Six personnages en quête d’auteur
Du Pirandello, mis en scène par Jorge Lavelli, joué par Michel Duchaussoy, c’est un peu intimidant pour le rédacteur de ces minces chroniques. Rassuré à la pensée qu’à part quelques oisifs bienveillants, personne ne les lit, il va quand même essayer, à propos des Six personnages en quête d’auteur, à l’Eldorado.
Saint-Exupéry qualifiait le théâtre de Pirandello de métaphysique pour concierges. De son côté, le P. Debray-Ritzen, chef du Service de psychiatrie infantile à Necker-Enfants malades, s’indignait un jour qu’un de ses internes ignorât jusqu’au nom de cet auteur.
Six personnages en quête d’auteur est assurément une méditation sur les métiers d’auteur dramatique et de comédien, sur les confusions entre réalité et illusion, entre vraisemblance et vérité, mais on peut aller plus avant. Et y trouver, comme dans tout le théâtre de Pirandello, une vision dramatique, dans tous les sens de cet adjectif, des troubles de la personnalité, de ces pathologies mentales qui rendent perceptible, jusqu’à l’insoutenable, le mystère de l’être et des rapports entre l’être et le croire être.
Pirandello ne traitait pas sans raison ces thèmes difficiles : son épouse souffrait de graves désordres psychiques, qui lui valurent des séjours en clinique. Il savait de quoi il parlait.
Or une métaphysique – pour concierges ou pour intellectuels, c’est tout un à mes yeux – peut être déviée par les malformations mentales de son concepteur. Dans le nominalisme de Guillaume d’Occam par exemple, un clinicien exercé discerne, paraît-il, la manifestation d’un désordre dans la perception des liens entre les mots et les choses signifiées, qui serait signe d’une tendance schizoïde, chez ce théologien. Existent d’autres cas de relation entre systèmes philosophiques et troubles de la perception mentale de leurs auteurs.
Mais ceci nous éloigne de la chronique théâtrale. Revenons‑y.
Il est sûr que Six personnages en quête d’auteur (1921), pourtant écrite à l’âge mûr – Pirandello, jusqu’alors auteur, comme Tchekov d’ailleurs, de nombreuses nouvelles, avait cinquante ans – contient des lourdeurs mélodramatiques, comme ce suicide d’enfant, rendu il est vrai par un magnifique jeu d’ombres chinoises, mais il y en a d’autres. Qu’on peut donc préférer des pièces plus dépouillées, telles que Chacun sa vérité, ou Henri IV.
Cette incantation onirique, d’un onirisme au bord du pathologique, a cependant de quoi tenter un metteur en scène. Ce fut le cas de Dullin, qui fit connaître la pièce en France, et à présent de Jorge Lavelli. Il la fait jouer sur la scène nue de l’Eldorado, où l’on voit les nappes de fils pendre des services : il s’agit en effet de nous montrer la répétition d’une pièce de théâtre.
Or voilà qu’au milieu des comédiens frivoles, de clair habillés, que houspille le directeur (D. Pinon) surgissent à l’improviste et en silence les six personnages en quête d’auteur, tout de noir vêtus, menés par le père (M. Duchaussoy). Ils ont une histoire à raconter, qui pourrait intéresser un auteur, que joueraient des comédiens.
Et le délire naît de ce rencontre entre des comédiens sans personnages et des personnages sans auteur capable de dire leur histoire, pourtant indicible parce que pleine d’une infinité d’absurdités qui n’ont même pas besoin de paraître vraisemblables car elles sont vraies.
Chacun pourtant la raconte à sa manière. Le père par bribes d’une apparente clarté mais pleines de réticences. La mère (M. Gleizer) avec des sanglots. La belle-fille (M. Zylberstein) de façon hystérique, tandis que le fils, autiste, refuse de se prêter au jeu et ne veut que se taire. Deux jeunes enfants les accompagnent, rencognés et muets.
Vous sortez de là transportés sans doute, mais désolés, comme on imagine qu’un interne en psychiatrie doit émerger de ses premières consultations. Surtout si, pareils à celui de Necker-Enfants malades, vous n’avez jamais encore affronté Pirandello.
Six personnages en quête d’auteur
Théâtre de l’Eldorado,
4, boulevard de Strasbourg, 75010 Paris.
Té1. : 01.42.38.07.54