors des Cent-Jours il retrouve très vite Napoléon et participe à la bataille de Waterloo (il serait celui qui aurait dit à l’Empereur : « Sire, ce n’est pas Grouchy, c’est Blücher », ce qui sonna le glas de la confrontation). Il demande à accompagner Napoléon dans son exil, mais est refusé.
Un épanouissement américain
Suspect ipso facto pour le nouveau pouvoir qui lui enjoint de s’exiler à Dole, il refuse de servir le tsar qui l’a fait approcher et s’oriente vers les États-Unis. Grâce à l’entremise de La Fayette, il obtient non sans tractations le 2 septembre 1816 l’autorisation de servir dans l’armée américaine tout en restant dans le cadre du génie à son grade, forme de « mise en disponibilité » bien incongrue à l’époque. Le Congrès américain, le 29 avril, l’avait autorisé à servir comme « brigadier général » du Corps of Engineers.
Il s’embarque donc au Havre le 21 septembre avec son épouse bavaroise (Josepha von Lerchenfeld, d’Ingolstadt) et ses deux filles encore en bas âge, pour s’installer à Washington. En effet la guerre contre les Anglais en 1812–1814 avait montré les cruelles insuffisances des fortifications américaines et le manque de ressources en spécialistes, fort ressenti par le 4e président de la Fédération, James Madison.
Malgré l’hostilité affichée d’officiers américains, il place Simon Bernard, dès novembre 1816, à la tête du Board of Engineers for Fortifications, chargé d’établir un plan global de défense. Cela entraîne notre héros à multiplier les chevauchées en terrains quasi inconnus, peuplés d’Amérindiens « sauvages », et à y déployer ses qualités éminentes de « reconnaissance » puis de spécialiste en géodésie et topographie. Assez vite, la menace espagnole apparaît majeure dans le golfe du Mexique et donc renforcer les défenses de la Louisiane est une priorité. Il dresse avec minutie les premières cartes jamais établies dans certains secteurs du bas Mississippi.
“Simon Bernard est nommé en 1816 chef du
Board of Engineers for Fortifications américain.”
Son « rapport général » de fin décembre 1818 est approuvé le 25 février 1819 par James Monroe, le 5e président (1817−1825). Ce rapport s’intéresse aussi à la baie de Chesapeake entre Maryland et Virginie, avec ses 166 534 km2, 150 affluents, une longueur de 300 km et presque 50 km de large au Potomac, pour une faible profondeur. Il préconise d’en assurer la défense depuis la mer par deux grands forts dont il établit les plans puis supervise la réalisation : le Fort Monroe et le Fort Wool (sur une île artificielle).
À la même époque, il redéfinit le programme de West Point et dresse un projet d’École polytechnique américaine, tout en prenant une part active dans l’érection d’autres fortifications sur l’ensemble du territoire de la Fédération de l’époque. Quarante ans plus tard, 42 de ses 44 projets d’implantation alors préconisés auront été réalisés : une œuvre d’ingénieur du génie de niveau stratégique, digne de Vauban.
Des forts mais aussi des canaux
James Monroe donne en vue du développement économique une impulsion forte à l’édification de canaux, le symbole en étant le canal Érié dans l’État de New York. En raison de l’insuffisance quantitative d’ingénieurs civils, il prête aux États les ingénieurs militaires, sous l’impulsion ultérieure d’un Board of Engineers for Improvements installé le 31 mai 1824, dont Simon Bernard est le président, avec comme adjoint le colonel Joseph Totten.
Notre camarade prend ainsi une part considérable aux études puis à la réalisation d’un canal de la Chesapeake à l’Ohio (565 km, près de 400 écluses, un tunnel de 6 km sous les Alleghanys !), à celles du Delaware Breakwater (brise-lames pour mieux assurer la tranquillité des eaux de la baie), à celles d’un canal pour apporter le charbon du New Jersey à New York (avec le concours de Totten), à un projet de l’Ohio au Mississippi. Il récusera pour des raisons de coût et de complexité la construction d’un canal entre la Floride (tombée dans l’escarcelle américaine en 1822) et le golfe du Mexique.
« Il pressent l’intérêt du chemin de fer par rapport à celui du canal. »
Parallèlement, sur le plan routier, il avait réussi à proposer au Congrès le choix entre quatre tracés entre la capitale Washington et La Nouvelle-Orléans. Il pressent par ailleurs l’intérêt du chemin de fer par rapport à celui du canal. Cette dimension d’hydraulicien et d’ingénieur des Ponts et Chaussées est supérieure par son ampleur à celle du modèle Vauban, pour autant que la comparaison vaille.
Cette immense activité américaine de travaux publics, soubassement d’un essor économique puissant, s’atténue avec l’arrivée au pouvoir du 7e président, Andrew Jackson (John Quincy Adams après Monroe n’ayant accompli qu’un seul mandat entre 1825 et 1829), qui avait une conception restrictive de l’intervention fédérale en matière de travaux publics et donc une réticence au prêt d’ingénieurs militaires auprès d’États qui multipliaient les querelles sur les choix de travaux.
Une fin de carrière prestigieuse
Lassé des querelles politiciennes interférant dans ses chantiers, Simon Bernard apprend le rôle de La Fayette – avec lequel il a correspondu très régulièrement durant tout son séjour – dans l’établissement de la monarchie de Juillet, un nouveau régime qui lui plaît par opposition à la Restauration qu’il exècre, et il envisage de rentrer en France. Le 30 décembre 1830 Andrew Jackson le charge d’une mission « d’observateur » avec un congé de six mois, effectif le lendemain. À son retour, dès le 8 juillet 1831 il sollicite sa démission de l’armée américaine, qui est acceptée le lendemain par le président dans une lettre qui rend hommage à ses hautes qualités et à ses services.
Grâce à l’entregent de La Fayette il est nommé dès le 15 octobre lieutenant général et aide de camp du nouveau roi des Français Louis-Philippe. Il est ensuite appelé au comité des fortifications et nommé inspecteur du génie. Il prend ainsi une part active aux préparatifs de la rénovation du système de fortifications de Paris qui sera adopté en 1833. Pair de France en novembre 1834.
« Il prend une part active aux préparatifs de la rénovation
du système de fortifications de Paris. »
Toutefois c’est sur un couronnement ministériel que s’achève sa vie, avec une première nomination dans le « ministère des trois jours », du 10 au 18 novembre 1834. Il le sera de manière moins épisodique dans les deux ministères consécutifs du comte Molé, du 6 septembre 1836 au 31 mars 1839 (soit deux ans et demi). Son action s’y voulut exclusivement technicienne, se tenant éloignée de toute participation aux intrigues et factions politiques. Fin 1837, on lui doit ainsi des ordonnances sur le service de marche et des revues, sur celui de la solde puis sur l’avancement, en mars 1838.
À ses yeux, le ministère était une charge plus qu’une joie. À titre anecdotique, il souscrira à la proposition du directeur de l’X de radier pour manque de travail quelques élèves… dont son fils Charles Auguste « Columbus », né à Washington en 1820. Après le décès de son père, ce dernier se représentera et réussira le concours de 1840 !
Simon Bernard, grand-croix de la Légion d’honneur depuis le 9 mars 1839, décède d’un probable cancer du larynx le 5 novembre, à peine sexagénaire : le 8e président des États-Unis, Martin Van Buren (un démocrate qui ne pourra pas se représenter en raison de ses positions antiesclavagistes à la convention d’investiture), décrétera un deuil de trente jours pour les officiers américains, éclatant hommage à tout ce que Simon Bernard avait apporté à la jeune nation pendant près de quinze ans.
Cette rédaction doit beaucoup à l’article de M. Marc Gayda publié dans le numéro 38 de la revue Oisivetés de l’association Vauban, dont il est secrétaire général. M. Gayda est en outre délégué à l’IFC (International Fortress Council), dont il prendra l’année prochaine la présidence tournante.