Soupçons sur la vente d’Alstom énergie à GE
La vente de la branche énergie d’Alstom à General Electric en 2014 a‑t-elle été révélatrice d’un nouveau volet dans la guerre économique menée par les États-Unis ? C’est la thèse avancée par Frédéric Pierucci, ancien cadre supérieur d’Alstom emprisonné pendant vingt-cinq mois par le Department of Justice américain (DoJ), au moment de la vente d’Alstom énergie à General Electric. Il est aujourd’hui à la tête d’Ikarian, la société de compliance qu’il a fondée.
Comment en êtes-vous venu à travailler dans la compliance et à informer sur la réalité de la guerre économique en France ?
Je n’étais pas du tout fait pour faire de la compliance. J’ai travaillé pendant vingt-deux ans chez Alstom. Mon dernier poste était la direction de la division chaudières. À l’époque, la stratégie d’Alstom était de rapprocher la partie énergie d’Alstom de celle de son concurrent Shanghai Electric et de créer le leader mondial dans l’énergie. Ce rapprochement n’a pas du tout plu aux Américains qui convoitaient ouvertement Alstom depuis une quinzaine d’années. En avril 2013, j’ai été arrêté à Kennedy Airport lors d’une visite professionnelle aux États-Unis. Ce que je ne savais pas, c’est que j’avais été mis en examen en novembre 2012 pour des faits de corruption datant de 2003 en Indonésie (recours à des consultants pour l’attribution d’un marché de centrales à charbon), poursuivis par le FCPA (Foreign Corrupt Practices Act) et que cette mise en examen avait été gardée sous scellés. C’est la manière de procéder du Department of Justice américain (DoJ) avec les Français, car la France n’extrade pas ses ressortissants.
Seulement, après mon arrestation, on a refusé que je sois libéré sous caution et j’ai été placé dans une prison de haute sécurité dans laquelle j’ai croupi pendant plusieurs semaines avant qu’on me propose un deal. Aux États-Unis, toute la justice est une affaire de négociation. On m’a proposé soit de plaider coupable et de rester dans cette prison jusqu’au procès en me fournissant l’ensemble des pièces retenues contre Alstom (un million et demi de pièces) ; soit d’aller au procès où j’avais très peu de chances de gagner et où je risquais entre quinze et dix-neuf ans de prison, alors qu’il n’y a pas eu d’enrichissement personnel et que je n’étais pas décisionnaire dans le choix des consultants… Dans le système judiciaire américain, 90 % des personnes plaident coupable pour éviter d’énormes peines de prison si l’on va au procès car il est très difficile et coûteux de gagner. Sur les 10 % qui vont au procès, 85 % perdent.
Je décide de plaider coupable, peu après j’apprends que je suis licencié d’Alstom, que mes frais d’avocat ne sont plus pris en charge, tout cela orchestré par le DoJ qui impose au patron d’Alstom de se séparer de ses membres incriminés comme preuve de bonne coopération avec la justice américaine afin d’atténuer pour l’entreprise une éventuelle amende et surtout pour ne pas mettre en risque les autres cadres qui eux ne sont pas arrêtés.
Après six mois de prison, je suis pourtant maintenu en détention, apparemment sans raison, jusqu’au jour où j’apprends à la télévision qu’Alstom énergie est racheté par GE. J’en déduis à ce moment-là que j’ai servi de moyen de pression sur le patron d’Alstom, lui-même cible principale du DoJ, pour parvenir à cette vente au profit de GE.
À l’époque, Arnaud Montebourg qui a très bien compris le lien entre les deux affaires est monté au créneau tout seul et a tenté de sauver l’opération. Sans succès. Le deal est conclu et je suis libéré après quatorze mois de prison.
“Il ne serait pas étonnant qu’il y ait dans les entreprises françaises
des taupes du FBI.”
Que s’est-il passé à votre retour ?
À mon retour, je suis débriefé à Bercy dans le service d’intelligence économique auprès de personnes qui ont très bien compris ce qui s’était passé sans pouvoir rien faire. Je décide alors de monter ma propre société de consulting pour faire de la sensibilisation des cadres et dirigeants des grandes entreprises françaises sur ce sujet. Car, en épluchant toutes les applications du FCPA, je me suis rendu compte d’une asymétrie des sanctions et des poursuites entre les entreprises américaines et les entreprises européennes et que ces dernières étaient les vraies cibles de cette loi. Avec l’aide de quelques-uns, nous faisons du lobbying auprès du gouvernement pour changer la loi française et protéger davantage les entreprises françaises, ce qui aboutit à la loi Sapin 2. Nous organisons à l’Assemblée nationale un colloque intitulé « Après Alstom, à qui le tour ? » pour sensibiliser les députés à cette question. Mais, alors qu’aux États-Unis, lorsque vous plaidez coupable, vous recevez votre peine dans un délai de trois mois, trois ans après je n’avais toujours pas reçu ma peine.
Pourquoi la justice américaine ne voulait-elle pas clore votre dossier ?
Mon opinion est qu’elle ne voulait pas que je révèle mon histoire pendant la période du rachat d’Alstom par GE, que je ne puisse pas en parler pendant l’assemblée générale qui a voté la vente d’Alstom, etc. Comme mon sentencing n’arrivait toujours pas, j’ai moi-même demandé à recevoir ma peine en septembre 2017. Je pensais repartir du Connecticut dès le lendemain, vu que j’avais déjà purgé une peine excédant les six mois normalement requis. Mais comme j’étais la première personne poursuivie pour corruption dans le Connecticut – où siègent pourtant de très grandes entreprises et banques américaines –, la juge m’a condamné pour l’exemple à trente mois de prison, c’est-à-dire à revenir purger ma peine pendant un an aux États-Unis jusqu’à septembre 2018. J’ai décidé à mon retour de publier mon livre Le piège américain, écrit pendant mon incarcération, pour mettre en lumière cette guerre économique et l’utilisation par les États-Unis du droit comme arme de déstabilisation des entreprises européennes.
Dans votre livre, vous écrivez que la première chose que le FBI vous a proposée lors de votre arrestation, c’est d’espionner Alstom pour le compte des Américains. Pensez-vous qu’il existe de nombreuses taupes dans les entreprises françaises ?
Il ne serait pas étonnant qu’il y ait dans les entreprises françaises des taupes du FBI, dans le cadre des lois du FCPA, du respect des embargos, contre les exportations, lors de l’infraction au Libor, etc. À l’intérieur d’Alstom, il y a eu des taupes du FBI pendant des années, ce qui leur a donné accès à des enregistrements de réunions du groupe qui faisaient partie des pièces de mon dossier.
Lorsque j’ai fait ces analyses de cas FCPA, l’évidence qui se dégage est que c’est une loi qui s’applique principalement contre des entreprises européennes. Les Américains ne s’en cachent pas et reconnaissent avoir monté des équipes du FBI spécialisées sur le FCPA ciblant principalement des entreprises européennes. Le FCPA est la deuxième priorité du DoJ après la lutte contre le terrorisme. Alors que, dans le même temps, les services de renseignements européens sont tous très mobilisés sur la lutte anti-terrorisme et peu sur l’intelligence économique.
Certaines entreprises se retrouvent avec l’obligation d’avoir un moniteur qui rend des comptes au DoJ, notamment lors de la reprise de l’embargo sur l’Iran. Combien sont-elles en France ?
Toutes les entreprises qui ont signé un accord avec le DoJ dans le cadre des lois du FCPA – elles sont six à avoir payé des amendes et six à être sous enquête, soit près d’un tiers du CAC 40 –, se voient imposer un moniteur travaillant pour les Américains. Ces moniteurs font des rapports extrêmement détaillés sur les entreprises.
Les entreprises françaises ont-elles été naïves et ont-elles tardé à prendre conscience de la gravité de la menace ?
Il y a eu plusieurs facteurs. Dans les années 80–90, les Américains ont attaqué les entreprises européennes sur les cartels. Les Européens ont réagi et ont sanctionné les entreprises américaines pour le même motif. Le rapport de force était à peu près à égalité entre l’Europe et les États-Unis. Vingt ans après, les entreprises ne voient pas venir cette menace car d’une part, les Américains ne mettent en œuvre cette stratégie qu’à partir de 2004 lorsqu’ils commencent à attaquer Statoil, puis Siemens, Alcatel, etc. D’autre part, lorsqu’une entreprise est sous enquête du DoJ, elle signe discrètement un plea agreement et paye une amende. L’affaire Alstom a fait plus de bruit parce qu’en plus de l’amende a été mis dans la balance le rachat d’Alstom par General Electric.
“Il ne serait pas étonnant qu’il y ait dans les entreprises françaises
des taupes du FBI.”
La perte de souveraineté de la France sur la maintenance de ses centrales nucléaires et sur la propulsion du Charles-de-Gaulle a aussi ému l’opinion.
La fibre patriotique a en effet vibré au moment de la vente d’Alstom. Et il s’agit de la cinquième entreprise sous enquête du DoJ rachetée par GE. On peut donc raisonnablement s’étonner de cette coïncidence. Le problème est que nous ne sommes pas préparés ni habitués à ces pratiques. Nous sommes face à des superprocureurs mais pratiquement jamais face aux juges car toutes les entreprises plaident coupable ou signent un accord dans lequel elles reconnaissent les faits (diff of prosecution agreement) et versent une énorme amende. Cette loi n’est donc jamais testée devant des tribunaux. Ils utilisent des arguments parfois très tendancieux pour établir un rattachement territorial entre les faits et les États-Unis comme l’utilisation d’e‑mails stockés sur des serveurs américains. On ne sait pas si ces arguments sont valables car ils ne sont jamais testés devant un juge. Concernant la prescription, les procureurs proposent aux entreprises poursuivies de renoncer d’elles-mêmes à la prescription comme signe de coopération avec le DoJ. C’est donc très difficile de se préparer. La seule manière de le faire est de rétablir le rapport de force avec les États-Unis. La loi Sapin 2 permet de rapatrier partiellement en France les affaires d’entreprises poursuivies par le DoJ. Mais la loi Sapin 2 est une loi défensive et non offensive.
Les pays européens sont-ils libres d’agir en réponse à des manœuvres agressives américaines ?
Nous savons que les États-Unis font pression pour que l’on s’aligne sur leur stratégie de diplomatie étrangère, comme pendant la seconde guerre du Golfe où ils avaient cessé de fournir les catapultes des avions du Charles-de-Gaulle. Dès que GE a racheté Alstom, ils ont menacé EDF de ne plus les fournir en pièces de rechange s’ils n’acceptaient pas les nouvelles conditions commerciales. Il y a quelques mois le Medef s’est fait sermonner à propos de la taxe Gafa proposée par Bruno Le Maire, mise en suspens depuis.
Pourquoi GE vend ? Était-ce une mauvaise affaire ?
On voudrait nous faire croire que c’est à cause du rachat d’Alstom que GE rencontre des difficultés. Mais GE Capital a été durement frappé pendant la crise des subprimes en 2008. Le gouvernement américain a injecté 139 milliards de dollars dans GE Capital pour sauver General Electric. GE est devant un mur de dettes et doit vendre pour trouver des liquidités.
Est-ce que ça ne veut pas dire qu’un leader français ou européen dans le secteur de l’énergie n’est pas une si bonne affaire ?
Dans les turbines de centrales nucléaires, nous sommes de très loin les leaders mondiaux et il n’y a plus beaucoup de secteurs d’activité où nous le sommes. La turbine Arabelle équipe 50 % des turbines des centrales nucléaires dans le monde, nous la vendons derrière les EPR Framatome et aussi derrière les réacteurs VVER russes. C’est un business profitable. Ça fait maintenant plusieurs mois que je me bats pour racheter les turbines Arabelle et la maintenance de nos centrales nucléaires mais les acheteurs risquent d’être de grands fonds anglo-saxons. Les fonds de Private Equity français ne s’intéressent pas à la maintenance des centrales nucléaires, un business assez linéaire avec un cash flow assez stable.
Qu’a‑t-on à craindre du Cloud Act ?
De mon point de vue, c’est la légalisation de l’espionnage. En juin 2013, Edward Snowden a entre autres révélé les pratiques du projet Prism, par lequel la NSA (National Security Agency), avec une centaine d’entreprises américaines, espionnait toutes les transactions des entreprises européennes. Aujourd’hui, ils reviennent avec le même dispositif sous forme de loi : à partir du moment où les données sont stockées même à l’étranger sur des serveurs américains, sur simple ordre d’un procureur américain, ils peuvent se saisir des données.
Mais il ne faut pas se plaindre. Les Américains jouent très bien, c’est nous qui jouons mal. Il y a aussi le fait que, parmi nos services de renseignements, personne n’est coordonné sur ces sujets de guerre économique, contrairement aux USA où tous les services de l’État sont coordonnés et travaillent la main dans la main. En France, il n’y a pas d’unité du renseignement et le renseignement économique est un gros mot.
Le risque, c’est que demain les Chinois fassent la même chose et trouvent un rattachement territorial à la loi chinoise. Nous serons alors pris en étau entre la Chine et les États-Unis.
Ressources
Rapport d’information sur l’extraterritorialité de la législation américaine, Pierre Lellouche et Karine Berger (2016)
http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i4082.asp
Le piège américain, Frédéric Pierucci, Matthieu Aron, Éditions JC Lattès, 2019.
La lutte anticorruption aux États-Unis et en France
1977
Suite au scandale du Watergate et à l’affaire Lockheed révélant des activités de corruption de grande ampleur pour l’obtention de marchés, le président Carter décide d’interdire la corruption américaine d’agents publics étrangers en promulguant le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA). Les entreprises américaines font pression pour que cette loi ne soit pas appliquée vu que, parallèlement, les entreprises européennes continuent ces pratiques. Jusqu’aux années 2000, les entreprises françaises allaient déclarer les « frais commerciaux exceptionnels » à Bercy.
1997
L’OCDE interdit la corruption d’agents publics.
1998
L’application du FCPA américain devient extraterritoriale.
2000
Modification du code pénal français et du code de procédure pénale relative à la lutte contre la corruption qui instaure un délit de trafic d’influence d’agents publics étrangers.
2001
Après les attentats du 11 septembre, l’administration Bush met en place le Patriot Act, renforcé en 2005, qui autorise les services de sécurité à accéder aux données informatiques des particuliers et des entreprises, sans autorisation préalable et sans en informer les utilisateurs.
2013
Révélation par Edward Snowden du scandale d’espionnage d’ampleur mondiale opéré par la NSA, dont fait partie le projet Prism, un programme de surveillance électronique qui collecte des renseignements ciblant les personnes vivant hors du territoire américain.
2016
Promulgation de la loi Sapin 2 sur la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique et création de l’AFA, l’Agence française anticorruption.
2018
Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act ou Cloud Act, loi fédérale des États-Unis sur la surveillance des données personnelles, notamment dans le cloud. Elle permet aux autorités américaines de contraindre les fournisseurs de services américains à fournir des données stockées sur leurs serveurs, même situés à l’étranger.