Stratégies collectives pour projets émergents
Les consultants en stratégie ont développé leur savoir-faire en travaillant avec de grandes entreprises à la recherche de nouveaux produits et de nouveaux marchés. Certains ont appliqué ce savoir-faire à des entreprises petites et moyennes, pour les aider à se positionner par rapport à leurs concurrentes, à se redéployer, à croître.
Depuis quelques années, le paysage économique s’est transformé. Les projets innovants sont de plus en plus souvent portés par des entreprises nouvelles, dont la création et le démarrage demandent des appuis variés. Pour apporter ces appuis, les consultants doivent repenser leurs modes d’intervention.Élaborer la stratégie d’une entreprise qui n’existe pas encore, mettre au point ses produits, trouver ses marchés, réunir les financements, participer à la formation des hommes qui la dirigeront, l’accompagner dans ses premières années d’exercice, telles seront les principales composantes du métier de consultant dans le paysage économique du XXIe siècle, pour les activités de haute technologie, où on sait que 80 % des produits qui seront sur le marché dans dix ans n’existent pas encore.
Dans leur recherche d’efficacité, de compétitivité, les grandes entreprises se concentrent de plus en plus sur leur activité de base, leur « core business ». Les stratégies de diversification, avec les risques qu’elles font courir à l’entreprise, le poids de leur financement, les ressources humaines et techniques qu’elles consomment, ne sont plus engagées qu’avec réticence. Beaucoup de projets, proposés aussi bien par le marketing que par les services de recherche et développement (la R&D), restent dans les cartons.
Désormais, les activités nouvelles sont de plus en plus souvent portées par des structures nouvelles.
Aux États-Unis, un intense bouillonnement met en contact les ingrédients nécessaires à l’éclosion d’une nouvelle entreprise : les hommes, les projets, le financement.
En France, malgré les énormes efforts qui ont été faits ces dernières années, la « mayonnaise » ne prend toujours pas. On ne trouve facilement ni les projets, ni les financements, ni même les hommes.
Les projets sont étouffés, les financiers sont réticents à la nouveauté, les hommes préfèrent la voie royale de la grande entreprise aux affres et aux aléas de la création.
Comment faire émerger des projets ?
La première voie, la plus naturelle, est celle de l’essaimage stratégique. Si les grandes entreprises se concentrent sur leur activité de base, elles laissent de côté des projets qui ne les intéressent pas. Beaucoup d’entre elles affichent dans leur stratégie la volonté de valoriser à l’extérieur les idées de produits qui ne les intéressent pas directement. Seulement, dans la pratique, les ingénieurs n’aiment pas laisser partir des techniques et des savoir-faire qui pourraient servir un jour, qui font partie de leur substance vive, et ils préfèrent – consciemment ou inconsciemment – les stériliser pour qu’elles ne servent à personne. L’essaimage stratégique, malgré les bonnes intentions, a créé peu d’entreprises nouvelles.
La deuxième voie est celle des laboratoires de recherche, qui sont des lieux privilégiés d’émergence d’idées nouvelles dans les hautes technologies. L’idée est maintenant passée auprès des responsables de ces laboratoires, que la valorisation de leurs travaux est une nécessité.
Mais là non plus, les résultats ne sont pas au rendez-vous. La distance est bien trop grande entre le progrès scientifique réalisé et un produit commercialisable, et encore plus entre le produit et le besoin du client à satisfaire.
L’identification des projets dormants des entreprises, et des projets émergents dans les laboratoires, susceptibles de débouchés sur des marchés porteurs, demande non seulement des compétences techniques et du marketing, elle exige aussi l’habitude de lutter contre les freins culturels. Les consultants peuvent y apporter leur contribution, en appliquant leur savoir-faire et leur expérience.
Comment trouver les financements ?
L’argent existe, prêt à s’investir. Les montages financiers, associant des sources de financement publiques et privées, peuvent faire face à tous les types de situations.
Pourtant, les banques et les sociétés de capital-risque sont hésitantes à s’engager dans le financement d’entreprises nouvelles. Elles donnent l’impression d’accorder peu de confiance aux nouveaux projets qui leur sont confiés, et aux hommes qui sont porteurs de ces projets. Les financiers français seraient-ils plus timorés que leurs voisins, ou estiment-ils que les risques de la création d’entreprise sont plus importants en France qu’ailleurs ?
De fait, le taux d’échec des entreprises nouvelles est particulièrement élevé en France, dans la phase critique des trois premières années où s’apprécie la viabilité de l’entreprise.
Ce n’est pas seulement le projet initial qui intéresse le financier, c’est l’aptitude des dirigeants à conduire l’entreprise sur la durée. Or il est rare de trouver des hommes capables simultanément de comprendre techniquement un projet de haute technologie, d’en appréhender la clientèle potentielle, et de gérer sur la continuité l’entreprise correspondante. À chaque fois qu’un accompagnement de la nouvelle entreprise peut être mis en place, sous forme de parrainage ou de recours à des consultants, la probabilité de survie augmente.
Dans la recherche du financement, les consultants peuvent jouer un rôle important à trois niveaux.
Le premier niveau est celui de l’estimation de la rentabilité du projet : il s’agit de construire un « business plan » crédible.
Le deuxième niveau est celui du financement proprement dit, pour lequel il est généralement nécessaire de mobiliser plusieurs sources, chacune apportant une sorte de caution aux autres.
Enfin, le troisième niveau est celui de l’accompagnement, généralement indispensable à la survie. Le consultant retrouve là son métier le plus habituel d’aide à la gestion de l’entreprise, même s’il n’intervient que de façon ponctuelle et répartie dans le temps.
Comment trouver les créateurs d’entreprise ?
Contrairement à ce que l’on croit souvent, ce ne sont pas seulement les projets et les financements qui manquent dans la création d’entreprise. La véritable ressource rare, ce sont les hommes réellement formés au métier qu’ils vont avoir à exercer.
Si les États-Unis ont vu émerger un Steve Jobs, créateur d’Apple et du Macintosh, un Bill Gates créateur de Microsoft, et bien d’autres fondateurs d’entreprises high tech, ce n’est pas tant par la haute qualité de l’enseignement dispensé que par le « bain culturel » dans lequel sont plongés ces hommes pendant leur période de formation.
En France, constatant que les diplômes élevés n’augmentent pas la probabilité de réussite, certains ont été jusqu’à proclamer : « Un entrepreneur ne se forme pas ». En creusant un peu plus, on peut constater que si, effectivement, le niveau de formation initiale joue peu pour créer une entreprise courante – il n’est pas indispensable d’avoir le bac pour être patron d’un restaurant qui marche bien -, les entreprises high tech demandent un niveau élevé des managers.
Les expériences menées depuis une dizaine d’années par des écoles de commerce et certaines écoles d’ingénieurs montrent que, même dans la situation actuelle, on peut fort bien faire émerger des gens qui ont le profil d’entrepreneurs, et leur inculquer – par des méthodes qui rompent avec l’enseignement traditionnel – les connaissances et les comportements qui les aideront à réussir dans leur futur métier.
Aujourd’hui, on ne peut plus dire que seuls les enfants d’entrepreneurs deviennent entrepreneurs. Mais les ingénieurs et scientifiques demeurent encore majoritairement à l’écart de ce mouvement. Ils continuent à privilégier les formations spécialisées qui les conduiront vers les grands projets et les grandes entreprises… voire vers les grands corps de l’État.
Une révolution culturelle reste à faire pour qu’une proportion importante de jeunes ingénieurs et chercheurs quittant le système éducatif, entrent dans des entreprises nouvellement créées, ou créent eux-mêmes leur propre entreprise.
Le système éducatif est conscient des enjeux, et les propositions se multiplient pour mettre au point des formations nouvelles destinées à ceux qui veulent se lancer dans la création d’entreprises high tech. Ces formations comporteront une forte proportion de « mise en situation », au sein d’entreprises existantes, et de simulations ou de jeux d’entreprises.
Les consultants pourront certainement participer à de telles formations d’entrepreneurs, car le corps enseignant s’élargira nécessairement à des professionnels de la gestion des entreprises.
Quelles stratégies collectives pour les projets émergents ?
À beaucoup d’égards, la création d’entreprise est aujourd’hui en rupture par rapport aux pratiques que nous connaissions il y a quelques années encore, et qui imprègnent notre inconscient collectif.
Le créateur d’entreprise était quelqu’un qui disposait d’un peu d’argent, cherchait une bonne idée pour se mettre à son compte, trouvait dans sa famille les appuis nécessaires à son démarrage, et parvenait à réunir les fonds nécessaires au démarrage grâce à son réseau de relations. La création d’entreprise était une aventure individuelle ou familiale.
Aujourd’hui, l’initiative individuelle ne suffit plus, au moins pour les entreprises à fort contenu technologique qui devront constituer la base de notre tissu économique au début du XXIe siècle. La création d’entreprise implique un nombre croissant de partenaires, ce qui en fait une aventure collective, et à ce titre beaucoup plus difficile à mener.
Le créateur d’entreprise n’est plus seul. Il s’agit souvent d’une petite équipe alliant les compétences techniques, commerciales et de gestion. Le porteur d’un projet doit donc d’abord trouver un ou plusieurs partenaires lui apportant une complémentarité.
La nouvelle équipe doit ensuite trouver l’ensemble des partenaires extérieurs qui participeront à l’aventure. Des partenariats scientifiques ou techniques seront indispensables pour maintenir la technologie au meilleur niveau.
Des accords avec de grandes entreprises seront parfois nécessaires pour de nombreuses actions d’accompagnement.
Les organismes de financement constituent un troisième type de partenaires, qu’il faut bien choisir pour l’accompagnement des années difficiles.
Enfin les collectivités territoriales sont de plus en plus parties prenantes des créations d’entreprises qu’elles peuvent favoriser par des mesures favorables aux implantations : dispositions fiscales particulières, pépinières d’entreprises, financement dans certains cas.
Par cette multiplicité d’inter-relations, la création d’entreprise devient un véritable système complexe, qu’il faut gérer comme tel. La stratégie de création et de développement devient elle-même complexe, car elle doit se développer sur tous les plans, et tenir compte de la diversité des jeux d’acteurs.
Quel rôle pour les consultants ?
La complexité des situations, le grand nombre d’acteurs à fédérer, l’ampleur des enjeux dans certains cas sont des facteurs favorables à l’exercice des talents de consultants, mais de nombreux freins s’opposent à leur intervention selon les conditions habituelles.
Pendant la phase de création de l’entreprise, tout d’abord, il peut arriver que le projet et son financement existent avant même que le chef d’entreprise soit clairement identifié. Le consultant a bien du mal à intervenir, alors même que la complexité du projet peut nécessiter l’existence d’un architecte d’ensemble, capable d’identifier et de fédérer tous les acteurs. C’est probablement la raison pour laquelle, jusqu’à présent, le mouvement associatif est beaucoup plus intervenu, dans cette phase initiale, que les cabinets de consultants. Pour les projets d’envergure, il deviendra de plus en plus nécessaire de prévoir les modalités d’interventions professionnelles pour faire l’ingénierie du projet. Leur financement devrait, bien entendu, faire partie du « business plan ».
Ensuite, une fois l’entreprise créée, il devient plus facile de proposer au chef d’entreprise un appui à sa stratégie, et même au bon fonctionnement de son entreprise. Mais si l’entreprise a besoin de consultants pour l’aider à passer les caps difficiles pendant les deux ou trois premières années, elle a rarement les moyens de les payer. Il est pourtant indispensable de passer harmonieusement le relais, le cas échéant, entre l’association intervenue dans la phase initiale, et la société de conseil qui apportera les moyens techniques nécessaires.
Actuellement, la solution qui donne les meilleurs résultats est celle du « parrainage » du nouveau chef d’entreprise par un patron plus chevronné. Il est bien évident qu’une telle solution ne peut être que partielle : le temps d’un patron est précieux, et l’accompagnement demande l’appui d’un ou plusieurs professionnels. Dans cette phase comme dans celle de la création, les chances de succès seront fortement améliorées si l’intervention de consultants est prévue dès le départ, et son financement assuré dans le cadre du « business plan ».
Prévoir dès le départ les interventions de professionnels sera une des conditions de réussite des projets émergents dans le domaine des hautes technologies.
Si le redéploiement de notre tissu économique doit se faire par l’éclatement des structures hyper-concentrées et la création d’un ensemble diffus de haut niveau, il est bien clair que tout le monde doit y participer. Il est dans la nature du métier de consultant d’anticiper les mutations, et d’être un moteur du changement culturel. Ce sera un des défis de la profession dans les dix prochaines années.