S’organiser pour innover

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°608 Octobre 2005Par Grégory GARNIER (94)Par Vincent ROUXEL (68)

Pour faire éclore l’in­no­va­tion, la créa­ti­vi­té ne suf­fit pas : les bonnes idées ne vont pas au mar­ché toutes seules. Les entre­prises qui réus­sissent à renou­ve­ler et à étendre leur offre s’ap­puient sur des orga­ni­sa­tions adap­tées per­met­tant de gérer les ten­sions iné­luc­tables entre les besoins des déve­lop­peurs d’a­voir les cou­dées franches et la néces­si­té de coopé­ra­tion avec les opérationnels.
Une com­pré­hen­sion claire des dif­fé­rents modèles d’in­no­va­tion per­met­tra aux diri­geants de mettre en place les struc­tures et pro­ces­sus appropriés.

Pour res­ter com­pé­ti­tives, les entre­prises doivent en per­ma­nence renou­ve­ler leur offre. Une étude récente de Bain & Com­pa­ny a mon­tré que sur deux cent cin­quante- huit entre­prises mul­ti­na­tio­nales trois sur quatre s’in­quiètent du rac­cour­cis­se­ment rapide des cycles de vie des pro­duits et trois sur cinq s’a­larment de l’é­mer­gence de nou­veaux concur­rents à l’é­chelle mon­diale obli­geant à accé­lé­rer le renou­vel­le­ment de leur offre. La parade, un flux récur­rent d’in­no­va­tions, ne se met pas en place facilement.

Les théo­ri­ciens opposent clas­si­que­ment deux modèles extrêmes : rup­ture ou amé­lio­ra­tion conti­nue. Le pre­mier, rare et ris­qué, bou­le­verse un mar­ché en chan­geant la donne à la fois pour les clients et pour l’en­tre­prise. Au contraire, l’in­no­va­tion incré­men­tale consiste à intro­duire de menues amé­lio­ra­tions qui, sans chan­ger fon­da­men­ta­le­ment les habi­tudes du client ou la chaîne de valeur du sec­teur, per­mettent à l’en­tre­prise de ren­for­cer son attractivité.

Entre le grand écart et les petits pas, d’autres voies d’in­no­va­tion ren­table et durable existent-elles ? Oui : la majo­ri­té des inno­va­tions ne sont pas le fruit de coups de génie ou de mar­ke­ting, mais découlent d’une recherche sys­té­ma­tique de pro­grès et d’ex­ten­sion à par­tir de la clien­tèle ou des exper­tises exis­tantes. Ces inno­va­tions sont dites » adja­centes » parce qu’elles sont proches de l’exis­tant tout en appor­tant une dimen­sion nou­velle. Pour atteindre le plein poten­tiel de crois­sance par l’in­no­va­tion, il convient de com­bi­ner plu­sieurs approches. Encore faut-il que la culture et l’or­ga­ni­sa­tion de l’en­tre­prise soient adaptées.

Trouver ses marques dans les différentes voies d’innovation

Deux dimen­sions per­mettent de défi­nir des modèles d’in­no­va­tion dif­fé­rents : le degré de nou­veau­té pour le mar­ché, et le degré de nou­veau­té pour l’entreprise.

Ces deux dimen­sions de nou­veau­té dis­tinguent quatre modèles d’in­no­va­tion, les deux extrêmes (rup­ture et inno­va­tion incré­men­tale) font l’ob­jet d’une abon­dante littérature.

Les modèles » d’ad­ja­cence « , moins débat­tus, sont de deux types selon que l’in­no­va­tion pro­vienne d’un bond en avant de l’offre pour satis­faire les mêmes besoins des clients ou qu’elle s’a­dresse à de nou­veaux besoins ou clients à par­tir de moyens et exper­tises exis­tants de l’entreprise.

Un bond en avant de l’offre, pour les mêmes clients et besoins

L’en­tre­prise opère un saut qua­li­ta­tif, l’offre aug­men­tant signi­fi­ca­ti­ve­ment en per­for­mance, en valeur pour le client pour satis­faire les mêmes usages.

Une telle inno­va­tion néces­site des chan­ge­ments sub­stan­tiels dans les moyens de réa­li­sa­tion et » can­ni­ba­lise » en géné­ral l’offre existante.

La sor­tie de la géné­ra­tion du pro­ces­seur Pen­tium a consti­tué pour Intel un immense pari : aug­men­ta­tion signi­fi­ca­tive de la vitesse et de la puis­sance du pro­ces­seur en tri­plant le nombre de tran­sis­tors sur la puce. Cette inno­va­tion a néces­si­té des inves­tis­se­ments mas­sifs dans l’ap­pa­reil de pro­duc­tion et a ren­du obso­lètes les lignes exis­tantes. Mais le Pen­tium a per­mis à toute l’in­dus­trie aval de pro­gres­ser et a ren­for­cé le lea­der­ship d’Intel.

Le second enca­dré illustre la suc­ces­sion d’in­no­va­tions dans la musique nomade. À la fin des années soixante-dix, Akio Mori­ta, pré­sident fon­da­teur de Sony, demande à ses ingé­nieurs de conce­voir un appa­reil por­ta­tif per­met­tant d’é­cou­ter sa musique pré­fé­rée pen­dant ses par­ties de golf : le Walk­man était né, exemple de rup­ture avec l’exis­tant. Près de dix ans plus tard, le bala­deur CD a répon­du au même usage avec un saut qua­li­ta­tif, exemple d’in­no­va­tion adja­cente tech­nique. Le bala­deur à disque dur fut en 2002 une nou­velle » adja­cence » tech­nique. Enfin la sor­tie en 2004 du » mini iPod » est une illus­tra­tion » d’ad­ja­cence » de clien­tèle, son prix modé­ré, à par­tir des mêmes tech­no­lo­gies, per­met de déve­lop­per une nou­velle clien­tèle, à bud­get plus modeste, comme celle des adolescents.

Un changement mineur pour l’entreprise permettant de servir une nouvelle clientèle

Sur le mar­ché des adhé­sifs, 3M déve­loppe des pro­duits tou­jours plus per­for­mants. Que faire quand la R & D débouche sur une » mau­vaise colle » ? Le Post-it en a été le fruit.

3M est res­té dans son métier de base, l’en­duc­tion d’adhé­sif, mais a inven­té un nou­vel usage rapi­de­ment plé­bis­ci­té par le public, exemple de déve­lop­pe­ment par » adja­cence » de marché.

Quels modèles d’organisation pour l’innovation ?

Cha­cun des modèles d’in­no­va­tion requiert des prin­cipes orga­ni­sa­tion­nels dis­tincts. L’in­no­va­tion incré­men­tale repose tota­le­ment sur les opé­ra­tion­nels de chaque centre de pro­fits. À l’op­po­sé, l’in­no­va­tion de rup­ture néces­site une grande auto­no­mie d’é­quipes de déve­lop­pe­ment cen­trales indé­pen­dam­ment des acti­vi­tés existantes.

Faire éclore les innovations adjacentes par la coopération entre développeurs et opérationnels

Les inno­va­tions par » adja­cence » sont les plus com­plexes à faire éclore car elles néces­sitent de sus­ci­ter des ini­tia­tives indé­pen­dantes de l’exis­tant, et de for­cer ensuite une coopé­ra­tion étroite des déve­lop­peurs avec les opé­ra­tion­nels de l’ac­ti­vi­té concernée.

Chez Intel, les diri­geants décrivent leur pro­ces­sus de déve­lop­pe­ment comme une créo­sote, arbuste qui émet un poi­son tuant toute végé­ta­tion voi­sine : la constante mon­tée en gamme des pro­ces­seurs est une obses­sion et les pousses d’in­no­va­tion incré­men­tale ont du mal à voir le jour alors qu’elles contri­buent à ren­ta­bi­li­ser les inves­tis­se­ments colos­saux du déve­lop­pe­ment d’une nou­velle géné­ra­tion. Le mana­ge­ment doit donc mettre en place des pro­ces­sus d’in­ci­ta­tion pour encou­ra­ger les opé­ra­tion­nels à mul­ti­plier les inno­va­tions incrémentales.

L’é­clo­sion des dif­fé­rents modèles d’in­no­va­tion n’est pas spon­ta­née. Elle néces­site une culture irri­guant toute l’entreprise.

Ain­si chez 3M, qui pos­sède une longue tra­di­tion d’in­no­va­tion (le Post-it, mais aus­si le ruban de Scotch, le Scotch-brite…), les pro­ces­sus de déve­lop­pe­ment ont été remis à plat en 2001 à l’ar­ri­vée du nou­veau PDG McNer­ney. L’en­jeu a consis­té à sys­té­ma­ti­ser ce qui jusque-là n’é­tait que des ren­contres for­tuites entre des inven­teurs » Trou­ve­tout » et des opé­ra­tion­nels. Et aus­si d’in­suf­fler aux déve­lop­peurs le sou­ci du pro­fit, de l’in­ven­tion qui débouche sur un pro­duit com­mer­cia­li­sable. Le pro­gramme Accé­lé­ra­tion 3M vise à dyna­mi­ser l’in­no­va­tion et rac­cour­cir son délai de mise sur le mar­ché. Enfin il a été ins­ti­tué un par­rai­nage prio­ri­taire au niveau du Groupe pour les idées por­teuses d’un chiffre d’af­faires poten­tiel de 100 mil­lions de dol­lars par an. Tout en conser­vant une grande auto­no­mie aux déve­lop­peurs, le Groupe entend ren­for­cer leurs inter­ac­tions avec les opé­ra­tion­nels pour faire éclore les » adja­cences « . Ain­si même les entre­prises les plus per­for­mantes selon l’un des modèles d’in­no­va­tion peuvent com­plé­ter leurs pro­ces­sus pour favo­ri­ser l’é­clo­sion des autres modèles.

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