Stratégie énergétique de l’Europe : enjeux et opportunités

Dossier : Vie des entreprises - Décarbonation et économie circulaireMagazine N°799 Novembre 2024
Par Olivier PERRIN

Oli­vier Per­rin, Senior Part­ner Ener­gy, Resources and Indus­trials, chez Moni­tor Deloitte, dresse pour nous un état des lieux de la stra­té­gie éner­gé­tique euro­péenne et fran­çaise dans un contexte où le nucléaire a le vent en poupe et où il faut réduire les cycles de déve­lop­pe­ment des renou­ve­lables et de l’hydrogène vert pour espé­rer tenir les ambi­tions en matière de décar­bo­na­tion fixées à l’horizon 2030 et 2050. Explications.

La crise énergétique et le contexte géopolitique impactent fortement la stratégie énergétique de l’Europe. Qu’avez-vous pu observer ? Quelles sont les tendances qui se dessinent ? 

Il n’existe pas de véri­table stra­té­gie éner­gé­tique euro­péenne, mais plu­tôt diverses stra­té­gies qui dif­fèrent d’un pays à un autre. L’Allemagne, la France, l’Italie ou encore les pays d’Europe du Nord ont des objec­tifs très dif­fé­rents en matière d’énergie, voire des visions contra­dic­toires, ce qui ren­force les ten­sions entraî­nées par la guerre en Ukraine, étant don­né qu’une large par­tie de l’Europe se four­nis­sait en gaz et char­bon russe.

Dans ce contexte, le nucléaire est reve­nu sur le devant de la scène, sous l’égide de la France, mal­gré un impor­tant front anti-nucléaire en Europe. En effet, l’Allemagne, qui avait fait le choix de stop­per ses pro­grammes nucléaires et de miser sur les renou­ve­lables, a fini par céder. La France, dont le pro­gramme nucléaire était à l’arrêt depuis plu­sieurs décen­nies, a relan­cé le déve­lop­pe­ment du nucléaire avec de nou­veaux inves­tis­se­ments pour déve­lop­per notam­ment des EPR de seconde géné­ra­tion, alors que jusque-là, il s’agissait de main­te­nir ou de fer­mer pro­gres­si­ve­ment les centrales.

« Il n’existe pas de véritable stratégie énergétique européenne, mais plutôt diverses stratégies qui diffèrent d’un pays à un autre. »

En paral­lèle, le gaz russe a très vite été rem­pla­cé par le gaz natu­rel liqué­fié amé­ri­cain. Les équi­libres des flux de pro­duits et d’hydrocarbures ont bou­gé avec des rela­tions plus pri­vi­lé­giées avec les États-Unis. Il faut néan­moins noter que le coût du gaz amé­ri­cain sous sa forme liqué­fiée est plus éle­vé (les émis­sions aus­si) que le gaz russe qui arri­vait en Europe direc­te­ment par tuyaux. Au-delà, ce chan­ge­ment de four­nis­seur impacte éga­le­ment la ges­tion des infra­struc­tures. Le gaz liqué­fié amé­ri­cain arrive doré­na­vant par bateau et doit être rega­zéi­fié. Il a donc fal­lu déve­lop­per les ter­mi­naux et les infra­struc­tures néces­saires pour réa­li­ser l’ensemble de ces opérations.

En outre, l’Europe a mon­tré un plus grand inté­rêt pour un cer­tain nombre de pays avec des accords signés avec l’Algérie et la Libye, et de nou­veaux accords avec le Qatar… Cette approche a per­mis de diver­si­fier signi­fi­ca­ti­ve­ment les sources d’approvisionnement en gaz afin de pou­voir sup­por­ter jusqu’à pré­sent la crise.

Côté éner­gies renou­ve­lables, on a pu noter une pro­gres­sion et des inves­tis­se­ments signi­fi­ca­tifs mal­gré des cycles de déve­lop­pe­ment qui res­tent très longs. En France, il a fal­lu 15 ans pour démar­rer le pre­mier parc éolien off­shore fran­çais. Des efforts impor­tants doivent encore être four­nis pour rac­cour­cir ces cycles, notam­ment en France, où ils sont les plus lents d’Europe.

L’enjeu aujourd’hui pour l’Europe et la France est de pouvoir disposer d’une énergie décarbonée et abondante. Dans ce contexte, quel rôle doit jouer les énergies renouvelables ? Quel état des lieux dressez-vous de la production des renouvelables en Europe ? 

La pro­duc­tion en Europe aug­mente, mais pas assez rapi­de­ment. Encore aujourd’hui, au niveau des pro­jets renou­ve­lables, il per­siste une cer­taine lour­deur admi­nis­tra­tive qui ralen­tit consi­dé­ra­ble­ment le lan­ce­ment, la réa­li­sa­tion et la connexion des pro­jets au réseau.

D’ailleurs, l’arrivée des éner­gies renou­ve­lables pose des pro­blé­ma­tiques au niveau des réseaux élec­triques qui doivent être moder­ni­sés, dotés de capa­ci­tés de sto­ckage supérieures…

On estime, d’ailleurs, qu’il va nous fal­loir encore un mini­mum de 10 ans pour avoir un mix éner­gé­tique plus favo­rable en termes de car­bone au niveau euro­péen. Cette réa­li­té sou­ligne encore la place essen­tielle, voire vitale du nucléaire. En France, il n’est, en effet, pas pos­sible d’envisager l’avenir éner­gé­tique du pays sans le nucléaire qui per­met d’avoir une élec­tri­ci­té abon­dante, fiable et pilo­table, ce qui n’est pas le cas avec les renou­ve­lables, dont il faut encore assu­rer le déve­lop­pe­ment des infra­struc­tures et des capa­ci­tés de sto­ckage. Des dizaines de mil­liards d’investissements sont à pré­voir sur les 15 pro­chaines années pour rele­ver ce défi ! Cet enjeu est encore plus mar­qué dans un contexte où une réelle vague de réin­dus­tria­li­sa­tion se pro­dui­rait ce qui néces­si­te­rait des avan­cées impor­tantes sur les outils de pro­duc­tion d’énergies et le déve­lop­pe­ment de réelles capa­ci­tés impor­tantes de stockage.

En paral­lèle se pose la ques­tion de l’acceptation par les popu­la­tions locales des pro­jets de champs éoliens, de fermes solaires, d’installations hydro, de métha­ni­seurs… Il y a un impor­tant tra­vail de péda­go­gie et de sen­si­bi­li­sa­tion à mener pour que ces pro­jets deviennent la norme.

Au-delà du solaire et de l’éolien, il faut exploi­ter toutes les pistes, comme la bio­masse et l’hydroélectricité, mal­gré l’impact du réchauf­fe­ment cli­ma­tique sur la dis­po­ni­bi­li­té de l’eau dans nos bar­rages. De nou­veaux inves­tis­se­ments et de nou­velles tech­no­lo­gies sont à pré­voir pour opti­mi­ser la production.

Au cours des dernières années, nous avons assisté à un réel engouement pour l’hydrogène vert qui a été présenté comme un des principaux vecteurs de la décarbonation de l’industrie et de la mobilité lourdes. Qu’en est-il ? Où en est cette filière aujourd’hui ?

Il y a eu en effet, un phé­no­mène d’emballement autour de l’hydrogène vert qui a été pro­pul­sé comme la solu­tion ultime de décar­bo­na­tion. Là encore, comme pour le renou­ve­lable, nous sommes sur un cycle très long. En outre, les quan­ti­tés d’hydrogène vert dis­po­nibles sont actuel­le­ment infinitésimales…

Pour déve­lop­per la pro­duc­tion d’hydrogène vert, il faut au préa­lable sécu­ri­ser des sources d’énergie décar­bo­née, notam­ment les renou­ve­lables, voire le nucléaire, pour faire tour­ner des élec­tro­ly­seurs de grande puis­sance, qui, par ailleurs, n’existent pas encore aujourd’hui.

L’hydrogène vert est une filière qui est encore en cours de struc­tu­ra­tion et qui a besoin de temps et de capi­taux. Il s’agit de lever l’ensemble des freins tech­no­lo­giques et capi­ta­lis­tiques pour espé­rer pou­voir pro­duire en quan­ti­té suf­fi­sante de l’hydrogène vert à l’horizon 2040.

“Nous devons absolument rendre attractive nos formations scientifiques pour s’assurer d’un leadership technologique sur les différentes énergies, c’est capital pour notre souveraineté.”

En paral­lèle, il me semble aus­si impor­tant d’en prio­ri­ser les usages et de s’intéresser, d’abord, à la décar­bo­na­tion des indus­tries qui actuel­le­ment consomment de l’hydrogène gris et qui peuvent très dif­fi­ci­le­ment être élec­tri­fiées : les raf­fi­ne­ries, les cimen­te­ries, cer­tains pans de l’activité minière… Vient ensuite la mobi­li­té lourde avec les trains et le trans­port rou­tier longue dis­tance. À ce stade, des tests ont été menés, mais les coûts res­tent trop éle­vés. Pour l’aviation, les cycles sont encore beau­coup plus longs, alors que pour le sec­teur mari­time, on peut ima­gi­ner avoir recours à du gaz sous sa forme liqué­fiée, du métha­nol, du e‑méthanol.

Enfin, il nous faut des quan­ti­tés et des volumes suf­fi­sants pour que le prix de la molé­cule d’hydrogène vert soit com­pé­ti­tif. Aujourd’hui, le kilo d’hydrogène vert est com­pris entre 5 et 7 euros, alors qu’il doit redes­cendre à 1 ou 2 euros pour être intéressant.

Avec une trajectoire de décarbonation ponctuée de jalons en 2030 et en 2050 avec l’objectif d’atteindre la neutralité carbone, quels sont les enjeux et les efforts qu’il faut encore fournir ? À date, cette feuille de route vous semble-t-elle réaliste ? 

La feuille de route est très ambi­tieuse et c’est une exi­gence qui peut faire avan­cer les pro­jets. Néan­moins, il me semble très dif­fi­cile et com­pli­qué de tenir les délais et de suivre les jalons. Au niveau mon­dial, nous avons encore 80 % de l’énergie finale qui pro­vient des hydro­car­bures et du char­bon, contre 83 % il y a envi­ron une décen­nie. En paral­lèle, il y a dans le monde encore 600 à 800 mil­lions de per­sonnes qui n’ont tou­jours pas accès à l’énergie et à qui nous ne pou­vons pas inter­dire l’accès aux éner­gies fos­siles, alors que des pays comme les États-Unis, la Chine, l’Inde, l’Indonésie consomment tou­jours plus d’énergies carbonées !

Si chaque pays doit faire des efforts, il est aus­si impor­tant d’avoir une approche glo­bale pour avoir un réel impact sur le cli­mat. La sub­sti­tu­tion des éner­gies fos­siles par des alter­na­tives renou­ve­lables et bas car­bone va néces­si­ter beau­coup plus de temps. Dans cette conti­nui­té, il me semble aus­si impor­tant de repen­ser la place du nucléaire dans le mix éner­gé­tique. En effet, la part du nucléaire, qui est une tech­no­lo­gie mature aux béné­fices avé­rés, doit aug­men­ter. Il en est de même pour l’éolien, le solaire, la bio­masse. N’oublions pas qu’à l’échelle de la pla­nète nous consom­mons tou­jours plus d’énergie ! A ce jour les renou­ve­lables ne rem­placent pas les fos­siles, ils se com­plètent pour satis­faire la demande.

Dans cette continuité, autour de quels enjeux et problématiques Deloitte accompagne ses clients ? 

Nous les accom­pa­gnons dans leur réflexion stra­té­gique et la tra­duc­tion de cette stra­té­gie en une tra­jec­toire car­bone qui va cou­vrir l’ensemble des 3 scopes. Nous abor­dons l’ensemble de leur chaîne d’approvisionnement afin de mieux en maî­tri­ser les maillons et déployer des leviers de décar­bo­na­tion au bon niveau. De même, nous sommes sol­li­ci­tés pour les aider à repen­ser com­plè­te­ment cer­taines acti­vi­tés et trou­ver des solu­tions innovantes.

Dans un contexte mar­qué par une véri­table infla­tion régle­men­taire, nous leur appor­tons aus­si un éclai­rage sur les der­nières évo­lu­tions et obli­ga­tions, comme la CSRD actuel­le­ment. Enfin, nous les accom­pa­gnons dans leurs démarches afin d’obtenir des sub­ven­tions au niveau fran­çais et au niveau européen.

Quelles pistes de réflexion pourriez-vous partager avec nos lecteurs ?

Il est impor­tant d’accorder une place plus impor­tante à la tech­no­lo­gie. La France doit creu­ser cette piste et étu­dier toutes les alter­na­tives. Par­mi celles-ci, il y a les SMR, ces petits réac­teurs nucléaires, qui ont voca­tion à ouvrir de nou­veaux hori­zons en matière d’électrification de grands parcs indus­triels mais aus­si dans la four­ni­ture de cha­leur. Il y a éga­le­ment des oppor­tu­ni­tés de mieux exploi­ter la géo­ther­mie, qui a de nom­breux atouts à faire valoir. D’autant plus que nous avons en France, les com­pé­tences tech­niques et tech­no­lo­giques pour déve­lop­per cette source, et que nous devons accé­lé­rer faire pas­ser son exploi­ta­tion à l’échelle sur l’ensemble du ter­ri­toire national.

En paral­lèle, il faut bien évi­dem­ment conti­nuer à avan­cer sur l’hydrogène vert, le nou­veau nucléaire, mais aus­si inno­ver pour trou­ver les tech­no­lo­gies néces­saires à ce chan­ge­ment de para­digme éner­gé­tique. L’IA et l’informatique quan­tique auront éga­le­ment un rôle à jouer et l’enjeu, à ce niveau, est aus­si de déve­lop­per la sou­ve­rai­ne­té de l’Europe.

Enfin, nous devons abso­lu­ment rendre attrac­tive nos for­ma­tions scien­ti­fiques pour s’assurer d’un lea­der­ship tech­no­lo­gique sur les dif­fé­rentes éner­gies, c’est capi­tal pour notre souveraineté.

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