Sosthène MORTENOL (1880) fils d’esclave, marin et artilleur
La brillante histoire du premier noir admis à l’École (il y eut un métis et un créole auparavant). Bien classé, il choisit la carrière d’officier de marine où ses connaissances et ses qualités forcèrent l’admiration et le respect de ses pairs. Il bourlingua sur tous les océans et rempila pendant la guerre de 14 comme responsable de la défense antiaérienne de Paris.
Le supérieur des Frères de l’Instruction chrétienne de Ploërmel au collège de Pointe-à- Pitre avait remarqué le jeune Sosthène et poussé sa famille à solliciter une bourse pour lui permettre d’aller terminer ses études à Bordeaux.
Reçu troisième à Saint-Cyr, Mortenol préfère Polytechnique où il a été admis 19e sur 210. Terminant à la 18e place, il choisit de servir dans la Marine.
Appel de la mer qu’il voyait quotidiennement, reconnaissance pour son père qui lui avait accordé son plein soutien ?
À sa sortie de l’École, il effectue une croisière d’instruction le long des côtes africaines sur l’Alceste, la Jeanne de l’époque. Avec trois camarades il choisit l’artillerie de marine, obtenant les meilleures notes : selon l’amiral major général de la Marine à Brest, « Mortenol s’est montré bien supérieur à ses camarades sous tous les rapports ».
Embarquements
Dès lors commence pour le jeune officier une longue série d’embarquements, d’abord sur le cuirassé Duperré en Méditerranée, puis à Madagascar sur l’aviso Bisson pendant la campagne menée par Gallieni.
Revenu en Méditerranée sur une canonnière, nommé sur les côtes africaines, il retrouve à Libreville l’Alceste qui achève une existence bien remplie comme ponton-hôpital.
Fatigué par ce séjour, il revoit la Guadeloupe en congé de convalescence ; ce sera sa dernière visite dans son île natale.
Il rejoint ensuite l’école des torpilles hébergée à Toulon sur l’Algésiras, puis Cherbourg où il exerce son premier commandement, le torpilleur Dehorter, Toulon de nouveau, Brest comme officier d’artillerie du Jemmapes.
Mortenol est renvoyé à Madagascar. En 1900, après un nouveau retour en Méditerranée où il commande cette fois un groupe de torpilleurs, on le trouve au Gabon où il dirige la station locale à bord de l’Alcyon. Il reçoit les remerciements de l’Espagne et la médaille de la couronne de Prusse pour avoir porté assistance à des navires en difficulté.
Déceptions
“ Mortenol s’est montré bien supérieur à ses camarades sous tous les rapports ”
Entre-temps, il a épousé une fille de la Guyane, veuve d’un professeur de mathématiques. Le couple n’a pas d’enfant et sa femme disparaît après dix ans de mariage. En 1903, il renouvelle sa demande d’admission à l’École supérieure de Marine, qui aurait pu lui valoir les étoiles d’amiral. Candidat numéro 1 sur 5 du préfet maritime de Brest, avec une appréciation particulièrement élogieuse, il n’est cependant pas retenu par son ministère. Couleur de peau, affaire des fiches ?
Capitaine de frégate, Mortenol rejoint à deux reprises l’escadre d’Indochine, d’abord comme second du cuirassé Redoutable au moment du désastre infligé à Tsushima par les Japonais à la marine russe, ensuite en qualité de commandant d’une flottille de torpilleurs sur les côtes indochinoises.
Retour en France
À son retour en France, il est promu officier de la Légion d’honneur, capitaine de vaisseau. Nommé à la tête des services maritimes de la défense à Brest, il est également chargé du désarmement du cuirassé Carnot. Tâche peu exaltante alors que la Grande Guerre vient de commencer.
Il cherche à s’employer de façon vraiment utile à son pays, d’autant que l’approche de la retraite lui interdit désormais de briguer le commandement d’un grand cuirassé.
À la tête de la défense anti-aérienne de Paris
Dirigeant la défense aérienne de la capitale, le capitaine de vaisseau Prère meurt de maladie. Mortenol se porte candidat. Son nom n’est pas inconnu du général Gallieni, gouverneur militaire de Paris, qui l’a rencontré à Madagascar et donne son accord.
En juillet 1915, il prend ses fonctions au lycée Victor Duruy où siège Gallieni. Comme le rapporte ce jour-là dans son agenda le chef du 3e bureau Opérations, « c’est un nègre. On est plutôt surpris de voir ce Noir pourvu de cinq galons et officier de la Légion d’honneur ; il paraît qu’il est très intelligent ; c’est un ancien polytechnicien. »
Le 7 mars 1917, Mortenol est atteint par la limite de son grade. À la tête du GMP et très satisfait de ses services, Maunoury (1867) demande à le conserver. Ministre de la Guerre et bientôt président du Conseil, Paul Painlevé2 « approuve cette proposition ».
Renforcer les moyens de défense
Lorsqu’il prend ses fonctions, Paris est soumis à des bombardements aériens répétés des fameux Zeppelin, puis par une aviation allemande – Taube, Aviatik – longtemps supérieure à la nôtre.
“ Il paraît qu’il est très intelligent ; c’est un ancien polytechnicien ”
Mortenol ne peut que constater de sérieuses lacunes matérielles. Les canons antiaériens sont des 75 qui ne peuvent se redresser qu’à 45 degrés. Rapidement, il s’emploie à améliorer le fonctionnement de son service, à moderniser et à augmenter les moyens dont il dispose. On a installé un modèle expérimental, capable de se redresser à la verticale ; d’autres suivront.
Les postes de recherche aérienne ne disposent alors que d’un seul projecteur, de puissance réduite. Mortenol en obtient plusieurs, transférés d’autres secteurs ; plus tard, leur puissance éclairante est renforcée. De même, les transmissions se voient considérablement améliorées, doublées par des lignes de secours.
À l’armistice, Mortenol commande à 10 000 hommes, dispose de 65 projecteurs de grand diamètre, de près de 200 canons réellement adaptés au combat antiaérien – contre 10 au début de la guerre.
Mieux qu’un exemple, un modèle
Mis à la retraite, Mortenol est promu commandeur de la Légion d’honneur le 16 octobre 1920. Résidant à Paris, il s’engage dans l’association France-Colonies et s’occupe activement du bien-être de ses compatriotes guadeloupéens, en particulier des marins pêcheurs. Il meurt en décembre 1930.
Si une démarche pour le faire entrer au Panthéon en 1937 est restée sans suite, quelques témoignages demeurent : une rue à Paris inaugurée en 1985 par Jacques Chirac ; une statue à Pointe-à-Pitre dévoilée en 1995 ; à Hendaye, une vedette de la Société nationale de sauvetage en mer porte son nom.
Comme l’a écrit JeanClaude Degras3 : « La réussite de Mortenol a une portée symbolique incontestable dans l’inconscient collectif. Ses compatriotes l’ont perçu comme le premier à avoir rompu avec le cercle infernal de l’inégalité et du racisme. » Le même auteur rappelle qu’en décembre 1950, le Guyanais Gaston Monnerville, lui-même descendant d’esclave devenu président du Conseil de la République, attestait que « Mortenol [était] un admirable exemple. Mieux, un modèle. »
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1. Sur le registre du concours de 1880 figure la mention : « Marques apparentes : noir » (le mot « mulâtre » a été rayé). Mais, avant lui, un autre Antillais, Périnon (1832), était entré à l’X. Il a joué un rôle majeur dans les épisodes d’abolition de l’esclavage en 1848. Cette fois, le registre du concours ne mentionne pas sa couleur de peau, mais sa condition de métis fils d’affranchi est bien connue.
2. Il fut professeur à l’X.
3. Camille Mortenol, le capitaine des vents, 2008.