Soixante-dix ans de création intellectuelle
En abordant les problèmes économiques avec des méthodes qui relèvent incontestablement de la Science, Maurice Allais a fait oeuvre de précurseur et a donné à l’économie des bases théoriques qui ont fait école. Cette approche rigoureuse a eu un autre mérite : celui de séduire toute une génération de brillants scientifiques qui ont poursuivi et amplifié cette oeuvre.
Un homme de granit
Dans mon autobiographie publiée en 2000 sous le titre Un homme de notre siècle, je trouve cette page que je n’hésite pas à citer car elle traduit peut-être plus fidèlement que je ne le ferais maintenant la présence de Maurice Allais : Depuis l’automne de 1951 où je fis sa connaissance, Maurice Allais n’a pas changé. Tel il était aux alentours de la quarantaine, professeur à l’École des mines de Paris, tel il reste à quatre-vingts ans, prix Nobel et membre de l’Institut. Comme si le temps n’avait eu de prise ni sur le corps, ni sur l’esprit.
Un homme hors du commun
Maurice Allais est mort à la veille de son centenaire que ses amis s’apprêtaient à fêter. Son activité intellectuelle n’avait commencé à faiblir que dans les tout derniers mois de sa vie. Parmi ses nombreux élèves, nous sommes quelques-uns, à cause de nos âges et de nos métiers, à avoir eu des relations avec lui pendant des décennies, une soixantaine d’années en ce qui me concerne.
Aussi, dans ce texte, écrit pour La Jaune et la Rouge au lendemain de sa disparition, je voudrais présenter l’homme et sa personnalité hors du commun, son oeuvre titanesque et quelques souvenirs qui font partie de ma mémoire.
On le sentait endurci par une foi inébranlable dans la science
Sans doute en a‑t-il conscience puisqu’il m’a dit un jour : « D’année en année, les étudiants paraissent plus jeunes. » Droit, économe de ses mouvements, le geste un tantinet raide, le menton relevé, le nez pointé vers le ciel, le cheveu en brosse, on le sentait opiniâtre, persévérant, endurci par une foi inébranlable dans la science et dans les constructions de sa pensée.
Son regard perçant, rieur ou dur, semblait se réduire à deux points lumineux cachés derrière des lunettes rondes tandis que le sourire bienveillant, méprisant ou moqueur dégageait les dents sans faire bouger le moindre muscle du visage. Un homme d’acier brûlant d’une passion froide.
Débats et conférences
Un économiste autodidacte
Il s’était fait lui-même pendant la fin des années trente et les jours de l’Occupation, lisant les grands économistes et utilisant en solitaire les outils mathématiques que lui avait légués l’École polytechnique. Avec ces matériaux, il avait construit sa cathédrale, une théorie d’ensemble de la microéconomie abordant avec rigueur le comportement des individus et des firmes, le fonctionnement des marchés et l’équilibre économique général.
À son premier livre, celui qui avait décidé de ma vocation, s’en était ajouté, en 1947, un second Économie et Intérêt publié par l’Imprimerie nationale, où il traitait de la monnaie et de la détermination des taux d’intérêt à court et à long terme.
Je le voyais fréquemment. Au cours, debout derrière un pupitre, dans un amphithéâtre à gradins assombri par une peinture grise qui étouffait la lumière pâle des verrières. Un cours cérébral, musclé, martelé sans effets oratoires et dont la cohérence pouvait paraître dogmatique.
Au premier étage d’un café de la place Saint-Sulpice où il avait organisé, un soir par mois avec Robert Courtin, un cercle de débats pour discuter, autour d’un conférencier, les problèmes économiques de l’heure (j’arrivais tôt pour être bien placé et posais rarement des questions par crainte de la bourde qui rendait ridicule – un handicap dont seul le temps m’a libéré, mais qui a parfois donné du poids à mes rares propos). Maurice Allais s’y révélait un contradicteur hétérodoxe et tenace, dont l’argumentation engendrait une sorte de gêne car la rigueur de ses déductions aboutissait à des conséquences qui troublaient sans convaincre et l’on cherchait sans y parvenir la faille dans le raisonnement.
Rencontres
Un commentateur politique
Il écrivait d’ailleurs abondamment sur tous les sujets de politique économique : de la gestion des entreprises nationales à l’ouverture du commerce extérieur, de la construction de l’Europe à la forme du système fiscal, de la conduite d’une dévaluation à la transformation du capitalisme.
Un autre soir, j’assistais au séminaire de théorie économique des Mines. J’y ai rencontré pour la première fois, autant qu’il m’en souvienne, les ingénieurs- économistes de ces années d’après-guerre : Pierre Massé, Roger Hutter, Henri Lavaill, Marcel Boiteux, Edmond Malinvaud. À mon retour des États-Unis en 1956, je devais au cours de plusieurs séances y présenter ma récolte d’outre-Atlantique. Restaient alors les rencontres en petit groupe ou en tête à tête, lorsqu’il me demandait de travailler sur ses idées ou que le lui remettais mes premiers essais.
Ces quelques lignes aident à comprendre que personne n’a jamais réussi à annexer Maurice Allais et que tous les mouvements de pensée comme certains libéraux (au sens économique du terme en français) qui crurent en faire un de leurs adeptes éprouvèrent de sérieuses déconvenues. L’homme n’était pas facile, mais sa fidélité, sa loyauté, son honnêteté, sa rectitude étaient exemplaires. Elles furent au service de son oeuvre, la grande aventure de sa vie.
Une œuvre immense
Désaccords
Un jour, un étrange débat nous y opposa, Maurice Allais et moi. Comme je lui disais : » Le point sur lequel nous sommes en désaccord… », il me coupa la parole : » Ce n’est pas moi qui suis en désaccord, mais vous. » Alors, Jean Ullmo se leva et fit cette simple remarque : » Monsieur, la relation de désaccord est réflexive… »
Décrire l’œuvre de Maurice Allais en quelques lignes impose de sérieuses simplifications. En excluant ses travaux en physique que je ne suis pas en état de juger mais auxquels il attachait beaucoup d’importance, ses contributions peuvent être divisées en deux grandes catégories, ses apports à la science économique et ses livres ou articles traitant principalement de politique économique.
[Dès le début de sa carrière] il avait écrit la contribution qui lui valut le prix Nobel en 1988. Il fut accepté avec un retard qu’expliquaient son humeur bourrue de sanglier, son refus de toute compromission, même honnête, son peu d’empressement à faire la tournée des séminaires, sa difficulté à parler l’anglais, son usage d’une langue exotique, le français.
Des apports essentiels
Maurice Allais s’attachait à la fois au développement rigoureux de ses modèles théoriques et à la mesure des phénomènes. Il était un scientifique beaucoup plus qu’un intellectuel. Son apport fut essentiel dans quatre domaines :
Personne n’a jamais réussi à annexer Maurice Allais
- les marchés et l’équilibre, d’À la recherche d’une discipline économique, écrit dans la solitude à Nantes pendant l’Occupation, à La Théorie des surplus, dont l’essentiel est repris dans le Traité d’économie pure,
– l’investissement, l’intérêt et la croissance, avec comme première publication Économie et Intérêt en 1948,
– le comportement en face d’incertitudes, domaine où il innova en lançant une grande enquête auprès d’individus supposés rationnels et en contestant, dès 1953, l’axiome dit d’indépendance des choix proposé par la majorité des théoriciens de la décision (ce qui donna naissance au « paradoxe d’Allais » maintenant pris en compte par la profession),
– la monnaie, avec des publications reprises dans le livre Fondements de la dynamique monétaire paru chez Clément Juglar en 1998 […] Ces travaux ne sont pas démentis par l’analyse que l’on peut faire de la crise conjoncturelle de 2008.
En dehors de ces grands axes, il faut citer sa plaquette sur les Fondements comptables de la macroéconomie.
Un marginal
Au début de sa carrière, Allais fut loin d’être reconnu. C’était l’époque où les attardés des années trente refusaient encore dans les pays latins toute mathématisation de l’économie. Un sacrilège qui, à leurs yeux, attentait presque à la nature libre d’un homme créé par Dieu.
C’était l’époque où les marxistes n’avaient que le droit de commenter leur Bible sous peine d’excommunication, c’était l’époque où les keynésiens traitaient d’art barbare tout ce que les économistes avaient construit auparavant.
Allais ? Un marginal doctrinaire perdu dans ses mathématiques.
Depuis 1901, le prix Nobel est décerné chaque année à Stockholm.
Politique économique et Europe
Allais et la monnaie
Son idée fondamentale était que l’origine des fluctuations économiques se situait dans les domaines monétaires et financiers avec le volume de crédits octroyé par les banques et le montant d’encaisses désirées par les ménages.
Presque aussi volumineuse que la première, la seconde partie de l’œuvre comprend, sous forme d’articles et de livres, des essais sur la politique économique et sur l’Europe. Les principaux sujets : le système fiscal et l’impôt sur le capital, la monnaie, la gestion des entreprises nationales, les échanges internationaux, la construction européenne…
Ces travaux ne sont pas démentis par l’analyse que l’on peut faire de la crise actuelle
Maurice Allais partait toujours des enseignements de la science économique et conduisait souvent le lecteur, à travers une suite de raisonnements solides, à une critique acerbe des politiques suivies, laissant ce dernier désemparé et contraint à l’une de ces trois attitudes : l’acceptation servile, le rejet sans appel ou une réflexion s’efforçant de dégager les raisons sociopolitiques pour lesquelles la thèse n’était pas réaliste dans les conditions du moment. En adoptant en général cette troisième voix, je profitais de ses analyses pour préciser mes propres opinions.
Comment ne pas penser aujourd’hui aux historiens de demain qui découvriront, en abordant cette seconde partie de l’oeuvre, un auteur qui a eu une réflexion originale et argumentée sur la plupart des problèmes économiques, sociaux et politiques de son temps ?
Inutile de dire que cette liberté d’esprit, à l’opposé de toute construction idéologique, lui valut pas mal d’ennemis et engendra la peur de lui confier certaines responsabilités, d’enseignement notamment.
Ce constat me conduit à évoquer certains souvenirs que l’on me pardonnera j’espère, mais c’est à cela que peuvent servir les descendants de la première génération.
Quelques souvenirs
En commençant ce paragraphe, je voudrais évoquer le souvenir de son épouse, aujourd’hui disparue. Affectueuse et bienveillante, économiste elle-même, elle l’assista dans ses travaux et contribua certainement à l’équilibre du trio formé avec leur fille unique.
Consécration tardive
Maurice Allais attendit longtemps une consécration en France. Une anecdote qui peut être racontée maintenant, car la plupart des participants ont disparu, concerne sa relation avec l’Académie des sciences morales et politiques. Cette noble institution, très conservatrice à l’époque, avait refusé de l’admettre parmi ses membres, mais changea d’avis à l’annonce de son prix Nobel. Maurice Allais devait seulement faire les visites protocolaires individuelles d’usage. Refus de Maurice Allais. Le compromis, difficilement trouvé, fut l’organisation d’un cocktail où les membres purent s’entretenir avec le candidat qu’ils allaient élire.
Le prix Nobel lui apparut comme la reconnaissance internationale que la France lui avait toujours refusée. Aussi a‑t-il décidé de léguer tous ses manuscrits à la Suède et je fus un jour invité à déjeuner avec sa femme et lui par l’ambassadeur de Suède qui souhaitait le remercier de ce don.
Je terminerai par deux souvenirs personnels. M’interrogeant à l’École polytechnique sur le choix du domaine que j’allais choisir : physique nucléaire ou science économique, je demandais à la bibliothèque de l’École son premier livre et découvris fasciné que l’on pouvait aborder les problèmes économiques avec des méthodes, certes spécifiques, mais qui relevaient de la Science. Aussi, mon premier vocabulaire d’économiste fut-il celui qu’il avait adopté, introduisant « satisfactions » et » rendement social » là où l’on parle aujourd’hui » d’utilités » et « d’optimum de Pareto ».
Après avoir écrit mon premier livre Technique économique et gestion industrielle, je le lui adressai en lui demandant une préface. Je reçus en retour un texte de trente-trois pages où il reprenait ses convictions théoriques. Maurice Allais était entièrement dans ces pages avec sa solidité, son inlassable désir de transmettre, et sa générosité profonde.