S’organiser pour innover
Pour faire éclore l’innovation, la créativité ne suffit pas : les bonnes idées ne vont pas au marché toutes seules. Les entreprises qui réussissent à renouveler et à étendre leur offre s’appuient sur des organisations adaptées permettant de gérer les tensions inéluctables entre les besoins des développeurs d’avoir les coudées franches et la nécessité de coopération avec les opérationnels.
Une compréhension claire des différents modèles d’innovation permettra aux dirigeants de mettre en place les structures et processus appropriés.
Pour rester compétitives, les entreprises doivent en permanence renouveler leur offre. Une étude récente de Bain & Company a montré que sur deux cent cinquante- huit entreprises multinationales trois sur quatre s’inquiètent du raccourcissement rapide des cycles de vie des produits et trois sur cinq s’alarment de l’émergence de nouveaux concurrents à l’échelle mondiale obligeant à accélérer le renouvellement de leur offre. La parade, un flux récurrent d’innovations, ne se met pas en place facilement.
Les théoriciens opposent classiquement deux modèles extrêmes : rupture ou amélioration continue. Le premier, rare et risqué, bouleverse un marché en changeant la donne à la fois pour les clients et pour l’entreprise. Au contraire, l’innovation incrémentale consiste à introduire de menues améliorations qui, sans changer fondamentalement les habitudes du client ou la chaîne de valeur du secteur, permettent à l’entreprise de renforcer son attractivité.
Entre le grand écart et les petits pas, d’autres voies d’innovation rentable et durable existent-elles ? Oui : la majorité des innovations ne sont pas le fruit de coups de génie ou de marketing, mais découlent d’une recherche systématique de progrès et d’extension à partir de la clientèle ou des expertises existantes. Ces innovations sont dites » adjacentes » parce qu’elles sont proches de l’existant tout en apportant une dimension nouvelle. Pour atteindre le plein potentiel de croissance par l’innovation, il convient de combiner plusieurs approches. Encore faut-il que la culture et l’organisation de l’entreprise soient adaptées.
Trouver ses marques dans les différentes voies d’innovation
Deux dimensions permettent de définir des modèles d’innovation différents : le degré de nouveauté pour le marché, et le degré de nouveauté pour l’entreprise.
Ces deux dimensions de nouveauté distinguent quatre modèles d’innovation, les deux extrêmes (rupture et innovation incrémentale) font l’objet d’une abondante littérature.
Les modèles » d’adjacence « , moins débattus, sont de deux types selon que l’innovation provienne d’un bond en avant de l’offre pour satisfaire les mêmes besoins des clients ou qu’elle s’adresse à de nouveaux besoins ou clients à partir de moyens et expertises existants de l’entreprise.
Un bond en avant de l’offre, pour les mêmes clients et besoins
L’entreprise opère un saut qualitatif, l’offre augmentant significativement en performance, en valeur pour le client pour satisfaire les mêmes usages.
Une telle innovation nécessite des changements substantiels dans les moyens de réalisation et » cannibalise » en général l’offre existante.
La sortie de la génération du processeur Pentium a constitué pour Intel un immense pari : augmentation significative de la vitesse et de la puissance du processeur en triplant le nombre de transistors sur la puce. Cette innovation a nécessité des investissements massifs dans l’appareil de production et a rendu obsolètes les lignes existantes. Mais le Pentium a permis à toute l’industrie aval de progresser et a renforcé le leadership d’Intel.
Le second encadré illustre la succession d’innovations dans la musique nomade. À la fin des années soixante-dix, Akio Morita, président fondateur de Sony, demande à ses ingénieurs de concevoir un appareil portatif permettant d’écouter sa musique préférée pendant ses parties de golf : le Walkman était né, exemple de rupture avec l’existant. Près de dix ans plus tard, le baladeur CD a répondu au même usage avec un saut qualitatif, exemple d’innovation adjacente technique. Le baladeur à disque dur fut en 2002 une nouvelle » adjacence » technique. Enfin la sortie en 2004 du » mini iPod » est une illustration » d’adjacence » de clientèle, son prix modéré, à partir des mêmes technologies, permet de développer une nouvelle clientèle, à budget plus modeste, comme celle des adolescents.
Un changement mineur pour l’entreprise permettant de servir une nouvelle clientèle
Sur le marché des adhésifs, 3M développe des produits toujours plus performants. Que faire quand la R & D débouche sur une » mauvaise colle » ? Le Post-it en a été le fruit.
3M est resté dans son métier de base, l’enduction d’adhésif, mais a inventé un nouvel usage rapidement plébiscité par le public, exemple de développement par » adjacence » de marché.
Quels modèles d’organisation pour l’innovation ?
Chacun des modèles d’innovation requiert des principes organisationnels distincts. L’innovation incrémentale repose totalement sur les opérationnels de chaque centre de profits. À l’opposé, l’innovation de rupture nécessite une grande autonomie d’équipes de développement centrales indépendamment des activités existantes.
Faire éclore les innovations adjacentes par la coopération entre développeurs et opérationnels
Les innovations par » adjacence » sont les plus complexes à faire éclore car elles nécessitent de susciter des initiatives indépendantes de l’existant, et de forcer ensuite une coopération étroite des développeurs avec les opérationnels de l’activité concernée.
Chez Intel, les dirigeants décrivent leur processus de développement comme une créosote, arbuste qui émet un poison tuant toute végétation voisine : la constante montée en gamme des processeurs est une obsession et les pousses d’innovation incrémentale ont du mal à voir le jour alors qu’elles contribuent à rentabiliser les investissements colossaux du développement d’une nouvelle génération. Le management doit donc mettre en place des processus d’incitation pour encourager les opérationnels à multiplier les innovations incrémentales.
L’éclosion des différents modèles d’innovation n’est pas spontanée. Elle nécessite une culture irriguant toute l’entreprise.
Ainsi chez 3M, qui possède une longue tradition d’innovation (le Post-it, mais aussi le ruban de Scotch, le Scotch-brite…), les processus de développement ont été remis à plat en 2001 à l’arrivée du nouveau PDG McNerney. L’enjeu a consisté à systématiser ce qui jusque-là n’était que des rencontres fortuites entre des inventeurs » Trouvetout » et des opérationnels. Et aussi d’insuffler aux développeurs le souci du profit, de l’invention qui débouche sur un produit commercialisable. Le programme Accélération 3M vise à dynamiser l’innovation et raccourcir son délai de mise sur le marché. Enfin il a été institué un parrainage prioritaire au niveau du Groupe pour les idées porteuses d’un chiffre d’affaires potentiel de 100 millions de dollars par an. Tout en conservant une grande autonomie aux développeurs, le Groupe entend renforcer leurs interactions avec les opérationnels pour faire éclore les » adjacences « . Ainsi même les entreprises les plus performantes selon l’un des modèles d’innovation peuvent compléter leurs processus pour favoriser l’éclosion des autres modèles.