Sourires d’une nuit d’été
L’été est, somme toute, une saison assez mélancolique, pour qui vit tourné vers l’avenir : les beaux jours portent en eux-mêmes leur propre fin, et le printemps prochain est bien loin. D’où le besoin de divertissement, et, quand on a atteint la saturation de soleil, de sel, etc., le refuge de la musique.
Ariettes plus ou moins oubliées
Tout d’abord, une découverte : saviez-vous que Gounod se considérait avant tout comme un compositeur de musique instrumentale et connaissez-vous le Petit Quatuor en ut majeur, le Quatuor n° 3 en fa majeur ? Si la réponse est non, réjouissez-vous : un plaisir rare vous attend, celui de les entendre pour la première fois. Cette musique subtile, sensuelle, que le Quatuor Danel1 joue de manière déliée et intimiste, pourrait servir d’exergue À la Recherche du temps perdu.
Autres quatuors, eux aussi sensuels et profondément français, ceux de Darius Milhaud, peut-être le meilleur de son oeuvre, car, comme toujours dans les quatuors, le plus concentré, allant directement à l’essentiel. Sur les 18 quatuors qu’a écrits Milhaud, le Quatuor Parisii en a choisi quatre2, qui s’échelonnent de 1914 – presque atonal – à 1945, polytonalité éclatante. Un des compositeurs majeurs du XXe siècle, qu’admirait Schoenberg.
Tournemire (Charles) fait partie de ces créateurs français prolifiques et protéiformes qui ont hésité entre la manière de Debussy et celle de Franck, et qui n’ont atteint ni au niveau de Ravel, ni à celui de Fauré. Il ne faut cependant pas ignorer ses symphonies, surtout la 7e et la 3e, dite Moscou3. C’est un peu invertébré, mais cela ne manque pas de souffle, et ne mérite pas d’être jeté aux orties.
De Debussy, enfin, deux très beaux disques : les dernières mélodies par Bernard Kruysen et Noël Lee4, et, sous le titre Chansons oubliées, trois recueils par Dawn Upshaw et James Levine5. Les dernières mélodies comprennent notamment les Trois poèmes de Stéphane Mallarmé, les Trois ballades de François Villon, les Trois chansons de France. Parmi les Chansons oubliées, les Cinq poèmes de Charles Baudelaire, le Recueil Vasnier (peu connu, vaut le détour), et Ariettes oubliées. Il y a dans tout cela beaucoup de recherche sur les correspondances entre les mots – leurs sons et les concepts qu’ils sous-tendent – et la musique. C’est moins sensuel que Ravel, moins achevé, mais il n’y aurait pas eu les mélodies de Ravel sans cela. C’est peut-être ce qu’il y a de plus français dans la musique française : une musique de salon, d’un raffinement extrême, légère et géniale comme une recette de Joël Robuchon.
Kurt Weill trahi par lui-même
Les Sept Péchés capitaux des petits-bourgeois, commande des milieux mondains parisiens qui cherchaient à s’encanailler délicieusement, entre les deux guerres, à un Kurt Weill fuyant le nazisme, en exil et aux abois, est sans doute ce qu’il a fait de mieux, musicalement s’entend. Mais quel dommage que le choix de Teresa Stratas, superbe soprano mais si peu en situation, avec ses vibratos, alors qu’il faut une chanteuse de cabaret, même si Weill a prévu, dans son égarement et ses compromis parisiens, une vraie soprano. La version avec Gisela May, qui n’existe malheureusement pas en CD, est, elle, inoubliable. Sur le même disque6, Kent Nagano et l’Orchestre de l’Opéra National de Lyon jouent aussi la 2e Symphonie, qui nous laisse entrevoir ce que Weill serait devenu si les nazis ne l’avaient pas chassé d’Allemagne et si, pour vivre, aux USA, il ne s’était pas abandonné aux facilités de la comédie musicale.
Brahms dans tous ses états
Le Double Concerto est une oeuvre légendaire, liée à l’amitié entre Brahms et le violoniste Joachim, et marquée à jamais par un enregistrement Casals- Thibault à l’époque de la République espagnole. On se devait d’avoir une version Yo-Yo Ma et Perlman, et on l’a, avec le Chicago Symphony Orchestra dirigé par Barenboïm7. C’est très rond, chaleureux, lyrique, aérien, d’un romantisme presque français, avec en outre des bois et des cuivres superbes. Sur le même disque, le Concerto pour violon de Mendelssohn par Perlman, évidemment optimal.
Wilhelm Backhaus est bien oublié aujourd’hui. Il fut le Richter des années 1920–1950, rigoureux, dédaigneux des effets. Il avait connu Brahms, et ses enregistrements des années 30 sont des versions de référence, dont les repiquages de 78 tours en CD permettent de jauger, malgré une qualité technique limitée de reproduction dont nous n’avons plus l’habitude, l’extraordinaire force expressive : une musique “ habitée ”, comme on dit. Les deux concertos sont joués, le premier avec le BBC Symphony dirigé par Boult, le second avec Boehm, autre brahmsien rigoureux, qui dirige la Sächsische Staatskapelle. Il y a aussi, sur le même enregistrement, l’intégrale des pièces de l’Opus 118, les Intermezzi des Opus 117 et 119 (ces derniers indicibles), deux Rhapsodies, des Fantaisies, des Danses Hongroises…8 Une belle leçon d’interprétation de Brahms.
On retrouve Backhaus dans un disque de musique de salon, des valses, où il joue les 16 Valses de l’Opus 399. Sur le même disque, une passionnante confrontation : les Liebeslieder-Waltzer enregistrées en 1947 par un quatuor de solistes dont Irmgard Seefried et Hans Otter et deux pianistes, une merveille, et les mêmes Liebeslieder-Waltzer, dix ans plus tôt, par un quatuor mondain parisien – dont la comtesse de Polignac – dont la seule valeur est que les deux pianistes d’accompagnement sont Nadia Boulanger et… Dinu Lipatti, qui enregistrait pour la première fois. Les deux jouent aussi sept des Valses pour deux pianos, un grand plaisir.
Enfin, toujours dans la collection Références, Les trois Quatuors à cordes et le Quintette avec clarinette, par le Quatuor Léner, hongrois de légende que dépeint Huxley dans Contrepoint10. D’abord, ces quatuors sont parmi les oeuvres les plus fortes non seulement de Brahms, mais de toute la musique (essayez, par exemple, d’écouter la Romance du 1er Quatuor et de garder votre calme et les yeux secs). Ensuite, le Quatuor Léner joue en tzigane, avec ses tripes, et, malgré l’énorme différence de qualité technique de l’enregistrement (les années 30 contre les années 80), une écoute comparée avec la version du Quatuor Alban Berg ne penche pas, pour la première fois, en la faveur de ces derniers. Musique pour la fin de l’été…
Pour terminer avec Brahms, les Variations sur un thème de Haydn, dans l’interprétation de Karajan avec le Philharmonique de Berlin (1977)11. C’est dans cette oeuvre flamboyante que le flamboyant Karajan, bien peu brahmsien par tempérament, est enfin adapté à la situation. Sur le même disque, le 2e Concerto pour piano, avec Hans Richter-Haaser (1958), très bien…
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1. 1 CD AUVIDIS VALOIS V 4798.
2. 1 CD AUVIDIS VALOIS V 4781.
3. 2 CD AUVIDIS VALOIS V 4794.
4. 1 CD AUVIDIS VALOIS V 4803.
5. 1 CD SONYSK 67190.
6. 1 CD ERATO 0630 17068 2.
7. 1 CD TELDEC 0630 15870 2.
8. 2 CD EMI 5 66418 2.
9. 1 CD EMI 5 66425 2.
10. 2 CD EMI 5 66422 2.
11. 1 CD EMI 5 66093 2.