Sourires d’une nuit d’été

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°527 Septembre 1997Rédacteur : Jean SALMONA (56)

L’été est, somme toute, une sai­son assez mélan­co­lique, pour qui vit tour­né vers l’avenir : les beaux jours portent en eux-mêmes leur propre fin, et le prin­temps pro­chain est bien loin. D’où le besoin de diver­tis­se­ment, et, quand on a atteint la satu­ra­tion de soleil, de sel, etc., le refuge de la musique.

Ariettes plus ou moins oubliées

Tout d’abord, une décou­verte : saviez-vous que Gou­nod se consi­dé­rait avant tout comme un com­po­si­teur de musique ins­tru­men­tale et connais­sez-vous le Petit Qua­tuor en ut majeur, le Qua­tuor n° 3 en fa majeur ? Si la réponse est non, réjouis­sez-vous : un plai­sir rare vous attend, celui de les entendre pour la pre­mière fois. Cette musique sub­tile, sen­suelle, que le Qua­tuor Danel1 joue de manière déliée et inti­miste, pour­rait ser­vir d’exergue À la Recherche du temps per­du.

Autres qua­tuors, eux aus­si sen­suels et pro­fon­dé­ment fran­çais, ceux de Darius Mil­haud, peut-être le meilleur de son oeuvre, car, comme tou­jours dans les qua­tuors, le plus concen­tré, allant direc­te­ment à l’essentiel. Sur les 18 qua­tuors qu’a écrits Mil­haud, le Qua­tuor Pari­sii en a choi­si quatre2, qui s’échelonnent de 1914 – presque ato­nal – à 1945, poly­to­na­li­té écla­tante. Un des com­po­si­teurs majeurs du XXe siècle, qu’admirait Schoenberg.

Tour­ne­mire (Charles) fait par­tie de ces créa­teurs fran­çais pro­li­fiques et pro­téi­formes qui ont hési­té entre la manière de Debus­sy et celle de Franck, et qui n’ont atteint ni au niveau de Ravel, ni à celui de Fau­ré. Il ne faut cepen­dant pas igno­rer ses sym­pho­nies, sur­tout la 7e et la 3e, dite Mos­cou3. C’est un peu inver­té­bré, mais cela ne manque pas de souffle, et ne mérite pas d’être jeté aux orties.

De Debus­sy, enfin, deux très beaux disques : les der­nières mélo­dies par Ber­nard Kruy­sen et Noël Lee4, et, sous le titre Chan­sons oubliées, trois recueils par Dawn Upshaw et James Levine5. Les der­nières mélo­dies com­prennent notam­ment les Trois poèmes de Sté­phane Mal­lar­mé, les Trois bal­lades de Fran­çois Vil­lon, les Trois chan­sons de France. Par­mi les Chan­sons oubliées, les Cinq poèmes de Charles Bau­de­laire, le Recueil Vas­nier (peu connu, vaut le détour), et Ariettes oubliées. Il y a dans tout cela beau­coup de recherche sur les cor­res­pon­dances entre les mots – leurs sons et les concepts qu’ils sous-tendent – et la musique. C’est moins sen­suel que Ravel, moins ache­vé, mais il n’y aurait pas eu les mélo­dies de Ravel sans cela. C’est peut-être ce qu’il y a de plus fran­çais dans la musique fran­çaise : une musique de salon, d’un raf­fi­ne­ment extrême, légère et géniale comme une recette de Joël Robuchon.

Kurt Weill trahi par lui-même

Les Sept Péchés capi­taux des petits-bour­geois, com­mande des milieux mon­dains pari­siens qui cher­chaient à s’encanailler déli­cieu­se­ment, entre les deux guerres, à un Kurt Weill fuyant le nazisme, en exil et aux abois, est sans doute ce qu’il a fait de mieux, musi­ca­le­ment s’entend. Mais quel dom­mage que le choix de Tere­sa Stra­tas, superbe sopra­no mais si peu en situa­tion, avec ses vibra­tos, alors qu’il faut une chan­teuse de caba­ret, même si Weill a pré­vu, dans son éga­re­ment et ses com­pro­mis pari­siens, une vraie sopra­no. La ver­sion avec Gise­la May, qui n’existe mal­heu­reu­se­ment pas en CD, est, elle, inou­bliable. Sur le même disque6, Kent Naga­no et l’Orchestre de l’Opéra Natio­nal de Lyon jouent aus­si la 2e Sym­pho­nie, qui nous laisse entre­voir ce que Weill serait deve­nu si les nazis ne l’avaient pas chas­sé d’Allemagne et si, pour vivre, aux USA, il ne s’était pas aban­don­né aux faci­li­tés de la comé­die musicale.

Brahms dans tous ses états

Le Double Concer­to est une oeuvre légen­daire, liée à l’amitié entre Brahms et le vio­lo­niste Joa­chim, et mar­quée à jamais par un enre­gis­tre­ment Casals- Thi­bault à l’époque de la Répu­blique espa­gnole. On se devait d’avoir une ver­sion Yo-Yo Ma et Perl­man, et on l’a, avec le Chi­ca­go Sym­pho­ny Orches­tra diri­gé par Baren­boïm7. C’est très rond, cha­leu­reux, lyrique, aérien, d’un roman­tisme presque fran­çais, avec en outre des bois et des cuivres superbes. Sur le même disque, le Concer­to pour vio­lon de Men­dels­sohn par Perl­man, évi­dem­ment optimal.

Wil­helm Back­haus est bien oublié aujourd’hui. Il fut le Rich­ter des années 1920–1950, rigou­reux, dédai­gneux des effets. Il avait connu Brahms, et ses enre­gis­tre­ments des années 30 sont des ver­sions de réfé­rence, dont les repi­quages de 78 tours en CD per­mettent de jau­ger, mal­gré une qua­li­té tech­nique limi­tée de repro­duc­tion dont nous n’avons plus l’habitude, l’extraordinaire force expres­sive : une musique “ habi­tée ”, comme on dit. Les deux concer­tos sont joués, le pre­mier avec le BBC Sym­pho­ny diri­gé par Boult, le second avec Boehm, autre brahm­sien rigou­reux, qui dirige la Säch­sische Staats­ka­pelle. Il y a aus­si, sur le même enre­gis­tre­ment, l’intégrale des pièces de l’Opus 118, les Inter­mez­zi des Opus 117 et 119 (ces der­niers indi­cibles), deux Rhap­so­dies, des Fan­tai­sies, des Danses Hon­groises8 Une belle leçon d’interprétation de Brahms.

On retrouve Back­haus dans un disque de musique de salon, des valses, où il joue les 16 Valses de l’Opus 399. Sur le même disque, une pas­sion­nante confron­ta­tion : les Lie­bes­lie­der-Walt­zer enre­gis­trées en 1947 par un qua­tuor de solistes dont Irm­gard See­fried et Hans Otter et deux pia­nistes, une mer­veille, et les mêmes Lie­bes­lie­der-Walt­zer, dix ans plus tôt, par un qua­tuor mon­dain pari­sien – dont la com­tesse de Poli­gnac – dont la seule valeur est que les deux pia­nistes d’accompagnement sont Nadia Bou­lan­ger et… Dinu Lipat­ti, qui enre­gis­trait pour la pre­mière fois. Les deux jouent aus­si sept des Valses pour deux pia­nos, un grand plaisir.

Enfin, tou­jours dans la col­lec­tion Réfé­rences, Les trois Qua­tuors à cordes et le Quin­tette avec cla­ri­nette, par le Qua­tuor Léner, hon­grois de légende que dépeint Hux­ley dans Contre­point10. D’abord, ces qua­tuors sont par­mi les oeuvres les plus fortes non seule­ment de Brahms, mais de toute la musique (essayez, par exemple, d’écouter la Romance du 1er Qua­tuor et de gar­der votre calme et les yeux secs). Ensuite, le Qua­tuor Léner joue en tzi­gane, avec ses tripes, et, mal­gré l’énorme dif­fé­rence de qua­li­té tech­nique de l’enregistrement (les années 30 contre les années 80), une écoute com­pa­rée avec la ver­sion du Qua­tuor Alban Berg ne penche pas, pour la pre­mière fois, en la faveur de ces der­niers. Musique pour la fin de l’été…

Pour ter­mi­ner avec Brahms, les Varia­tions sur un thème de Haydn, dans l’interprétation de Kara­jan avec le Phil­har­mo­nique de Ber­lin (1977)11. C’est dans cette oeuvre flam­boyante que le flam­boyant Kara­jan, bien peu brahm­sien par tem­pé­ra­ment, est enfin adap­té à la situa­tion. Sur le même disque, le 2e Concer­to pour pia­no, avec Hans Rich­ter-Haa­ser (1958), très bien…

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1. 1 CD AUVIDIS VALOIS V 4798.
2. 1 CD AUVIDIS VALOIS V 4781.
3. 2 CD AUVIDIS VALOIS V 4794.
4. 1 CD AUVIDIS VALOIS V 4803.
5. 1 CD SONYSK 67190.
6. 1 CD ERATO 0630 17068 2.
7. 1 CD TELDEC 0630 15870 2.
8. 2 CD EMI 5 66418 2.
9. 1 CD EMI 5 66425 2.
10. 2 CD EMI 5 66422 2.
11. 1 CD EMI 5 66093 2.

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