Stratégies coopératives et régulation de monopole naturel : étude de deux cas dans le domaine du transport
Le déploiement des politiques européennes ou nationales de dérégulation appliqué à des secteurs fortement marqués par les économies de réseaux (énergie, transport, télécommunication) se heurte souvent à la nécessité de ne pas multiplier la construction d’infrastructures identiques sous-utilisées, tout en évitant que les infrastructures en place ne soient captées par un opérateur qui bâtirait ainsi des barrières à l’entrée pour la concurrence.
Cet article se propose d’évaluer dans quelle mesure il est possible d’inciter les prestataires utilisant les infrastructures devant être rentabilisées en mutualisant en partie la production de leur prestation, tout en restant concurrents à travers la production de prestations complémentaires et la commercialisation et ce dans deux cas : les terminaux portuaires à conteneurs et le transport combiné ferroviaire maritime.
Les terminaux portuaires à conteneurs
Un terminal à conteneurs permet de transborder des marchandises depuis des navires vers des moyens de pré postacheminement (route, fer, fleuve, voire mer). Ce service suppose l’accueil des navires porte-conteneurs, leur chargement-déchargement, la fourniture de prestations à la marchandise, et en particulier le stockage temporaire des conteneurs, et enfin, côté » terre « , leur chargement ou déchargement sur les camions, les trains et les barges.
L’enjeu : des économies d’échelle et l’optimisation de l’utilisation des ressources rares
La plupart de ces prestations supposent des investissements lourds dont le montant dépend principalement de la capacité attendue du terminal et qu’il convient de rentabiliser en gagnant du trafic.
Mais, plus la capacité mise à disposition est importante1, plus le coût moyen diminue grâce à la combinaison de deux effets d’échelle : la diminution du coût unitaire des moyens de production liée à leur mutualisation d’une part, l’augmentation de la productivité des moyens de production liée à l’augmentation des trafics d’autre part2.
Tandis que le premier, plus » classique « , porte principalement sur la construction des quais, l’acquisition et la gestion des engins de manutention (portiques et engins de parcs) et dans une moindre mesure sur la productivité des dockers, le second concerne les infrastructures maritimes et les infrastructures ferroviaires.
Concernant les infrastructures maritimes, les gains de productivité sont obtenus car l’accroissement de capacité permet d’amortir plus facilement les pics de charge. Ainsi la CNUCED a‑t-elle établi que le taux d’occupation souhaitable d’un poste à quai permettant de traiter correctement les navires sans que le délai d’attente ne s’allonge croît sensiblement lorsque le nombre de postes à quai offrant un service identique augmente. Dès lors, le trafic susceptible d’être traité par un poste à quai est supérieur lorsque plusieurs postes à quai similaires sont disponibles sur le terminal.
Côté ferroviaire, la prestation de passage portuaire, qui consiste à former des trains complets vers plusieurs destinations » inland » à partir de l’ensemble des terminaux du port à l’importation, depuis plusieurs destinations » inland » vers l’ensemble des terminaux du port à l’exportation, repose fonctionnellement sur le chargement-déchargement des wagons et sur le triage4. Les gains de productivité obtenus en augmentant la taille du terminal portent essentiellement sur le triage, car l’opérateur ferroviaire5, dont l’objectif est à l’importation de regrouper la marchandise correspondant à une direction donnée, aura d’autant plus de facilités à le faire que le trafic en question proviendra d’un nombre limité de points6.
La combinaison de l’ensemble de ces deux effets d’échelle pousse aujourd’hui les opérateurs à considérer que les nouveaux terminaux doivent être conçus pour traiter au minimum deux millions d’EVP (équivalent vingt pieds)7.
L’attractivité des stratégies de rente
Les prestations de passage portuaire délivrées à Barcelone, au Havre, à Anvers ou à Marseille ne sont pas en concurrence dans l’absolu, car le lieu où elles sont réalisées est une de leurs caractéristiques majeures, différenciatrice la plupart du temps du point de vue de la demande8. La concurrence entre ces ports s’exerce avant tout pour une demande d’acheminement d’une origine à une destination (O/D), les prestations en concurrence étant, par exemple, un acheminement via Marseille permettant de réaliser l’O/D demandée et un acheminement via Barcelone permettant de réaliser la même O/D. Le » poids » du passage portuaire dans l’offre d’acheminement, bien qu’il dépende de l’O/D, reste le plus souvent marginal par rapport au coût du transport terrestre ou au coût du transport maritime, si bien qu’il est tentant, pour un opérateur de terminal, et quitte à renoncer à certains trafics, de fixer des prix élevés, notamment lorsqu’il est le seul opérateur de terminal à conteneurs sur le port.
L’attractivité des stratégies de contrôle pour les armateurs
Parmi les utilisateurs9 du terminal, les armateurs maritimes jouent un rôle déterminant du fait de leur taille. Les plus gros d’entre eux essaient d’ailleurs de s’affranchir des opérateurs de terminaux en tentant d’être l’opérateur de leur propre terminal, et peuvent être des alliés puissants pour contrer les stratégies de rente des opérateurs de terminaux. Mais, vues de l’autorité portuaire, ces alliances avec les armateurs peuvent aussi avoir deux inconvénients :
- lorsque l’opérateur portuaire est filiale d’un armateur, il est à la fois juge et partie et peut dans certains cas être tenté de favoriser sa maison mère ;
- en général, les trafics maîtrisés par un armateur dans un port sont très inférieurs aux deux millions d’EVP nécessaires.
Les stratégies adoptées par les autorités portuaires
L’autorité portuaire, dont le principal levier10 est désormais d’allouer au mieux les espaces et les quais aux différents opérateurs de terminaux11, doit proposer des concessions de grande capacité de manière à faire jouer les effets d’échelle au maximum, mais doit aussi faire en sorte que les opérateurs retenus ne puissent pas ou n’aient pas intérêt à développer des stratégies de rente axées sur les trafics captifs. Pour cela, elle peut s’appuyer sur les armateurs qui partagent cet objectif.
Lorsque le trafic attendu est supérieur à 2 ou 3 millions d’EVP, l’autorité portuaire est en général en mesure d’inciter efficacement les opérateurs de terminaux à renoncer aux stratégies de rente, tout en favorisant les effets d’échelle, et sans avoir recours ou en limitant le recours aux armateurs. Il leur suffit d’attribuer les nouveaux terminaux à des opérateurs distincts. On peut considérer que cette situation est celle des trois grands ports du Nord : Rotterdam, Anvers et Hambourg12.
Lorsque le trafic attendu dans un port est inférieur à 2 ou 3 millions d’EVP, il est plus difficile de concilier les deux objectifs. Dans la plupart des cas, les autorités portuaires renoncent aux effets d’échelle et allouent des terminaux plus petits, non optimisés. Ces stratégies rencontrent les intérêts de ceux des armateurs qui ne veulent pas dépendre des opérateurs de terminaux, mais qui ne disposent pas en général des volumes suffisants dans un port pour opérer leur propre terminal. C’est ainsi que Maersk s’est » installé » respectivement à Zeebrugge et à Brême pour opérer les trafics qu’il destinait auparavant à Anvers et à Hambourg, et que CMA envisage de s’installer à Marseille et au Havre.
La forme que pourrait prendre une stratégie coopérative ouverte
Dans un port de taille moyenne, une politique de développement respectueuse de l’argent public devrait donc réussir à prendre en compte les effets d’échelle, tout en évitant les stratégies de rente des opérateurs de terminaux, et les stratégies de contrôle des armateurs. Cette politique pourrait consister à allouer un unique terminal à un opérateur dont l’actionnariat serait partagé entre les principaux armateurs intéressés et, le cas échéant, l’autorité portuaire13.
Le transport combiné ferroviaire maritime
On entend par transport combiné ferroviaire maritime l’activité qui consiste à acheminer des conteneurs maritimes entre un port maritime et une destination intérieure en utilisant le chemin de fer sur au moins une partie du trajet.
Les enjeux pour les ports et, au-delà, pour le commerce extérieur français
La massification des flux maritimes, liée au développement du conteneur, a contribué à élever très largement les seuils de trafic qu’un port doit maîtriser pour être considéré comme un port de premier rang par les grands armateurs14. La desserte ferroviaire, en approfondissant l’hinterland naturel des ports, contribue fortement à l’atteinte de ces seuils.
La situation actuelle, caractérisée par un fort développement de l’offre ferroviaire dans les ports du Nord et par une stagnation voire un déclin de celle des ports français, pourrait conduire à plus ou moins long terme, et malgré les investissements portuaires massifs consentis dans les deux grands ports français, à leur rétrogradation – c’est-à-dire à la diminution drastique des liaisons maritimes directes vers les grandes destinations internationales – et réduire d’autant l’attractivité du territoire français auprès des logisticiens et des industriels.
Comment en est-on arrivé là ?
L’acheminement des conteneurs entre les ports maritimes et les destinations intérieures par voie ferroviaire sur au moins une partie du trajet nécessite à l’importation15 de :
- rassembler les conteneurs qui vont vers la même destination et les charger sur le train (« collecte portuaire »),
- acheminer les conteneurs par voie ferroviaire vers un chantier rail-route,
- transborder les conteneurs,
- acheminer chaque conteneur jusqu’au point de livraison finale, attendre qu’il soit » dépoté » par le chargeur et rapporter le conteneur vide à l’endroit convenu dans le contrat de transport.
Pour bâtir un système à la fois rentable et performant, l’opérateur doit réussir à remplir ses trains tout en offrant des dessertes fréquentes, voire très fréquentes.
Le remplissage des trains16 est indispensable car la plus grande partie du coût de l’acheminement17 varie très faiblement en fonction du nombre de conteneurs transportés alors que le chiffre d’affaires lui est directement proportionnel. L’obligation de fréquence quasi quotidienne des départs correspond, quant à elle, à la volonté des grands » faiseurs « 18 de garantir à leurs donneurs d’ordre des délais de livraisons compétitifs alors qu’ils ne sont jamais réellement sûrs de l’heure, voire du jour, de présentation de leur marchandise au point de départ.
Pour remplir les trains tout en offrant un grand nombre de dessertes (destinations et fréquences), les opérateurs historiques européens se sont pendant longtemps concentrés sur l’optimisation du système de production en considérant le plan d’offre comme une obligation19 et ont eu recours à un point nodal d’éclatement pour massifier les flux.
Cependant, les gains obtenus en optimisant le remplissage des trains ne compensaient plus l’éparpillement de l’effort commercial, l’augmentation des coûts liés au tri des wagons et aux kilomètres supplémentaires parcourus, ni la diminution de la qualité de service liée à la complexité du système, si bien que cette solution a basculé en Allemagne depuis près de dix ans vers des solutions à plus faible taux de rééclatement, mises en œuvre par des opérateurs alternatifs qui, en concentrant leurs offres sur les flux les plus denses, ont obtenu des succès commerciaux significatifs.
La neutralisation du risque commercial
Dans le cas des navettes point à point, mises en place en Europe du Nord dans les dix dernières années, l’essentiel de la marge, qui provient de la capacité des opérateurs à remplir les trains, repose sur la commercialisation du service, si bien que les nouveaux entrants sont en réalité issus de partenariats entre » gros faiseurs « . Les montages mis en place, dont l’objet est de partager les moyens de production tout en restant concurrent sur la commercialisation du service20, consistent à prévendre l’intégralité de la capacité à prix coûtant21, en répartissant les créneaux entre les actionnaires de l’opérateur, charge aux actionnaires de revendre leurs créneaux par la suite. Cela permet à l’opérateur de se concentrer sur le risque industriel, et aux actionnaires de partager le risque commercial. Pour que le système fonctionne, il est toutefois nécessaire que le nombre de faiseurs nécessaire pour atteindre les seuils de rentabilité soit suffisamment limité de sorte que la stratégie coopérative puisse effectivement se mettre en place.
La situation française
La situation française est caractérisée par une faible densité de trafics et, si l’on compare la carte des flux actuels au départ ou à l’arrivée des ports français et les seuils de rentabilité22 des principales liaisons, on s’aperçoit qu’un nombre très limité d’O/D est éligible, que la concurrence n’est possible sur quasiment aucune, et que la somme des trafics maîtrisés par les principaux faiseurs d’une liaison est en général inférieure au seuil de rentabilité, si bien que la mise en place spontanée de stratégies coopératives devient difficile.
Dans ces conditions, une politique de dérégulation destinée à favoriser le report modal route-fer, qui prendrait en compte le caractère naturellement monopolistique de l’activité ou en tout cas d’une partie de l’activité, pourrait avoir pour objectif de favoriser la mise en place de stratégies coopératives, et prendre la forme d’une prise en charge, partielle et temporaire sur une liaison donnée, du risque commercial23.
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1. En supposant bien sûr que la capacité soit bien dimensionnée.
2. Il conviendrait d’ajouter que plus les terminaux sont grands, plus les navires le sont, plus les escales sont importantes, et les plans de chargement bien faits si bien que la productivité s’améliore. Mais on ne considère que les effets d’échelle liés au passage portuaire pour un trafic donné dans l’analyse ci-dessus.
3. L’arrivée des navires est modélisée par une loi d’Erlang d’ordre 2.
4. Dans la pratique, la mise en œuvre de ces deux fonctions unitaires est variable suivant les ports. À Hambourg par exemple, la fonction de triage est ferroviaire, et le chargement-déchargement des wagons est réalisé directement sur le terminal portuaire. À Rotterdam, il n’y a aucun triage ferroviaire, la fonction de triage est réalisée par l’opérateur du chantier ferroviaire qui va chercher les conteneurs du train en partance vers une destination donnée sur l’ensemble des terminaux portuaires concernés. Cela suppose que le ou les chantiers ferroviaires ne soient pas trop éloignés des terminaux portuaires.
5. L’opérateur ferroviaire dont il est question ici est l’opérateur qui commercialise le service de transport ferroviaire entre le port et la destination » inland « . Pour produire ce service, il utilise les solutions de collecte portuaire proposées par les prestataires en place.
6. Si l’opérateur réussit à constituer son train à partir d’un seul terminal, la situation est idéale car il n’y a pas de triage. Ce n’est malheureusement pratiquement jamais le cas et, dans la pratique, les trains qui quittent le terminal transportent des conteneurs vers de multiples destinations et sont recomposés ensuite. La réduction du nombre de points de collecte permet malgré tout de limiter le triage car les opérateurs de terminaux constituent des lots par destination. La problématique est similaire à l’exportation, à ceci près que le nombre de destinations finales des conteneurs à l’intérieur du port est en général inférieur aux nombres de destinations » inland « .
7. À titre d’exemple, le projet Anvers Gateways prévoit la création de deux terminaux de 3,5 millions d’EVP de capacité équipés l’un et l’autre de chantier ferroviaire intégré de grande capacité.
8. À l’exception notable des prestations de transbordement mer-mer, qui du point de vue de la demande sont quasiment indépendantes du lieu où elles sont délivrées.
9. Les armateurs maritimes côté mer, les transporteurs routiers, les opérateurs de combiné et les armateurs fluviaux côté terre.
10. La focalisation de l’autorité portuaire sur ce rôle correspond à la pratique des ports du Nord, dans lesquels l’autorité portuaire est principalement le landlord. En France les autorités portuaires assurent encore une partie du passage portuaire directement, mais les nouveaux terminaux à conteneurs seront entièrement concédés.
11. Et, en amont aux différents types de trafics (vracs, liquides, conteneurs, passagers…).
12. Le nombre d’opérateurs reste limité à deux, y compris dans ces grands ports, mais la très forte proximité des ports concurrents contribue aussi à limiter les stratégies de rente.
13. Le rôle de l’autorité portuaire serait de garantir l’accès du terminal aux armateurs n’étant pas présents au capital.
14. En effet, pour rentabiliser leurs porte-conteneurs géants dont la capacité peut atteindre 10 000 EVP, les armateurs limitent au maximum les temps d’escale – donc le nombre des escales – dans les ports. Ainsi, les grands porte-conteneurs actuels ne font-ils plus, dans la plupart des cas, que quatre escales en Europe sur les rotations Est-Ouest, si bien qu’un port n’est retenu que lorsque l’armateur peut charger ou décharger un minimum de 2 000 conteneurs pendant l’escale.
15. À l’exportation le processus de production est quasiment symétrique.
16. Bien que le nombre de conteneurs minimum permettant au train d’être rentable varie, notamment en fonction de la distance parcourue, on considère qu’un » bon remplissage » moyen est de l’ordre de 40 conteneurs par train soit environ 60 EVP pour un nombre équivalent de 20 pieds et de 40 pieds.
17. Ceci est vrai pour l’acheminement ferroviaire qui constitue une part importante du coût total de l’acheminement. Le coût d’un transbordement dépend davantage du nombre de conteneurs, mais le coût par conteneur diminue considérablement dès lors que le chantier rail-route est fortement utilisé. De même, les systèmes de collecte portuaire et, dans une moindre mesure de desserte routière terminale, peuvent être plus facilement optimisés lorsque les flux sont plus denses.
18. On entend par » faiseur » un faiseur de trafic c’est-à-dire l’opérateur qui a la responsabilité d’acheminer la marchandise sur le flux considéré.
19. Relevant le plus souvent d’ailleurs d’une logique d’aménagement du territoire.
20. Les moyens de production mis en commun se limitent le plus souvent à l’acheminement ferroviaire. La commercialisation des services et la terminaison routière sont le plus souvent directement prises en charge par les partenaires.
21. Le prix de revient étant calculé sur la base d’un train entièrement rempli.
22. On entend par seuil de rentabilité le trafic nécessaire au remplissage d’un train quotidien dans les deux sens sur le trajet considéré.
23. Les autorités portuaires (Ports autonomes) semblent présenter de nombreux avantages pour jouer ce rôle ; elles sont directement intéressées par la qualité de la desserte ferroviaire des ports tout en étant suffisamment neutres vis-à-vis des différentes parties prenantes.