Souvenir polytechnicien
C’était au soir d’une action capitale. Un de mes camarades de salle et moi-même avions décidé de manifester notre esprit d’indépendance et notre sens de la geste héroïque – dont aucun de nos cocons d’ailleurs ne doutait – en faisant le « bêta ». Choix opérationnel : la fenêtre située derrière l’amphithéâtre de physique. Choix du temps : entre le magnan du soir et l’extinction des feux. Choix de l’uniforme : vareuse d’intérieur dont la partie gauche portant les boutonnières est repliée sur sa lisière de façon à cacher les boutons dorés de la partie droite. (Cela n’était pas très élégant mais le but était de passer inaperçu dans les rues et de se faire aussi gris la nuit que les chats de Paris.)
Au départ l’exécution révéla l’excellence de notre formation militaire car mon camarade et moi atterrîmes en douceur au pied du mur d’assaut et du tuyau qui, malgré un coude hardi sur une corniche, nous avait heureusement indiqué la verticale. Nous devions nous retrouver au même endroit une heure plus tard pour l’opération réciproque, le bêta étant par nature une transformation réversible.
Ma folle équipée me conduisit jusqu’à la place Saint-Augustin et je décidai, la soirée étant assez douce, de rentrer par l’autobus. On pénétrait en ce temps dans les bus parisiens par une plate-forme arrière ouverte à tous les vents et je choisis d’y rester, debout, en m’appuyant sur le garde-fou.
Je me sentais léger comme un collégien faisant l’école buissonnière quand tout à coup mon sang -, ainsi aurait dit Alphonse Allais -, ne fit pas dix tours, n’en fit par cinq, n’en fit pas deux ; mon sang ne fit qu’un tour… Le bus venait de s’arrêter et parmi les voyageurs du flux montant… – j’en tremble encore aujourd’hui – parmi les voyageurs du flux montant… le général commandant l’École en civil, lui-même, en personne, en chair et en os… Je le reconnus vite, bien qu’il ne portât pas son képi à feuilles de chêne, avec sa moustache pas très convaincante, son lorgnon, son air un peu bougon qui cachait en fait un caractère très ouvert et éminemment sympathique.
Je décidai aussitôt de descendre dès qu’il aurait pénétré, comme le devait sa dignité de général, vers les places assises de l’intérieur. Mais non. Il faisait doux et le général choisit de rester sur la plate-forme, juste à côté de moi ou plutôt derrière moi car je m’étais rejeté vers l’extérieur, lui tournant le dos et me plaquant autant que je le pouvais sur la main courante.
Je le sentais tout proche. Je l’entendis toussoter, fouiller ses poches pour en extraire ses tickets, puis tirer son mouchoir et essuyer ses verres. Soudain, pendant le parcours le bus eut un petit problème de circulation et fit une embardée qui projeta les uns contre les autres les voyageurs de la plate-forme non appuyés au garde-fou. Alors le général me bouscula assez violemment… et me présenta ses excuses…
Sa présence près de moi avait fait naître en mon âme, depuis au moins deux sections d’autobus, des sentiments ardents de mili-fana. Et maintenant ces excuses si courtoises, si civiles, à l’adresse d’un mauvais garçon mal habillé, et qui n’en était pas digne, assez plouc pour rester cloué sur sa rambarde, ne pouvaient que porter mon enthousiasme jusqu’au délire. Je me sentis soudain comme en état d’ivresse, avec une envie folle de me retourner brusquement et de crier : « Chic au géné ! »… Finalement je ne l’ai pas fait et je crois avoir eu raison car cela aurait plutôt compliqué les choses.
Il y avait dans cette situation tous les éléments d’un drame voué à une issue fatale, c’est-à-dire quinze jours de solitude angoissée dans un sombre casert, sous les combles du Joffre. Heureusement le ciel préféra le genre comédie qui finit bien. À l’arrivée dans le Quartier latin mon ange gardien s’entendit avec celui du général pour insuffler à ce dernier une soif de Templier.
Il descendit brusquement boulevard Saint-Michel en quête d’un verre de bière, ou plutôt, grandeur oblige, d’un verre de Mandarin. Ainsi me laissa-t-il maître du terrain ! Je pus descendre à mon tour en toute tranquillité près de l’École et retrouver mon camarade au pied du mur d’assaut et du tuyau vertical. Quelques minutes plus tard nous étions tous deux à l’appel du soir au garde-à-vous près de notre lit, en essayant, pour ne pas éveiller les soupçons de l’adjudant, de prendre un air aussi hagard que celui de nos cocons qui venaient, en étude, d’absorber chacun vingt pages de Platrier.