Sur les sept mers du monde : la Flotte océanographique française
La Flotte océanographique française a su développer des moyens matériels et humains qui la placent au premier plan de la recherche mondiale. Son unification lui confère un caractère singulier en Europe. Elle est lancée actuellement dans une démarche prospective dont tout l’enjeu est de dessiner ce qu’elle sera demain – ses équipes, ses moyens, ses pratiques, ses campagnes –, pour qu’elle puisse continuer de se projeter sur les sept mers du monde et permettre aux scientifiques de décrypter le fonctionnement de l’océan global.
La France s’est engagée dans le mouvement international d’observation des océans, d’abord indirectement sous l’impulsion du prince Albert Ier de Monaco. Ensuite par les premières campagnes océanographiques de l’un des ancêtres de l’Ifremer, l’Office scientifique et technique des pêches maritimes : principalement orientées vers l’halieutique, elles ont au départ été menées à bord de navires de la Marine nationale, de chalutiers reconvertis et du Pourquoi pas ? IV de Jean-Baptiste Charcot, puis grâce au Président Théodore Tissier, un navire dédié de 50,60 mètres, lancé en 1933. C’est à partir des années 1960 que des moyens navals plus conséquents, navires et engins sous-marins, ont été construits.
La Flotte océanographique française
Héritière de cette histoire, la Flotte océanographique française (FOF) est à la fois la plus grande infrastructure de recherche environnementale française, avec un budget annuel consolidé de plus de 80 millions d’euros, et l’une des plus importantes en Europe et dans le monde, grâce à une combinaison de moyens navals qui lui permet d’opérer depuis la côte jusqu’au grand large et depuis la surface jusqu’aux abysses, d’être présente sur toutes les façades maritimes de l’Hexagone et de se projeter dans l’Atlantique, l’océan Indien et le Pacifique. Double singularité en Europe, la Flotte est à la fois unifiée et multifonctionnelle.
“Double singularité en Europe, la Flotte océanographique française est à la fois unifiée et multifonctionnelle.”
L’unification
Au terme d’un long processus entamé au début des années 2010, l’unification de la FOF a abouti : en 2018, le sous-affrètement du Marion Dufresne par l’Institut polaire français a été repris par l’Ifremer ; parallèlement, l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et le CNRS ont transféré leurs navires océanographiques à l’Ifremer, respectivement en 2018 et 2020. Depuis 2020, la FOF est ainsi opérée par l’Ifremer et sa filiale d’armement, Genavir.
Grâce à une gouvernance adaptée, elle est cependant largement ouverte à l’ensemble de la communauté scientifique française (universités, CNRS, Ifremer, IRD, Muséum national d’histoire naturelle…). Cette unification est atypique en Europe : les autres grandes Flottes océanographiques nationales (Allemagne, Royaume-Uni…) sont en effet réparties, dans chaque pays, entre plusieurs établissements, ce qui leur demande un effort accru de coordination.
Des missions larges
Au-delà des campagnes de recherche scientifique qui constituent sa première raison d’être, la FOF est aussi chargée de réaliser des missions qui sont d’une autre nature : elle contribue aux formations organisées par les universités ; elle permet au Service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM) de mener des campagnes au profit de la Marine nationale ; elle effectue aussi des missions orientées vers l’appui aux politiques publiques ou alors dans le cadre de partenariat avec des entreprises. Elle est parfois ponctuellement impliquée dans des opérations exceptionnelles de secours : cela a été le cas, malheureusement en vain, en juin 2023, lorsque les équipes de Genavir et de l’Ifremer se sont mobilisées, dans un temps très court, pour participer aux opérations de sauvetage du sous-marin privé Titan qui avait disparu à proximité de l’épave du Titanic.
Une communauté humaine, scientifique et technique
La première question posée à propos de la Flotte océanographique française concerne presque toujours ses navires, leur nombre, leur taille, leur capacité, leur théâtre de déploiement… La Flotte ne se résume cependant pas à cette dimension : les instruments et engins qu’ils emportent et opèrent sont aussi essentiels. Surtout, la FOF n’existe que par les ingénieurs, techniciens, marins et logisticiens qui en ont la charge au sein de l’Ifremer et de Genavir, et pour la communauté scientifique qui l’utilise.
Réparties entre l’Ifremer (programmation des missions, conception des moyens navals et développements technologiques relatifs aux systèmes embarqués ou systèmes sous-marins) et sa filiale Genavir (réalisation des campagnes océanographiques et logistique afférente, maintien en conditions opérationnelles des navires et de leurs apparaux), ce sont près de cinq cents personnes qui sont engagées, à terre et en mer, dans cette très grande infrastructure de recherche.
Dans la période actuelle, les deux unités technologiques de la direction de la FOF sont impliquées dans des projets de grande ampleur tels que la maîtrise d’ouvrage de la construction du navire semi-hauturier destiné à remplacer le navire côtier Thalia dans la Manche et dans l’Atlantique, ou la qualification du robot sous-marin autonome Ulyx conçu par l’Ifremer et construit en partenariat avec l’entreprise Exail.
Un mouvement international d’observation
Il y a un siècle et demi, l’expédition anglaise menée à bord du navire HMS Challenger a marqué une étape majeure dans l’histoire de l’exploration et de l’observation de l’océan et déclenché une véritable émulation parmi les grandes nations industrielles.
D’autres pays se sont ensuite lancés dans cette aventure, d’abord en se dotant de navires océanographiques, c’est-à-dire de bateaux équipés d’instruments scientifiques et ‑techniques destinés à observer la colonne d’eau, à cartographier les fonds marins, à recueillir des échantillons, à déployer des bouées d’observation, à conduire des pêches scientifiques… ; puis en développant de nouveaux moyens d’investigation et d’intervention, des engins sous-marins habités ou des robots téléopérés depuis le bord, des carottiers pour extraire des sédiments profonds, des équipements sismiques pour analyser la nature des fonds marins…
Dans les dernières décennies, la palette de ces moyens navals d’exploration, de reconnaissance, d’observation et d’expérimentation s’est élargie. D’abord grâce aux satellites pour l’observation spatiale de l’océan, qui nécessitent cependant des calibrations in situ pour lesquelles les moyens à la mer restent essentiels. Ensuite grâce à des moyens autonomes, de surface ou sous-marins (flotteurs, drones ou planeurs), déployés depuis les navires.
Des moyens de surface
La FOF regroupe une panoplie de navires de recherche, d’engins sous-marins et d’équipements mobiles, qui lui donne accès à toutes les mers du globe, hors zone polaire. De 75 à 120 mètres de long, les quatre navires hauturiers polyvalents sont capables de réaliser des campagnes océanographiques pluridisciplinaires de plusieurs semaines sur tous les bassins océaniques. Ils sont complétés par un navire semi-hauturier basé en Nouvelle-Calédonie, ainsi que par quatre navires côtiers et une vedette qui sont utilisés dans la Manche, dans l’Atlantique et en Méditerranée pour des campagnes pouvant aller jusqu’à une dizaine de jours. S’y ajoutent sept petits navires de station du CNRS, répartis sur les façades maritimes métropolitaines et qui effectuent des sorties courtes.
Des moyens sous-marins
La FOF est également dotée d’un ensemble, unique en Europe, d’engins sous-marins dont certains sont capables d’opérer jusqu’à 6 000 mètres de profondeur : le sous-marin habité Nautile lancé en 1984 et le robot téléopéré Victor 6000 mis en service en 1999, tous deux utilisés pour l’exploration des fonds marins, le prélèvement d’échantillons, l’installation d’observatoires de fond de mer… ; l’engin autonome Ulyx capable de mener des missions de reconnaissance et de cartographie à haute résolution.
Les navires embarquent par ailleurs des apparaux scientifiques dédiés : des équipements acoustiques pour sonder les fonds marins ou la colonne d’eau ; des équipements sismiques pour explorer, depuis les navires hauturiers, la croûte océanique jusqu’à plusieurs kilomètres ; des carottiers pour extraire des sédiments qui permettent notamment des reconstitutions de l’évolution du climat sur des centaines de milliers d’années.
Des milliers de scientifiques
La FOF touche une communauté scientifique large de plusieurs milliers de chercheurs, ingénieurs et techniciens. Ce sont ainsi près de 1 800 scientifiques qui embarquent chaque année sur les navires de la Flotte, dont plus des deux tiers appartiennent à d’autres établissements que l’Ifremer. Cette communauté est particulièrement attentive aux performances de la FOF, qui dépendent à la fois de la nature même de ses navires, engins et équipements, et de la façon dont ils sont mis en œuvre par les équipes de Genavir.
La communauté des usagers de la Flotte est aussi légitimement sensible au processus d’évaluation, sélection et programmation des campagnes : le délai entre le dépôt d’une proposition de campagne et sa réalisation peut atteindre jusqu’à cinq ans, voire plus dans la période actuelle du fait des impacts différés de la pandémie de Covid. Les données ainsi acquises sont ensuite analysées et utilisées pendant de nombreuses années. Depuis sa conception jusqu’à la pleine valorisation des données acquises, le cycle de vie d’une campagne océanographique s’étend ainsi sur un temps long de l’ordre de la dizaine d’années. Au bout du compte, ce sont environ 350 articles scientifiques qui sont publiés chaque année et qui s’appuient sur des données issues des campagnes océanographiques antérieures.
Un instrument de la souveraineté de la France
Au-delà de son importance critique pour la communauté scientifique marine, la Flotte océanographique française possède une dimension symbolique évidente et constitue un instrument de la souveraineté nationale dans plusieurs registres : en soutenant la mise en œuvre de politiques publiques de portée nationale, européenne ou internationale ; en garantissant la maîtrise de technologies de pointe ; en affirmant la présence scientifique de la France sur presque toutes les mers du globe.
Premier exemple de politique publique à laquelle la FOF contribue : les campagnes menées chaque année à la même période dans le golfe de Gascogne, en mer Celtique, dans la Manche ou en mer du Nord collectent des données halieutiques indispensables pour suivre l’état et la dynamique des populations des principales espèces de poissons pêchées ; elles sont ainsi au cœur de la mise en œuvre de la politique commune des pêches.
Dans un registre différent, les campagnes du programme Extension raisonnée du plateau continental (Extraplac) soutiennent depuis 2000 les demandes portées par la France auprès de la Commission des limites du plateau continental (CLPC) des Nations unies pour étendre ses droits souverains sur le plateau continental, au-delà de sa zone économique exclusive. Sur le fondement d’observations géologiques, morphologiques et géophysiques, les sept premières demandes validées par la CLPC ont abouti à étendre le domaine sous-marin de la France de 731 000 km² ; les cinq demandes en cours ou en attente d’examen correspondent à un potentiel d’extension additionnelle de 530 000 km2.
Une souveraineté qui est aussi technologique
Le troisième exemple concerne les grands fonds marins. L’Ifremer porte pour le compte de la France deux des trente et un contrats d’exploration délivrés par l’Autorité internationale des fonds marins, l’un sur les nodules polymétalliques dans le Pacifique Est, l’autre sur les sulfures polymétalliques sur la dorsale médio-atlantique. Ces contrats supposent de réaliser régulièrement des campagnes océanographiques, non seulement pour caractériser ces environnements très profonds, leur géologie et leurs ressources minérales, mais aussi pour connaître leur biodiversité et leur fonctionnement écologique ou pour évaluer les risques que ferait courir une éventuelle exploitation de ces milieux vulnérables et peu résilients.
Les données acquises dans ce cadre sont essentielles pour fonder la position de la France sur ce sujet sensible. Par ailleurs, dans un contexte marqué par une attention accrue du ministère des Armées à la maîtrise des fonds marins, par l’essor de technologies, duales, de reconnaissance et d’observation autonomes de l’océan et par le mouvement vers la décarbonation du transport maritime, la FOF contribue à la souveraineté technologique du pays. Les compétences des équipes de la FOF, le fait que leurs innovations sont systématiquement testées en conditions opérationnelles et dans des contextes variés sont ainsi des atouts pour le développement de filières industrielles.
Une présence dans les trois grands bassins océaniques
Autre face de la FOF en matière de souveraineté, sa capacité de projection permet à la France d’affirmer sa présence dans les trois grands bassins océaniques, par exemple dans la zone indopacifique. Cette présence globale est aussi illustrée par les trois cartes présentées ci-dessus, qui permettent de suivre le déploiement des campagnes océanographiques au cours du siècle dernier ; elles donnent aussi à voir les zones d’intérêt de la communauté scientifique française, que cet intérêt soit lié à la proximité des côtes de l’Hexagone (en Méditerranée ou dans l’Atlantique) et des outre-mer ou qu’il découle de découvertes majeures.
On voit ainsi apparaître, dans les années 1960–1980, l’effort d’exploration de la dorsale médio-atlantique et de la zone de Clarion-Clipperton dans le Pacifique Est. Cette carte montre aussi les zones où la FOF est peu présente, voire absente : par exemple, les zones nord et est de l’océan Indien ou les océans Arctique et Austral (par défaut de brise-glace scientifique).
L’avenir de la Flotte océanographique française
L’unification de la FOF s’est accompagnée d’une réflexion prospective qui a débouché en 2020 – c’était une première – sur une programmation décennale du renouvellement des moyens navals. Au double regard du coût (la construction d’un navire hauturier d’une centaine de mètres coûterait aujourd’hui plus de 100 M€) et de la durée de vie des navires océanographiques (une quarantaine d’années) et des équipements lourds qui leur sont liés, de tels exercices de prospective et de programmation sont indispensables. Cette programmation s’est déjà traduite par la finalisation d’actions engagées et par le lancement de nouveaux projets (modernisation en cours du robot Victor 6000, construction d’un navire semi-hauturier pour la Manche et l’Atlantique en 2023–2025, modernisation du Pourquoi pas ? en 2024–2025, décision de construire un navire semi-hauturier pour le Pacifique et l’océan Austral en remplacement de l’Antea).
Un exercice prospectif
En 2023, il a été décidé de relancer un cycle de prospective et de programmation. Les raisons en sont multiples : trois des quatre navires hauturiers arrivent en fin de vie entre 2030 et 2035 ; l’essor rapide des moyens autonomes d’observation interroge sur la place qui leur sera accordée au sein de la FOF ; les programmes lancés dans le cadre du plan France2030 sont susceptibles d’accroître la demande de campagnes scientifiques ; la décarbonation du transport maritime concerne aussi les navires scientifiques.
Cette prospective s’organise autour de trois grands axes.
Le premier est consacré à la science : quelles seront les principales questions en océanologie dans les prochaines décennies ? De quelles observations et données les chercheurs auront-ils besoin ? Deux exemples illustrent concrètement ce sujet : les recherches en paléoclimatologie vont-elles continuer de nécessiter de carotter les sédiments profonds ? Le suivi des populations et communautés de poissons va-t-il, à terme, reposer sur des méthodes moléculaires ? Selon les réponses à ces questions, le dimensionnement des futurs navires océanographiques pourrait être modifié.
Le second axe est technologique : la montée en puissance de l’observation autonome (drones de surface ou sous-marins) va-t-elle induire un nouvel équilibre entre ces nouveaux engins et les moyens lourds que sont les navires ? Le déploiement de la téléprésence va-t-il modifier l’organisation des campagnes en mer en favorisant les interactions en temps réel entre équipes embarquées et à terre ? Quelle sera la trajectoire de décarbonation des navires océanographiques, des campagnes et in fine, car c’est bien cela qui comptera, des données ?
La nécessité de partenariats
Le troisième axe est partenarial. La FOF a su organiser des formes de mutualisation, par exemple entre les besoins de la recherche et de l’appui aux politiques publiques, et nouer des partenariats en France (avec les Terres australes et antarctiques françaises et la Marine nationale) et à l’international (dispositifs d’échanges et d’accès croisés entre Flottes océanographiques de différents pays). Peut-on aller plus loin dans cette direction, en Europe ou dans le monde, notamment autour des moyens les plus lourds que sont les brise-glace et les grands navires hauturiers ?
À ce volet s’ajoute celui de la diversification de l’offre de moyens navals et de navires d’opportunité construits à d’autres fins que scientifiques mais qui peuvent contribuer à l’acquisition de données océanographiques : comment tirer parti d’initiatives pionnières sans déséquilibrer, économiquement ou éthiquement, le modèle d’accès à la Flotte océanographique française qui repose à la fois sur un financement public et sur un processus exigeant d’évaluation des campagnes proposées par les chercheurs ? Comment collaborer avec les armateurs commerciaux ou avec les plaisanciers qui sillonnent les mers et qui sont prêts à équiper leurs bateaux de capteurs potentiellement utiles à la science ?