Sophie Germain X 1795 ? La femme cachée des maths
Voici la vraie histoire de Sophie Germain, une femme du XVIIIe siècle qui emprunta l’identité d’un homme afin d’assouvir sa passion : essayer de trouver une démonstration du grand théorème de Fermat.
Traduit de l’américain par Gilbert LAMBOLEY (50)
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Le théorème de Pythagore est associé à une des équations les mieux comprises en mathématiques :
a2 + b2 = c2
Il existe de nombreux entiers qui vérifient cette équation, par exemple :
32 + 42 = 52
Au XVIIe siècle, le mathématicien français Pierre de Fermat lança un défi aux futures générations de mathématiciens : démontrer qu’il n’existe pas de nombres entiers pour la suite des équations suivantes :
a3 + b3 = c3
a4 + b4 = c4
a5 + b5 = c5
a6 + b6 = c6
etc.
Bien que ces équations soient semblables à l’équation de Pythagore, le grand théorème de Fermat affirme que ces équations n’ont pas de solution. La difficulté de la démonstration tourne autour du fait qu’il existe une infinité de telles équations, et une infinité de valeurs possibles pour a, b et c. La démonstration doit prouver qu’il n’existe pas de solution parmi cette infinité d’infinis. Néanmoins, Fermat affirma qu’il détenait une démonstration. La démonstration ne fut jamais écrite, si bien que le défi fut de retrouver la démonstration du grand théorème de Fermat.
Monsieur Le Blanc
Au début du XIXe siècle, le grand théorème de Fermat s’était déjà imposé comme le problème le plus redoutable de la théorie des nombres. Il n’y eut pas d’avancée jusqu’à ce qu’une jeune femme française relance la recherche de la démonstration perdue de Fermat.
Sophie Germain est née le 1er avril 1776, fille d’un négociant, Ambroise François Germain. En dehors de son travail, sa vie fut dominée par les tourbillons de la Révolution française. L’année où elle se découvrit cet amour des nombres, la Bastille fut enlevée, et son étude de l’arithmétique fut assombrie par le règne de la Terreur.
Bien que son père ait réussi dans les affaires, les membres de la famille de Sophie n’appartenaient pas à l’aristocratie. Fut-elle née dans la haute société, que son étude des mathématiques eût pu être plus acceptable. Bien que les femmes de l’aristocratie ne fussent pas activement encouragées à l’étude des mathématiques, elles étaient supposées avoir une connaissance suffisante du sujet pour être capables de suivre, si ce sujet intervenait dans une conversation polie.
À cette fin, une série de livres avaient été écrits qui permettaient à la jeune femme de comprendre les derniers développements des mathématiques et des sciences. Francesco Algarotti était l’auteur d’une Philosophie d’Isaac Newton développée à l’usage des dames. Parce que Algarotti croyait que les femmes ne s’intéressaient qu’à la romance, il essayait d’expliquer les découvertes de Newton à travers le discours galant d’une marquise et de son interlocuteur. L’interlocuteur souligne la loi de l’inverse du carré des distances dans l’attraction gravitaire, tandis que la marquise donne sa propre interprétation de cette loi de la physique : “ Je ne puis m’empêcher de penser… que cette proportion des carrés des distances entre les lieux… soit observée même en amour. Ainsi, après huit jours d’absence, l’amour deviendrait 64 fois moins fort qu’il ne l’était le premier jour. ”
Il n’est pas surprenant que ce genre d’écrit n’ait été en rien responsable de l’intérêt de Sophie Germain pour les mathématiques. L’événement qui changea le cours de sa vie survint un jour où elle parcourait les livres de la bibliothèque de son père et où elle tomba sur le livre de Jean Étienne Montucla sur l’Histoire des Mathématiques. Le chapitre qui frappa son imagination était une étude de Montucla sur la vie d’Archimède. Sa narration des découvertes d’Archimède était sans nul doute intéressante, mais ce qui provoqua le plus sa fascination fut l’histoire qui entourait sa mort.
Archimède avait passé sa vie à Syracuse, étudiant les mathématiques dans une relative tranquillité, mais peu avant ses quatre-vingts ans, la paix vola en éclats suite à l’invasion de l’armée romaine. Selon la légende, pendant cette invasion, Archimède était tellement absorbé dans l’étude d’une figure géométrique tracée sur le sable qu’il ne put répondre à l’interrogation d’un soldat romain. Le résultat fut qu’il en mourut transpercé d’une lance.
Germain en conclut que si quelqu’un pouvait être assez passionné par un problème de géométrie pour que cela le conduise à la mort, alors les mathématiques devaient être le sujet le plus captivant au monde. Elle se mit immédiatement à l’étude des fondements du calcul et de la théorie des nombres, et bientôt, elle travailla tard dans la nuit, étudiant les travaux d’Euler et de Newton. Mais ce soudain intérêt pour un sujet si peu féminin causait du souci à ses parents et ils essayèrent désespérément de la détourner de sa passion. Un ami de la famille, le comte Guglielmo Libri-Carucci dalla Sommaja, écrivit comment le père de Sophie confisquait chandelles et vêtements et retirait tout chauffage afin de la décourager.
Quelques années plus tard, en Angleterre, la jeune mathématicienne Mary Sommerville voyait aussi ses chandelles confisquées par son père qui maintenait “ Que l’on devait mettre fin à cela, si l’on ne voulait pas retrouver Mary dans une camisole de force, l’un de ces jours. ” Quant à Germain, elle se défendait en entretenant une cache de chandelles et en s’enveloppant dans la literie. Libri-Carucci affirma que les nuits d’hiver étaient si glaciales que l’encre gelait dans l’encrier, mais Sophie continuait, impassible. Certains la décrivaient comme timide et gauche, mais elle avait sans nul doute une immense détermination. En fin de compte, ses parents se laissèrent fléchir et donnèrent leur bénédiction à Sophie.
Germain ne se maria jamais et tout au long de sa carrière son père soutint financièrement ses recherches et appuya ses efforts pour pénétrer dans la communauté des mathématiciens. Pendant des années, ce fut le seul encouragement qu’elle reçut. Il n’y avait pas de mathématicien dans la famille qui puisse lui apporter les plus récentes idées et ses instructeurs refusèrent de la prendre au sérieux.
En 1794, l’École polytechnique ouvrit ses portes à Paris. Elle fut fondée en tant qu’école d’excellence pour entraîner les mathématiciens et savants de la Nation. C’eût été une place idéale pour Germain dans le développement de son savoir mathématique, sauf que cette institution était réservée aux hommes. Sa timidité naturelle l’empêcha de se présenter au corps gouvernant l’école, si bien qu’au lieu de cela elle recourut à des études clandestines à l’école en empruntant l’identité d’un ancien élève de l’école, Monsieur Antoine Auguste Le Blanc.
L’administration ne sut pas que le vrai Monsieur Le Blanc avait quitté Paris et elle continua à imprimer des feuilles de cours et des problèmes pour lui. Germain s’arrangea pour obtenir ce qui était destiné à Le Blanc, et chaque semaine elle soumettait sous son nouveau pseudonyme ses réponses aux problèmes posés.
Tout se passait conformément à son plan jusqu’à ce que le directeur des études, Joseph Louis Lagrange, ne puisse plus ignorer la qualité des compositions de Monsieur Le Blanc. Non seulement les solutions de Monsieur Le Blanc étaient merveilleusement ingénieuses mais elles révélaient la remarquable métamorphose d’un élève qui avait auparavant acquis la notoriété d’un savoir mathématique au néant abyssal. Lagrange, qui était un des meilleurs mathématiciens du XIXe siècle, convoqua l’étudiant métamorphosé et Germain fut obligée de révéler sa véritable identité. Lagrange fut étonné et heureux de rencontrer la jeune femme et devint son mentor et son ami. Enfin Sophie Germain avait un professeur digne de l’inspirer, et avec qui elle put s’ouvrir de son savoir et de ses ambitions.
Germain prit de l’assurance et elle passa de la résolution des problèmes du programme des études à l’étude de champs inexplorés des mathématiques. Le fait plus important est qu’elle se prit d’intérêt pour la théorie des nombres et qu’inévitablement elle finit par entendre parler du grand théorème de Fermat. Elle travailla plusieurs années sur ce problème, atteignant à la fin le stade où elle estima avoir fait une importante percée. Elle avait besoin de discuter de ses idées avec un autre théoricien des nombres et elle décida d’aller droit au sommet et de consulter le plus grand théoricien au monde, le mathématicien allemand Carl Friedrich Gauss.
Gauss est largement reconnu comme le plus brillant mathématicien qui ait jamais existé. Germain avait d’abord eu connaissance de ses travaux à travers l’étude de sa pièce maîtresse Disquisitiones arithmeticae, la plus importante et la plus vaste analyse depuis les Éléments d’Euclide. Les travaux de Gauss influencèrent chaque domaine des mathématiques, mais assez étrangement, il ne publia rien sur le grand théorème de Fermat.
Dans certaine lettre, il montra même quelque mépris pour ce problème. Son ami, l’astronome allemand Heinrich Olbers, avait écrit à Gauss l’encourageant à concourir à un prix offert par l’Académie de Paris pour la solution du défi Fermat : “Il me semble, cher Gauss, que vous devriez vous occuper de cela. ” Deux semaines plus tard, Gauss répondait : “ Je vous suis très obligé de vos nouvelles concernant le prix de Paris. Mais j’avoue que j’éprouve très peu d’intérêt pour le grand théorème de Fermat qui est une proposition isolée, car je pourrais aisément proposer une multitude de telles propriétés qui ne pourraient être ni démontrées ni infirmées. ”
Gauss avait droit à son opinion, mais Fermat avait clairement affirmé qu’il existait une démonstration. Les historiens soupçonnent que, par le passé, Gauss aurait essayé et échoué à marquer quelque point sur le problème, et sa réponse à Olbers était tout simplement un cas de raisins verts intellectuels. Quoi qu’il en soit, quand il reçut les lettres de Germain, il fut suffisamment impressionné par sa percée pour qu’il oublie momentanément son attitude ambiguë envers le grand théorème de Fermat.
Germain avait adopté une nouvelle approche du problème dont le caractère était beaucoup plus général que celui des stratégies précédentes. Son but immédiat n’était pas de démontrer que l’une de ces équations n’avait pas de solution, mais de dire quelque chose à propos de plusieurs équations. Dans sa lettre à Gauss elle insistait sur un calcul qui se focalisait sur les équations pour lesquelles l’exposant n était égal à un type particulier de nombre premier.
Les nombres premiers sont ceux qui n’acceptent aucun diviseur. Par exemple, 11 est premier parce que 11 n’a pas de diviseur, c’est-à-dire qu’aucun nombre ne pourra diviser 11 sans laisser un reste (sauf 11 et 1). Par contre 12 n’est pas premier parce que plusieurs nombres divisent 12, tels que 2, 3, 4 et 6. Germain était intéressée par les nombres premiers p tels que 2p + 1 soit aussi un nombre premier. Ainsi, la liste des nombres premiers de Germain comprend 5 parce que 11 = 2 x 5 + 1 est aussi un nombre premier ; mais elle ne comprend pas 13 parce que 27 = 2 x 13 + 1 n’est pas premier.
Pour les nombres n égaux aux nombres premiers de Germain, elle pouvait démontrer qu’il n’y avait probablement pas de solution à l’équation : an + bn = cn.
Par “probablement” Germain voulait dire qu’il était apparemment invraisemblable qu’une solution existe, parce que, s’il y avait une solution, alors, soit a, soit b, soit c serait un multiple de n. Cela imposait une restriction serrée à toute solution. Ses pairs examinèrent sa liste de nombres premiers un à un, essayant de prouver que a, b ou c ne pouvait être un multiple de n, montrant ainsi que pour cette valeur particulière de n, il ne pouvait y avoir de solution.
Les travaux de Germain sur le grand théorème de Fermat furent sa plus grande contribution aux mathématiques, mais initialement, sa percée ne fut pas reconnue. Quand Germain écrivit à Gauss, elle avait encore moins de 30 ans, et, bien qu’elle eût acquis une certaine réputation à Paris, elle craignait que le grand homme ne la prenne pas au sérieux parce que femme. Afin de se protéger Germain recourut à nouveau à son pseudonyme, signant ses lettres du nom de Monsieur Le Blanc.
Sa crainte et son respect de Gauss apparaissent dans l’une de ses lettres : “ Malheureusement, la profondeur de mon intellect n’atteint pas la voracité de mon appétit, et je me trouve une sorte de témérité à déranger un homme de génie alors que je n’ai pas d’autre droit à son attention qu’une admiration nécessairement partagée par tous ses lecteurs. ” Gauss, qui ne se doutait pas de la véritable identité de son correspondant, voulut mettre Germain à l’aise et répondit : “ Je suis heureux que l’arithmétique ait trouvé en vous un ami si compétent. ”
La contribution de Germain aurait été à jamais attribuée à tort au mystérieux Monsieur Le Blanc sans l’empereur Napoléon. En 1806, Napoléon envahissait la Prusse et l’armée française fonçait à travers les villes allemandes, les unes après les autres. Germain eut peur que le même destin qui avait emporté Archimède ne soit fatal à son autre grand héros qu’était Gauss ; aussi envoya-t-elle un message à son ami, le général Joseph Marie Pernety, lui demandant de garantir la sécurité de Gauss. Le général n’était pas un scientifique, mais malgré tout, il connaissait l’existence du plus grand mathématicien du monde, et, comme on le lui demandait, il prit un soin particulier de Gauss, expliquant à ce dernier qu’il devait sa vie à Mademoiselle Germain. Gauss fut reconnaissant mais surpris, car il n’avait jamais entendu parler de Sophie Germain.
La partie était terminée. Dans la lettre suivante de Germain à Gauss, elle révéla à contrecoeur sa véritable identité. Loin d’être furieux et déçu, Gauss lui répondit avec joie :
Mais comment vous décrire mon admiration et mon étonnement à voir mon estimé correspondant Monsieur Le Blanc se métamorphoser en cet illustre personnage qui donne un si brillant exemple de ce que j’aurais trouvé difficile à croire. Un tel goût des sciences abstraites en général et par-dessus tout des mystérieux nombres premiers est excessivement rare ; on ne s’en étonne pas ; les charmes enchanteurs de cette science sublime ne se révèlent qu’à ceux qui ont le courage de s’y plonger profondément. Mais quand une personne du sexe qui, selon nos coutumes et préjugés, doit rencontrer infiniment plus de difficultés que les hommes à se familiariser avec ces épineuses recherches, quand cette personne réussit cependant à surmonter ces obstacles et à pénétrer leurs côtés les plus obscurs, alors sans aucun doute, elle doit avoir le plus noble des courages, des talents tout à fait extraordinaires et un génie supérieur.
La correspondance de Sophie Germain avec Carl Gauss inspira beaucoup de son travail ultérieur mais, en 1808, leurs relations connurent une fin abrupte. Gauss avait été nommé professeur d’astronomie à l’université de Göttingen ; son intérêt se reporta de la théorie des nombres vers des mathématiques plus appliquées, et il ne se soucia plus de répondre aux lettres de Germain. Sans son mentor, la confiance de cette dernière commença à s’évanouir et en une année elle abandonna les mathématiques pures.
Bien qu’elle ne produisît plus d’autre contribution à la démonstration du grand théorème de Fermat, d’autres devaient construire à partir de son travail. Elle avait ouvert l’espoir que l’on puisse s’attaquer à ces équations dans lesquelles n est égal à un nombre premier de Germain ; cependant les valeurs restantes de n restaient intraitables.
Après Fermat, Germain s’embarqua dans une carrière mouvementée de physicienne, une discipline dans laquelle elle devait à nouveau réussir à se confronter aux préjugés du sérail (establishment). Sa plus importante contribution fut son Mémoire sur les vibrations des plaques élastiques, une publication de pénétration brillante qui devait jeter les bases de la théorie moderne de l’élasticité.
Pour résultat de son travail sur le grand théorème de Fermat, elle reçut une médaille de l’Institut de France et devint la première femme, qui ne soit pas la femme d’un académicien, à assister aux conférences de l’Académie des sciences. Puis, vers la fin de sa vie, elle rétablit ses relations avec Carl Gauss, qui convainquit l’université de Göttingen, de lui accorder un grade honoraire de cette université. Tragiquement, avant que l’université pût lui en octroyer l’honneur, Sophie Germain mourut d’un cancer du sein.
H. J. Mozans, historien et auteur de Femmes dans la Science, dit de Germain, en 1913 :
Toutes choses bien pesées, elle fut probablement la femme douée de l’intellect le plus profond que la France ait jamais produite. Et pourtant, aussi étrange qu’il puisse paraître, quand l’officier d’état civil vint à établir son certificat de décès, il la désigna en tant que “ rentière-annuitante ” (femme célibataire sans profession) et non pas en tant que “ mathématicienne ”. Et ce n’est pas tout. Quand la tour Eiffel fut érigée, furent inscrits sur cette structure altière les noms de soixantedouze savants. Mais on ne trouvera pas sur cette liste le nom de cette enfant du génie, dont les recherches ont tant contribué à l’élaboration de la théorie de l’élasticité des métaux… Sophie Germain. Fut-elle exclue de cette liste pour la simple raison qu’elle était inéligible à l’Académie française… parce qu’elle était une femme ? Si, en vérité, tel fut le cas, honte à ceux qui furent responsables d’une telle ingratitude envers quelqu’un qui avait si bien servi la science, et qui par ses travaux avait conquis une enviable place au panthéon de la gloire.
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Traduit par Gilbert LAMBOLEY (50), le 22 mars 2004, à partir de :
www.pbs.org/wgbh/nova/proof/germain.html
Nota : les traductions de traductions devraient être remplacées par les textes originaux dont je ne dispose pas.
Illustration : Sophie Germain, while memorialized today as a luminary in the history of mathematics, was relatively unrecognized in her own day.
Photo credit : Archives de l’Academie des Sciences