Souveraineté numérique, entre enjeux et perspectives
Rencontre avec Bruno Sportisse (89), PDG d’Inria, durant laquelle il nous parle des grands défis actuels du numérique et plus particulièrement de souveraineté numérique. Il partage avec nous également des pistes de réflexion ainsi que les actions menées par Inria pour un « numérique de confiance ».
Inria coordonne le volet recherche du Plan Intelligence Artificielle. Que faut-il en retenir ?
L’IA n’existe pas : c’est seulement la dernière vague du numérique. Au-delà des fantasmes sur la singularité et « l’IA généralisée qui va remplacer l’Homme », elle recouvre simplement les opportunités ouvertes lorsque nous arrivons à réunir conjointement la disponibilité de grands volumes de données, la puissance d’algorithmes mathématiques éprouvés implémentés dans des logiciels et la capacité de calcul. L’objectif étant de donner un caractère prédictif à ces données et de généraliser leur utilisation au quotidien et dans tous les secteurs de l’économie et de la société : santé, industrie, politiques publiques… Depuis deux ans, la France s’est engagée dans une stratégie d’IA très ambitieuse qui a été annoncée par le Président de la République en mars 2018. Dans ce cadre, Inria s’est vu confier la responsabilité de coordonner le volet recherche.
Les enjeux sont nombreux et ont un impact direct sur notre souveraineté technologique et industrielle, car nous sommes engagés dans une vraie course aux armements numériques. En premier lieu, nous devons former de plus en plus de compétences dans le numérique : le numérique, ce sont d’abord des compétences ! Cet effort de formation nécessite un travail très en amont afin d’attirer les jeunes vers les sciences et la technologie, ce qui me semble être un enjeu critique pour la France : sans combattant, nous ne pourrons pas livrer les batailles du numérique. Ensuite, nous sommes face à des enjeux de recherche à proprement parler : par exemple la maîtrise des fondements mathématiques de l’IA, pour garantir la robustesse des algorithmes, ou encore le développement des algorithmes d’IA qui intéressent nos filières industrielles, comme l’IA embarquée. Ceux-ci sont différents des algorithmes utilisés dans les grandes plateformes numériques B2C parce qu’ils nécessitent de prendre en considération des contraintes d’énergie ou encore le faible nombre de données disponibles pour entraîner les algorithmes. Nous devons aussi maîtriser toute la chaîne de traitement des données, de bout en bout, avec de réels enjeux d’automatisation. Se positionner sur les sujets importants, ceux qui nous donneront un avantage dans la compétition, est majeur. Sans quoi nos efforts vont, sous couvert d’excellence académique, nourrir les feuilles de route des grands acteurs de la Tech sans construire la moindre once de souveraineté numérique, ce qui revient à faire de nous des idiots utiles d’une compétition qui se joue ailleurs. Et puis, il y a l’enjeu du partage des enjeux avec tous : l’IA de confiance signifie aussi que les utilisateurs doivent comprendre comment l’IA peut les aider et les accompagner au quotidien, qu’ils doivent mesurer les opportunités mais aussi les limites de l’IA.
Par ailleurs, il faut repenser les dynamiques d’innovation et la manière dont nous pouvons, collectivement, proposer des solutions alternatives aux standards de fait et aux monopoles qui caractérisent le numérique. En matière d’IA, la recherche publique française a la responsabilité de pouvoir proposer aux entreprises françaises, et notamment aux plus grandes d’entre elles, des solutions alternatives à ce que proposent les grands acteurs de la Tech. Si nous ne parvenons pas à construire ces alternatives, qui sont fondées sur une prise de risque et sur une vision long terme, nos entreprises industrielles vont travailler de manière exclusive avec les grands acteurs technologiques, être désintermédiées sur leur R&D et perdre leur savoir-faire métier à travers les données. Il n’y a pas de voies tracées pour construire cette alternative dont l’importance me semble vitale pour notre autonomie stratégique : des équipes conjointes, des startups technologiques issues de nos rangs et qui sont de magnifiques vecteurs de transfert, la mobilité de personnes, des infrastructures logicielles open source ou non… Les voies sont multiples mais il faut d’abord avoir une vision lucide de la situation et une volonté partagée de long terme qui pense l’impact pour la France, pour ne pas être une colonie numérique.
Quels sont les points auxquels il faudra être particulièrement vigilant ?
Il est très important d’acquérir une vision globale du numérique qui englobe toutes les briques technologiques (IA, Cloud, cybersécurité…) alors que nous avons une tendance à morceler notre vision du numérique et de mettre tout dans des petites cases : les grands acteurs de la Tech ne pensent pas leur dynamique dans de telles cases et ont une vision intégrée du numérique ! L’IA est intégrative à travers le rôle des données. Je pense par exemple au croisement entre IA et cybersécurité. Un autre enjeu majeur est celui de ce que j’appelle les infrastructures logicielles critiques : des logiciels qui structurent des écosystèmes de compétences, de développement, d’entreprises et de services. Celui qui les maîtrise, a dans ses mains notre destin numérique. Un exemple de ces infrastructures logicielles critiques est la bibliothèque ScikitLearn, une boîte à outils de l’IA et de la science des données, qui a été développée sur le plateau de Saclay par une équipe projet d’Inria. Je pourrai aussi citer les systèmes d’exploitation, dans lesquels il est vital que nous réinvestissions massivement, à l’instar de ce que fait la Chine, ce qui passe d’abord par la reconstruction d’un écosystème de compétences, que nous avons perdu.
Vous avez également noué des partenariats avec l’écosystème du numérique. Qu’en est-il ?
Inria est un acteur plate-forme, au cœur de l’écosystème numérique français, dont nous devons aider à réaliser tout le potentiel. Notre modèle partenarial, fondé sur la notion de projets, nous permet de jouer pleinement la dynamique de développement des grands pôles universitaires de recherche : Inria doit se penser au service de cette dynamique et, dans les semaines qui viennent, nos centres de recherche vont finaliser une feuille de route partagée avec chacun des campus universitaires sur lesquels nous sommes présents, comme nous le faisons avec l’Institut Polytechnique de Paris par exemple. 90 % des équipes projets Inria sont en effet communes avec les grandes universités de recherche et nous opérons des dispositifs, je pense au transfert et au développement logiciel, qui sont ouverts à nos partenaires. Mais notre modèle partenarial doit aussi nous permettre de monter des équipes-projets conjointes avec les acteurs industriels et ne pas se limiter au monde académique. Nous avons ainsi pour ambition d’avoir 10 % de nos équipes-projets qui soient communes avec les entreprises françaises d’ici trois ans. Notre partenariat récent avec Naval Group est un bon exemple de ce que nous pouvons faire. Nous venons aussi d’annoncer un partenariat majeur avec La Poste, pour construire une société numérique de la confiance.
Cette vision de plate-forme pour Inria dépasse les mondes académiques et industriels. Elle concerne aussi l’appui aux politiques publiques et je pense notamment au secteur de la santé. Les enjeux sont multiples : simulation des molécules thérapeutiques, personnalisation des traitements, construction des jumeaux numériques d’actes chirurgicaux… Dans ce contexte, nous avons eu un engagement très volontariste pour accompagner les structures de soins dans la gestion numérique de la crise, avec plus de 40 projets opérationnels, sans parler de TousAntiCovid dont nous portons le volet technique pour le compte de la Direction Générale de la Santé. Nous renforçons nos liens avec l’INSERM et nous venons de lancer avec l’AP-HP un laboratoire conjoint pour soutenir les projets conjoints en santé numérique. Un projet phare, avec ces partenaires et Paris Sciences Lettres, sera aussi Paris Santé Campus, que vient d’inaugurer le Président de la République, pour construire un campus d’innovation en santé numérique de rang mondial.
Être un institut plate-forme est aussi clé pour renforcer le dialogue science-technologie-société dans le numérique. Renforcer ce dialogue est un enjeu critique pour construire une société numérique de la confiance, comme l’a très bien compris le tout nouveau Conseil National du Numérique, avec lequel nous sommes heureux de travailler.