Statistiques, modélisation mathématique, URSS : itinéraire d’un X historien
Au commencement du choix de l’histoire comme carrière par Alain Blum fut la rencontre avec deux professeurs et leur domaine : Hervé Le Bras (63) dans un séminaire de démographie et les conférences de Marc Ferro. Passé par l’Ensae et l’Ined, la rencontre d’Alain Blum avec l’URSS marquera le tournant définitif vers une carrière d’historien.
Un parcours de recherche est fait de bifurcations inattendues, au gré des interrogations, des rencontres, des discussions avec les collègues, les étudiants et étudiantes. Entré à l’École polytechnique en 1978, j’étais très intéressé par la statistique et les modélisations mathématiques en sciences sociales et humaines, mais cela n’explique que partiellement mon parcours. L’inattendu en fait partie, dès ma seconde année de l’X. Deux enseignants ont alors été déterminants, Hervé Le Bras, lui-même sorti de l’X, qui assurait un séminaire de démographie en HSS, et Marc Ferro (voir interview de Marc Ferro dans la J&R n° 755), dont les conférences étaient toujours extraordinairement stimulantes. Je parle là de ceux qui m’ont orienté, mais bien entendu comment ne pas se souvenir des cours de Laurent Schwartz, par exemple… Je n’étais cependant pas de ceux qui avaient la capacité de devenir de vrais mathématiciens.
Vers la démographie historique
Le dialogue engagé avec Hervé Le Bras m’orienta à la sortie de l’X vers l’Ined (Institut national d’études démographiques), la démographie m’étant apparue comme le lieu où se croisaient modélisation mathématique (la théorie des populations stables par exemple), statistiques bien sûr, et sciences humaines et sociales. J’y entrai sans thèse (c’était alors possible…) et suivis en parallèle des études à l’Ensae où je m’initiai à la sociologie tout en approfondissant la modélisation statistique si bien portée alors par cette école. À l’Ined, je m’engageai dans la démographie historique qui mêlait à bon escient modélisation et histoire. Elle se fondait sur les sources historiques (que je dépouillais de longues semaines dans les archives départementales) pour reconstituer des séries, pour modéliser des comportements. Au-delà du plaisir de la statistique, j’y pris le « goût de l’archive » qui allait ensuite me transporter dans un monde bien différent.
De l’Ined à la Russie soviétique
Car une nouvelle bifurcation inattendue allait définitivement m’orienter vers l’histoire. J’avais quelques notions de russe, et le directeur de l’Ined, Gérard Calot (54), m’envoya en URSS, car beaucoup d’interrogations avaient surgi sur les données démographiques, dont nombreuses étaient sous le sceau du secret d’État. J’y allai en 1984, durant le court intermède entre Andropov et Gorbatchev, et fus vite passionné par tout ce que l’URSS permettait de comprendre sur la relation entre action politique autoritaire et comportements sociaux, par l’étude des contournements que mettaient en œuvre les Soviétiques, par celle des acteurs de ces pouvoirs autoritaires, les statisticiens en particulier, qui n’adhéraient pas à la nature autoritaire de ce système mais participaient pleinement à l’exercice du pouvoir. Ils étaient nourris d’une vision scientifique du monde, refusaient les manipulations des données, tout en étant un maillon important d’un pouvoir qui faisait du nombre un des outils principaux de sa propagande et de sa gestion, jusqu’à définir des quotas d’arrestations et d’exécutions durant la Grande Terreur.
“Lorsque l’autorité est portée par
un pouvoir arbitraire, que doit-on en faire ?”
Des archives inépuisables sur la violence politique
Ce fut alors que les archives s’ouvrirent en URSS, progressivement. À la recherche de statistiques qui manquaient et surtout m’interrogeant sur la fiabilité de ces chiffres, je découvris la richesse des archives. Le chercheur se trouvait brusquement devant une montagne de documents, secrètement conservés, offrant à reconstituer les dynamiques d’une violence politique totale sur la population et permettant de comprendre les mécanismes d’un tel pouvoir ainsi que le quotidien des populations. Je décidai alors d’aller plus loin dans ma formation d’historien et contactai Marc Ferro qui dirigea ma thèse sur l’histoire des populations et des statistiques soviétiques, à l’EHESS, belle institution d’enseignement supérieur où j’eus la chance d’être élu directeur d’études quelques années plus tard. Mon parcours était désormais marqué par l’histoire, celle de l’Union soviétique, celle des violences politiques, celle des archives d’un régime autoritaire, qui ne me quittèrent plus.
Un passage déterminant par l’X
Que conclure de cela ? Malgré les apparences (l’histoire est bien loin de ce qui domine l’enseignement à l’École polytechnique), le passage par cette école fut déterminant pour m’orienter vers cette discipline. C’est bien à travers certaines rencontres que j’y fis et la volonté, alors, de l’École polytechnique d’offrir un enseignement en sciences sociales qui développait un fort sens critique que je fus entraîné dans ce parcours. Il est vrai aussi qu’une interrogation, que je vécus fortement à l’École, m’a aussi orienté vers ces terrains et mes questionnements : lorsque l’autorité est portée par un pouvoir arbitraire, que doit-on en faire ? Passer par une école militaire oblige à réfléchir à cette question, même si le contexte politique n’est pas autoritaire. Travailler sur l’URSS, sur les administrateurs, sur l’homme et la femme qui vivent ces violences, offraient à approfondir ces questions.