Sortir du colonialisme numérique
La révolution numérique est riche de promesses mais aussi de menaces, dont le colonialisme numérique est sans doute la plus lourde. Pour la combattre, il est essentiel de mobiliser toutes nos forces vives et en particulier nos ingénieurs qui ont là l’occasion de se montrer les héritiers des grands entrepreneurs et hauts dirigeants qui ont marqué notre histoire dans les siècles passés.
La Compagnie anglaise des Indes orientales mena dans certains pays
la politique de l’Angleterre.
Les politiques du passé peuvent éclairer le présent. La Compagnie anglaise des Indes orientales dotée d’un statut et même d’une armée privés mena dans certains pays la politique de l’Angleterre. Elle garantissait ainsi militairement le pouvoir de chefs indigènes grassement payés pour administrer à son profit indirect, mais sans autres frais, les peuples colonisés. En France, Jules Ferry déclarait dans un discours à l’Assemblée : « Les races supérieures, c’est-à-dire les sociétés occidentales parvenues à un haut degré de développement technique, scientifique et moral, ont à la fois des droits et des devoirs à l’égard des races inférieures. » Le président Obama a repris ces idées sous une forme moderne : les « inférieurs » doivent reconnaître que c’est pour leur bien que la colonisation numérique est instituée. Ces références expliquent la qualification de « coloniale » pour la situation actuelle dans le numérique.
Le Sénat français a consacré le terme « colonialisme numérique » pour qualifier la situation d’exploitation que subissent les pays européens de la part des acteurs dominants du numérique dans deux de ses rapports. Le président Obama en a fait la promotion la plus explicite par sa réaction à un vote du Parlement européen sur les abus de position dominante de Google : « Nous avons possédé Internet. Nos sociétés l’ont créé, agrandi, perfectionné de façon à ce que [les concurrents] ne puissent pas rivaliser. Et souvent ce qui est présenté comme de nobles positions est juste conçu pour défendre certains intérêts commerciaux. »
Un renoncement sans précédent
Le renoncement de fait à tout projet d’ensemble et à toute initiative autre que l’adaptation des technologies américaines n’a pas toujours été le cas comme en attestent les trois exemples ci-après. Le premier est celui du réseau Cyclades, projet expérimental français de réseau de communications interuniversités et centres de recherche par commutation de paquets sans utilisation de circuits dédiés, lancé en 1971. Ces concepts ne furent pas adoptés en France et Cyclades fut démantelé en 1978. Mais ils servirent à la construction de l’Internet aux USA au travers du protocole TCP/IP et le rôle de son créateur Louis Pouzin (50) fut reconnu par les Anglo-Saxons : avec ses collègues américains créateurs d’Internet, il reçut le prix Queen Elizabeth for Engineering. Le deuxième exemple est le Minitel. Lancé en 1982 par la DGT, il connut un grand succès commercial en France et donna lieu à la création d’une industrie autour de son utilisation qui préfigura celle des services autour d’Internet. Avec une ambition limitée à l’Hexagone et le développement de l’usage d’Internet, il n’avait pas d’avenir et s’éteignit en 2012.
Une aventure européenne
Le dernier exemple est celui de la norme GSM (Global System for Mobile Communications), établie en 1982 par la Conférence européenne des administrations des postes et télécommunications. Ses formes dérivées équipent maintenant les mobiles du monde entier. Toutefois, sans stratégie commune pérenne en Europe entre les agences de recherche, les fabricants de matériels, les opérateurs de télécommunications, les industries du numérique, les financiers et les politiques, cette avance ne se transforma pas en un succès industriel durable.
Un plan pour asseoir le leadership américain
Alors sénateur, Al Gore fut à l’origine du High-Performance Computing Act of 1991. Son objectif affiché était : To provide for a coordinated Federal program to ensure continued United States leadership in high-performance computing. Cet objectif fut atteint au-delà des espérances initiales. Des fonds publics gérés par 8 agences fédérales furent massivement mobilisés. Ils n’allaient pas servir à imposer des directives gouvernementales aux entreprises, mais à construire un écosystème intégrant les technologies et les dispositions juridiques et financières nécessaires au secteur privé pour atteindre le leadership attendu.
Libéralisme et dérégulation
Une idéologie libérale voire libertarienne a été appliquée pour développer une industrie et un marché ouverts à tous et fondamentalement concurrentiels. Ce fut une réussite, avec la création de nouveaux services dont tous leurs utilisateurs furent bénéficiaires. Mais petit à petit, de grands monopoles émergèrent, avec des pratiques bien éloignées de ces idées initiales et des produits omniprésents mais dont l’utilité sociale pouvait être contestée. C’est ainsi qu’apparut la situation de colonialisme numérique, qui cependant restait conforme à l’objectif de leadership américain durable. Elle a aussi été confortée par d’autres dispositions relatives à la sécurité (Patriot Act de 2001) et l’armement (réglementation ITAR sur les composants).
Al Gore fut à l’origine du High-Performance Computing Act of 1991.
Le réseau interuniversitaire américain successeur d’Arpanet, ancêtre d’internet, ne fut pas démantelé mais transféré au privé : Vice President Gore promoted building the Internet both up and out, as well as releasing the Internet from the control of the government agencies that spawned it.
Ne pas se laisser gagner par la mentalité de colonisé
Un aspect majeur du colonialisme est l’intériorisation de son statut d’inférieur par le colonisé, ce qui le fait écarter de lui-même ses propres références pour accepter celles du colonisateur. Les avatars de Gemplus illustrent cette situation et ses conséquences. Gemplus fut fondée en 1988 par des ingénieurs de Thomson-CSF pour développer la carte à puce : d’abord cartes téléphoniques, puis cartes de paiement, cartes GSM, etc. Après un développement fulgurant en France, l’entreprise ambitionna de se placer sur le marché mondial. En l’absence en France d’un écosystème industriel et financier adapté à cette ambition, elle mit son siège au Luxembourg malgré les fonds publics dont elle bénéficia, et intégra des fonds et des dirigeants américains. Après bien des péripéties, il apparut que ces derniers étaient proches de la CIA, hautement intéressée par le siphonage des brevets de la société, et non par le développement de ses activités, entre autres aux USA. Après d’autres péripéties et la fusion avec une autre société pour créer le groupe Gemalto basé en Hollande, après un nouveau recours aux fonds publics français rachetant la part des fonds américains, le groupe fut victime d’un piratage massif. Un comble pour le spécialiste mondial de la sécurité numérique. D’après les révélations de l’affaire Snowden, les bénéficiaires de ce piratage seraient évidemment les services secrets anglo-saxons. Avaient-ils eu la tâche facilitée par la connaissance des technologies de sécurité décrites dans les brevets de la société ?
Une résistance qui s’organise
Face à la déroute industrielle, fiscale et sociétale qui résulte du colonialisme numérique, des évolutions sont actuellement en cours : financement de l’amorçage de l’innovation et revalorisation de l’entreprenariat dans ce secteur, évolutions dans l’éducation et la formation, implications des États et de l’institution européenne pour limiter les excès des GAFA, etc. Mais une action concertée et volontariste devrait être menée. La première chose à faire est de développer la prise de conscience collective d’une situation de colonisation, à commencer par notre classe politique française et européenne. En son absence, les mesures prises resteront marginales, dans leur impact et leur financement.
Lors de la dernière campagne présidentielle, le candidat souverainiste défendit à la télévision ses idées politiques sur la grandeur qu’il fallait retrouver pour la France. Sauf que pour bien montrer qu’il ne s’agissait pas d’idées surannées, le candidat les présenta aux téléspectateurs pendant toute son intervention, sur une tablette numérique où était affiché en gros plan non « flouté »… le logo d’Apple, ce qui est parfaitement illégal car le CSA dit que « doit être proscrite toute mise en valeur injustifiée d’un produit, d’un service ou d’une marque ». Mais s’agissant d’un GAFA, il n’y eut évidemment pas de suite.
Arrêter une stratégie
Un second préalable, plus délicat, demanderait une réflexion collective sur l’établissement d’une stratégie de sortie. Dans un premier volet, il serait vain de prétendre jeter tous les progrès que les GAFA ont apportés : mieux maîtriser les conséquences de la révolution numérique ne saurait se faire sans leur collaboration. Mais un second volet devrait être basé sur une stratégie de développement indépendant et non d’adaptation. Donnons un exemple parmi d’autres, de ce que pourrait être un tel développement indépendant : l’application du numérique au droit. Elle est à la mode à partir des plateformes d’intelligence artificielle exploitant la jurisprudence, avec la conséquence de tirer les professions du droit vers une approche jurisprudentielle anglo-saxonne. Pourtant une approche radicalement différente mais plus conforme à notre culture européenne serait d’informatiser le droit en amont dans son contenu, sa codification et sa diffusion, démocratisant son accès pour tous avec un impact majeur sur le plan économique par la réduction des coûts non productifs qu’elle permettrait.
La mobilisation de moyens techniques puissants
Cette réflexion et sa mise en œuvre nécessiteront la mobilisation de moyens techniques puissants. Un exemple dans l’actualité : l’obsolescence programmée. Les textes récents n’auront d’effets que cosmétiques sur les produits numériques car la racine du problème est systémique, ce que la loi ne traite pas faute d’approche technique suffisante. Ainsi, une nouvelle version d’un logiciel peut programmer l’obsolescence des produits d’autres acteurs, et alimenter la réaction en chaîne d’une obsolescence transverse. L’évolution du wi-fi montre qu’il est possible de la prévenir moyennant des dispositions techniques sophistiquées, si c’est le droit décrété par les acteurs dominants (norme IEEE 802.11n).
En 2016, les 9 membres du Politburo chinois étaient tous ingénieurs de formation.
Les institutions et le financement
Une telle mobilisation devrait se traduire dans les institutions. Ainsi en France, la création d’un grand corps technique de l’État uniquement dédié au numérique pourrait avoir un certain impact, si elle était accompagnée de l’abolition du décret n° 2012–32 qui sanctifie le caractère subalterne des fonctions techniques au profit des fonctions administratives, plus proches de notre classe politique. La réussite de la Chine dans ce domaine montre que le modèle américain n’est pas le seul possible. Si les politiques le décident, les partisans du colbertisme à la française devront se convertir à un colbertisme européen, doté de moyens politiques, financiers et techniques correspondant à l’ampleur d’enjeux mondiaux. Ses modalités restent à inventer, car la rapidité des innovations numériques en cours est incompatible avec les processus bureaucratiques propres à l’institution européenne actuelle. Son budget pour sa stratégie numérique était en 2016 moins du millième de celui de la politique agricole commune. Une nouvelle politique au demeurant très pertinente va être lancée, mais son budget restera modeste.
Dans la mise en œuvre de cette nouvelle politique, il n’y a actuellement de place que marginale et occasionnelle pour les ingénieurs dans les institutions européennes par le biais du statut d’expert national détaché, alors que la Chine a résolu le problème de façon radicale : les 9 membres du Politburo chinois étaient en 2016 tous des ingénieurs de formation, comme l’a fait observer le président Valéry Giscard d’Estaing. Pourquoi l’UE ferait-elle autrement, puisque les GAFA lui apportent « gratuitement » leur expertise technique (pour son plus grand bien de colonisée et sur un plateau doré servi par d’habiles lobbyistes)…
Un fort besoin d’expertise technique et industrielle
Le financement nouveau prévu au niveau européen devra s’appuyer sur un dispositif d’expertise technique et industrielle étroitement intégré dans l’institution et ses processus de décision. Mais seuls son indépendance, son agilité et son poids dans les décisions permettront de ne pas renforcer, au final, la situation de colonialisme numérique dans laquelle nous nous trouvons.
Développer des écosystèmes favorables
Sortir d’une situation de colonisation n’est pas une tâche aisée. Si la domination des bureaux, des juristes et financiers ne permet pas un tel projet de société, les ingénieurs français ne seront pourtant pas au chômage. Comme pour Google qui ne considère pas leur talent comme subalterne vu les moyens importants qu’il investit pour les attirer, ils seront bien accueillis par les GAFA. En revanche, la considération pour les ingénieurs dans la société française pourrait-elle être renouvelée ? Dans l’affirmative, des approches complémentaires sont nécessaires : les dimensions entrepreneuriales, culturelles et éthiques devront accompagner ce renouveau. Après tout, c’est bien dans cette tradition que l’X s’est toujours placée…