Table ronde
Laurens Delpech :
La concurrence sur le marché mondial entre pays producteurs de vins est de plus en plus rude. Dans ce contexte, le système français des AOC est souvent critiqué pour son manque de souplesse. Qu’en pensez-vous ?
Les producteurs interrogés regrettent le manque d’adaptation d’un système vieilli face à certaines évolutions du marché.
Avec près des deux tiers de la production nationale en AOC, la garantie que procurent les règles est diluée. Marcel Guigal reconnaît que la France produit souvent cher des vins parfois mauvais ou sans intérêt, en se cachant derrière l’appellation. Jean-Claude Rouzaud dénonce un certain « laisser-aller qualitatif » ainsi qu’une fragmentation excessive de l’offre en « microterroirs », rendant toute approche « masse marketing » impossible. Pour ces raisons, l’Inao a « un devoir d’évolution » (Hubert de Boüard).
Tous préconisent une segmentation assumée pour bâtir une offre à étages. Une telle évolution conduirait à une production de vin à plusieurs vitesses, répondant à des logiques différentes et reflétant une réalité simple : les grands crus se vendent bien tandis que les vins de masse souffrent fortement de la concurrence. Il y aurait d’une part les vins de terroir répondant à des cahiers des charges exigeants : c’est l’idée d’AOC d’Excellence que le président de l’Inao a défendue et que plusieurs producteurs regrettent de voir mise en sommeil. De l’autre des vins plus simples, parfois créatifs ou représentatifs d’un savoirfaire régional, pouvant bénéficier de conditions de production plus souples. « La France a autant besoin de ses grands crus que de ses petits vins. Nous devons être fiers des uns comme des autres » (Pierre-Henri Gagey).
D’autres pays, quand ils introduisent un système d’appellation d’origine, ne se préoccupent que de garantir l’origine du produit, ils laissent les producteurs libres de leurs choix en termes d’encépagement et de modes de culture. N’est-ce pas une voie que pourrait prendre le système français des AOC ?
Côte-Rôtie, Étienne Guigal.
Saint-Émilion, Château Ausone.
L’exemple italien, sans être la panacée, est cité par Jean-Claude Rouzaud pour la réactivité des autorités de tutelle des DOC2 aux attentes des marchés. Ainsi, lorsque des crus comme Sassicaia ont décidé d’utiliser des cépages non admis par les anciennes règles de production, ils se sont baptisés « vins de table » ; mais devant leur succès, les autorités se sont empressées de modifier les règles de production des DOC pour réintégrer ces « super Toscans ».
Parmi les contraintes – ou vécues comme telles – qui pourraient être assouplies, deux producteurs citent la délicate règle des 85%3. Les vins de terroir acceptent la contrainte maximale qui consiste à proposer effectivement ce qui est annoncé (100% du liquide provient de la vendange ou du cépage cités) mais le taux de 85% pourrait s’appliquer aux vins génériques ou de marque. En autorisant l’ajout de vin d’une autre année, ce principe permettrait de lisser l’effet millésime et de garantir une certaine constance des produits.
Ne pensez-vous pas que l’offre française de vin gagnerait à être plus centrée sur les demandes des consommateurs ?
Pour Jean-Claude Rouzaud, très marqué par la conception champenoise de production et de commercialisation des vins, « le drame de l’offre française est d’être éclatée par la multitude de spécificités des terroirs, sans aucune approche consommateur ». Il semble difficile de concevoir qu’elle puisse s’adresser avec succès à une large cible de consommateurs dont le niveau d’éducation oenophile est plus ou moins élevé. La France, comme ses voisins européens, subit de plein fouet l’arrivée sur le marché de vins produits dans une logique de la demande, dont le style mais aussi la présentation répondent aux attentes des consommateurs.
Reprenant l’idée d’une offre à étages, Pierre-Henri Gagey et Hubert de Boüard précisent que seule la catégorie « basse » devrait être plus centrée sur les attentes des consommateurs, sans pour autant les suivre à la lettre.
Les grands vins, quant à eux, doivent rester dans une logique d’offre, privilégiant l’expression d’une authenticité et d’une typicité. Ils doivent continuer de proposer un produit sophistiqué, voire sanctuarisé, pour une frange de 5 à 10 % des consommateurs.
Plus globalement la seule règle qui compte aux yeux de Marcel Guigal, c’est de « ramener le consommateur au plaisir en le déculpabilisant « .
Quels sont les avantages compétitifs de la France – et en particulier de votre région – face à ses concurrents (pays producteurs de vins) ?
Les producteurs ne sont pas tendres avec le modèle économique du vin français mais ils savent en reconnaître les forces.
Pour deux d’entre eux, le système d’appellation, perçu souvent comme un handicap, est d’abord une chance dans la mesure où il propose des règles du jeu claires.
Champagne Roederer.
Gevrey-Chambertin, Château de Gevrey.
Pierre-Henri Gagey, comme ses confrères du Rhône ou du Bordelais, voit dans l’antériorité de la culture de la vigne et de l’élaboration du vin la grande force de la France. Des siècles de travail ont permis de déterminer les meilleures pratiques de production, en particulier l’adéquation entre les cépages et les terroirs de chaque région. Pour Hubert de Boüard ce patrimoine est complété par l’extraordinaire biodiversité du paysage viticole français, utile pour la production mais aussi pour le tourisme du vin. Quant à Jean-Claude Rouzaud, il met en avant la plus grande « digestibilité » des vins français tout en restant circonspect : à son avis les atouts français ne sont peut-être pas suffisants pour contrer la vague concurrentielle.
L’élan que ces producteurs veulent incarner se résume dans le voeu d’Hubert de Boüard : « La France doit évoluer vers un comportement conquérant, en étant fière de ses atouts pour mieux les promouvoir. »
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1. Institut national des appellations d’origine contrôlée.
2. Denominazione de Origine Controlata, équivalent de nos AOC.
3. N.D.L.R. : d’après les règlements communautaires sur l’étiquetage, la mention d’un millésime suppose qu’au moins 85 % du contenu aient été récoltés l’année en question, ce qui laisse la possibilité d’ajouter du vin d’autres années. Aucun décret d’application n’existant pour ces règlements à ce jour en France, la règle des 85 % est donc en vigueur. Idem pour le(s) cépage(s).