Souvenirs d’un patron de PME
Pendant trente ans (1950−1980) j’ai dirigé une entreprise de transport de marchandises : une PME dont l’effectif s’élevait à 80 à mon arrivée et à 270 au moment de mon départ.
Elle avait été créée par mon grand-père mais, par suite de dissensions familiales, elle avait fortement décliné en conservant néanmoins une bonne notoriété. Et en rachetant au fil des années toutes les actions des héritiers, j’en étais devenu propriétaire.
L’activité était multiple : colis de vins, primeurs, marchandises générales, transports internationaux à destination de l’Espagne et du Portugal.
Le secteur était très concurrentiel du fait du grand nombre d’entreprises et notamment de la multitude de petits transporteurs routiers. Ceux-ci bradaient souvent les prix, dans l’ignorance de leur prix de revient. Et quand l’un disparaissait, il s’en trouvait un autre pour tenter la même aventure. Les marges étaient de l’ordre de 2 %.
Les choses ont beaucoup changé depuis cette époque en raison du mouvement accéléré de concentration et du marché commun. Aujourd’hui les transporteurs étrangers ont une part croissante du marché.
Les premières années furent difficiles mais assez exaltantes : on travaillait beaucoup, dans une bonne ambiance. Simplifiant au maximum les tâches administratives, je me consacrais surtout au commercial, visitant régulièrement les agences de province, les représentants et les principaux clients.
La clientèle s’accroissait, les résultats suivaient.
Mais la situation changea quand les syndicats se manifestèrent. Ayant fait le plein des grandes entreprises, ils commençaient à pénétrer les PME et le secteur des transports constitué pour plus de la moitié de chauffeurs et de manutentionnaires était très travaillé. L’esprit « maison » se délitait et des conflits internes apparaissaient. Ayant à plusieurs reprises demandé l’arbitrage de l’administration, je constatai qu’elle n’avait pas beaucoup de considération pour les patrons de PME. L’inspecteur du travail, très sourcilleux à mon égard, fermait les yeux quand le personnel violait le Code du travail : grève sans préavis, occupation de locaux… Le médecin du travail délivrait couramment des arrêts maladie de complaisance. M’étant plaint à lui, je m’attirai cette réponse : « Il est normal que je prenne le parti des déshérités. »
Dans le même temps, la législation sociale devenait de plus en plus contraignante, les PME étant tenues d’avoir comme les grandes entreprises : délégués du personnel, délégués syndicaux, comités d’établissement, comité central d’entreprise, comité d’hygiène et de sécurité… je perdais beaucoup de temps en « réunionite » sans jamais recueillir une seule suggestion constructive.
Le vol de marchandises par salarié, très sévèrement puni dans les années cinquante, était devenu courant, esprit de mai 68 aidant. Cela allait du simple colis au camion complet. Devant l’indifférence de la police, j’eus recours à un détective privé, coûteux et sans grand résultat.
J’avais atteint 55 ans et n’avais plus assez de ressort pour affronter cette évolution. À mon corps défendant, je commençai à envisager une cession et pris conseil de mes cadres les plus proches. Ils furent unanimes à m’approuver malgré l’incertitude qui allait en résulter pour eux. Ce fut pour moi, un réconfort car si l’un seulement avait fait des réserves je crois que j’aurais renoncé.
En dépit des difficultés, les bilans restaient bons mais fragiles. Il n’y avait pas de temps à perdre.
Ayant reçu une offre satisfaisante d’un conglomérat anglo-saxon, je traitai rapidement sur les conseils d’un ami banquier.
Après la cession, l’affaire déclina. On m’avait demandé de rester cinq ans pour assurer la transition, mais la gestion s’alourdissait : obligation de comptes d’exploitation mensuels, réunions fréquentes du « staff ». Malgré mes bons rapports avec le nouveau propriétaire, je ne me sentais pas très à l’aise. Au terme des cinq ans, je partis sans regret.
La baisse se poursuivit : mon successeur était valable mais se sentait moins impliqué que je ne l’avais été. Et la direction collégiale diluait les responsabilités.
En conclusion, une PME vaut surtout par l’engagement personnel du dirigeant. Cela peut durer l’espace de trois générations, rarement au-delà en raison des problèmes de succession.
Pour pérenniser une PME en lui conservant son caractère familial, il faudrait que l’État facilite la reprise par l’un des héritiers en l’aidant à désintéresser les autres par des prêts bonifiés. Si la PME est saine et bénéficiaire, le risque de l’État est à peu près nul.
J’apprends que l’État vient enfin de prendre conscience de la nécessité de soutenir les PME avec l’initiative « France investissement » de la Caisse des Dépôts.
Réjouissons-nous !