Sur la naissance de la Résistance
J’ai le privilège d’être le dernier vivant des trente-trois polytechniciens Compagnons de la Libération qui ont contribué à l’honneur de notre École.
André Dewavrin, dit « le colonel Passy », en tenue de commando. |
À ce titre, je voudrais évoquer moins mon passé que l’esprit de la Résistance, sa naissance et son actualité. Notre camarade Serge Ravanel (39), compagnon de la Libération, a écrit sur ce thème un livre magnifique, L’Esprit de résistance, où il restitue le drame de ses luttes secrètes et les pensées qu’elles lui inspirent. Il était » terroriste » en civil alors que j’étais » déserteur » en uniforme. Il animait la Résistance intérieure dans le Sud-Ouest. J’avais pris la décision de m’engager dans la Résistance extérieure. Des milliers de kilomètres nous séparaient à cette époque. Nous n’avons pu nous rencontrer qu’après la guerre, dans une confiance amicale et un respect mutuel immédiats.
Quand il fallait désobéir
De mon côté, j’ai évoqué mon passé de résistant dans un livre, Les Combats et l’Honneur des FNFL, prix littéraire de la Résistance. Je n’y reviendrai que sur deux points.
Il fallait des convictions et une éthique forte pour nous engager dans la Résistance afin de défendre la liberté et notre pays
D’une part, mon passage à l’École du génie maritime m’a sauvé la vie car j’y avais appris la subtilité des lois de l’hydraulique, ce qui m’a permis de réparer mon sous-marin avarié dans les eaux glacées des fjords de Norvège ; sinon j’y reposerais encore.
D’autre part, ma cascade de désobéissances entre mai 1940 et fin 1941 : au planning de l’état-major de la marine en mai 1940, au maréchal Pétain, à l’amiral Muselier (péché véniel), au commandant de mon aviso pendant les combats ; toutes étaient dictées par mon éthique.
Ma vie professionnelle après la guerre a été consacrée à l’innovation, depuis la conception de navires méthaniers jusqu’au stockage souterrain de méthane.
Venons-en au sujet qui me tient à cœur, la naissance de l’esprit de la Résistance.
Dans l’été 1940, le général de Gaulle était peu connu, condamné à mort, suspecté de visées dictatoriales, tendance prépondérante à l’époque. Il fallait donc d’abord des convictions et une éthique forte pour nous engager dans la Résistance afin de défendre la liberté et notre pays. Des Français se sont engagés dans la Royal Navy pour continuer le combat, d’autres sont devenus des Français libres, mais allergiques au général de Gaulle.
Se résoudre à des choix dramatiques
Plus résolus encore, ceux qui se sont évadés ou ont déserté pour rejoindre la Résistance. Notre camarade Honoré d’Estienne d’Orves, officier de marine, a écrit à son amiral le 10 juillet 1940 cette phrase bouleversante : « Je vous demande seulement que ma désertion soit annoncée d’une façon telle que les autorités allemandes qui contrôlent le lieu de résidence de mon épouse et de mes quatre enfants n’en soient pas avisées « , choix dramatique de conscience pouvant paraître infamant comme abandon de famille et désertion. Mais sa morale personnelle lui imposait cette décision ; elle le conduira à la mort – il est fusillé en France occupée quelque temps après.
Par contre, plus de 95 % des dizaines de milliers de soldats, de marins et d’officiers libres de leur choix et se trouvant en Angleterre pour différentes raisons en juin 1940 ont décidé de rentrer en France ; c’est dire le peu de prestige du Général à l’époque et la force de caractère de ceux qui sont restés pour combattre.
La Résistance a donc d’abord été le choix d’une petite minorité d’hommes endurcis par leur éthique personnelle, se sentant totalement responsables de leurs actes et obéissant à leur conscience avant d’obéir aux autres.
La discipline restait une modalité essentielle, pas un principe absolu, mais tout au plus une excuse.
Lentement au début, et progressivement, le génie du général de Gaulle a percé et amplifié son rôle et sa gloire. Sans lui, la Résistance aurait été plus modeste comme dans d’autres pays occupés, et la France n’aurait pas joué son rôle parmi les cinq grands.
Résister aujourd’hui
Mais tout cela paraît du passé, une histoire de vieux, sans écho dans le temps présent. Nous sommes en démocratie, la parole et les actes sont libres. Et pourtant, à mes yeux, renaît un contexte différent mais propice à ce qui a motivé l’esprit de la naissance de la Résistance. Il s’est réincarné dans ce qui fait son essence : des initiatives isolées et désintéressées dictées par une éthique forte, personnelle, d’opposition aux carences d’un contexte de plus en plus complexe. J’ai bien dit « désintéressées « , car trop souvent on confond la Résistance avec la défense très respectable d’un intérêt de groupe ou, pire, avec l’envie de se mettre en valeur.
L’esprit de la Résistance resurgit, au prix éventuel de freins à l’avancement, d’une carrière brisée ou d’une vie de famille perturbée.
Un exemple : le combat isolé pendant des années du docteur Irène Frachon (ma voisine en Bretagne) contre un médicament dangereux : le Mediator. Elle raconte dans son livre son action contre le conformisme prédominant. On la salue maintenant avec respect mais on oublie ses années de persévérance contre l’incompréhension, pour aboutir avec quelques amis à faire connaître puis accepter la vérité qu’elle défend ; action bien modeste mais significative, comparée aux résistances célèbres du passé : les combats solitaires et mortels de Copernic, Galilée, etc. Oserai-je citer Jésus-Christ ?
A contrario, bien des banquiers, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, regrettent aujourd’hui que les turpitudes de certains de leurs confrères n’aient pas été dénoncées plus tôt par un homme courageux, banquier, journaliste ou autre. L’image de la banque, son bilan et la satisfaction de ses clients s’en seraient mieux portés. Mais, direz-vous, soyons fatalistes, ces défaillances ne sont que des cas isolés. Voire.
Face à d’autres dangers
L’imagination de l’escroc court plus vite que son gendarme
Le danger actuel est d’une nouvelle nature. Notre monde est de plus en plus bouleversé par l’explosion des découvertes, des innovations mais aussi des désordres climatiques, énergétiques, politiques, etc.
La démocratie avance dans certains pays par son avènement et dans d’autres lentement, par nature, dans ses décisions. Elle nous protège, mais les innovations comme les catastrophes prolifèrent et n’attendent ni le travail du législateur, ni la découverte, ni l’appréciation de leurs effets induits et indus. Ceux-ci sont pour une bonne part imprévisibles. Cet état de fait stimule les initiatives d’hommes futés, voire géniaux. Si certains sont parfaitement honnêtes et désintéressés, d’autres constituent une mauvaise herbe insidieuse, voire totalement néfaste. L’imagination de l’escroc court plus vite que son gendarme.
Les pouvoirs publics, dans leur sagesse, ne manquent pas, après un incident grave, de créer une commission de contrôle ou de surveillance ad hoc, ou d’accroître le pouvoir et le rôle d’une commission existante. Des décisions fleurissent dans ce sens mais on ne peut, ni à titre préventif ni à titre curatif, les multiplier pour prévenir ou contrôler les incertitudes foisonnantes de notre temps. De plus, l’application de ces décisions tombe parfois en désuétude par manque ultérieur d’incidents à gérer.
Encourager l’initiative individuelle
Ce ne sont ni les législateurs, qui réagissent difficilement dans l’urgence, ni l’expert si compétent soit-il qui pourront prévenir ou contrôler immédiatement tous les effets de ces phénomènes nouveaux. Aussi paraît-il nécessaire de reconnaître et de favoriser l’initiative d’individus et de petits groupes désintéressés qui, forts d’une éthique de responsabilité personnelle, réagissent à contre-courant devant un danger ponctuel mal identifié et non plus dans une perspective globale de résistance contre un envahisseur.
Serge Ravanel concluait son livre écrit il y a plus de quinze ans par un vœu : » Le moment n’est-il pas venu de faire revivre l’esprit de la Résistance ? »
Le faire renaître me paraît aujourd’hui une nécessité.
Par Étienne SCHLUMBERGER (36)
avec l’aide d’Alain SCHLUMBERGER (48)
Hommage
Témoignage essentiel, la lettre d’Étienne Schlumberger est aussi pour La Jaune et la Rouge l’occasion de rendre hommage à l’action de nombreux camarades au service de la Résistance, qui ne sont pas tous aussi connus que les trente-trois. La Jaune et la Rouge rappelle également à ses lecteurs que le groupe X‑Résistance, présidé par Bernard Esambert (54), organise régulièrement des manifestations et des expositions.
Commentaire
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Honneur
Pour connaître personnellement Etienne Schlumberger, mon voisin en Bretagne, je souhaite inviter tous nos camarades à lire son livre « L’Honneur et les Rebelles de la Marine Nationale ». Il y dresse une analyse remarquable de la Marine Nationale, et de ses valeurs. Il rappelle que la Marine a (proportionnellement) peu contribué à la Résistance, et en donne les raisons (Estienne d’Orves est « excusé » par sa hiérarchie de son crime, car il n’est pas un vrai marin : c’est un X … sic !).
A lire et relire, car pour avoir fait mon service dans la Royale, je ne crois pas que les temps aient changé.
Et au delà de la Royale, son exemple doit nous inspirer. Qui sait ce que nous aurions fait à sa place, dans les conditions qu’il décrit. Le militaire est par nature légitimiste, et à l’age où il s’est mutiné, peu d’entre nous l’auraient suivi.
Et la frontière qui sépare bonne et mauvaise décision est parfois si peu nette : à un général à qui je faisais lire le livre d’Etienne, et à qui je posais la question « qu’auriez vous fait ? », j’ai eu la réponse « à Alger, jeune lieutenant, j’ai fait le mauvais choix et ait été mutin … ».
Donc, grand respect pour notre ancien, qui a su, au fin fond de ses tripes, où se trouvait son devoir.
Respect !