Table ronde de membres du Groupe X‑Vinicole

Dossier : La France et ses vinsMagazine N°612 Février 2006
Par Claude GONDARD (65)

Comme sou­vent, pour les exploi­ta­tions fami­liales anciennes, la crise actuelle n’a pas de réper­cus­sions dra­ma­tiques immédiates. 
Sophie de Por­ca­ro nous explique :

« En ce qui concerne le Domaine Cheys­son, le fac­teur de la concur­rence ne semble pas vrai­ment nocif pour les ventes sur le mar­ché inté­rieur. En revanche, la dimi­nu­tion de la consom­ma­tion en France nous atteint direc­te­ment soit au niveau des ventes aux par­ti­cu­liers soit au niveau des ventes aux reven­deurs et aux restaurants.


Cha­blis, domaine Laroche

Nous lut­tons contre cette ten­dance à la baisse par un effort com­mer­cial accru et régu­lier, pré­sences dans les salons par­ti­cu­liers et pro­fes­sion­nels, mai­lings et relances, visites aux reven­deurs et res­tau­rants fran­çais et étrangers…

Les dif­fi­cul­tés dues à la com­plexi­té du sys­tème d’ap­pel­la­tion n’ap­pa­raissent pas trop dans ces débou­chés pour les­quels le contact direct nous per­met une pré­sen­ta­tion et une » expli­ca­tion » du produit.

En revanche nous sommes gênés dans nos ventes à la grande dis­tri­bu­tion pour laquelle le sys­tème des appel­la­tions d’o­ri­gine est d’une lec­ture dif­fi­cile à cause des fortes dis­pa­ri­tés et nuances dans les éti­que­tages. Au total, l’ap­pel­la­tion n’aide pas une vente qui est sur­tout diri­gée par les niveaux de prix tan­dis que la mul­ti­pli­ci­té et l’hé­té­ro­gé­néi­té des pro­duits com­pliquent l’acte d’achat.

Néan­moins, il est sans doute néces­saire de mettre un peu d’ordre dans la régle­men­ta­tion actuelle des struc­tures. Celles-ci, contrôle des SAFER, sta­tut du vigne­ron­nage, concours ban­caires…, favo­risent les exploi­ta­tions indi­vi­duelles mais pro­longent la vie d’en­tre­prises dont la pro­duc­tion est médiocre et irré­gu­lière, voire illé­gale, au détri­ment de la répu­ta­tion, donc du tra­vail, de régions entières. »

Pour Chris­tophe Lanson :


Meur­sault, Châ­teau de Meursault.

« La consom­ma­tion de vin mon­diale aug­mente, donc la perte de mar­chés par la France résulte d’un manque de com­pé­ti­ti­vi­té. On sent cela sur­tout pour les vins peu chers. Je ne crois pas que le sys­tème des appel­la­tions soit à revoir, à mon sens c’est un faux pro­blème. En revanche, je crois que le pro­blème fran­çais résulte d’une grave erreur de juge­ment, qui consiste à dire qu’en pro­dui­sant moins on pro­dui­rait mieux et ven­dra plus cher. Cela ne répond pas aux attentes du consom­ma­teur, ni à ce qui se passe dans le reste du monde. Ailleurs, on pense qu’on peut à la fois » beau­coup » et » bon « , et mon expé­rience des dix der­nières années m’ap­prend que la cor­ré­la­tion qua­li­té-quan­ti­té est faible (par exemple 2003−2004−2005, c’est éloquent).


Mar­gaux, Châ­teau Giscours.

Je crois que l’on doit réduire les obs­tacles admi­nis­tra­tifs et la lour­deur qui pèse sur le sys­tème. Dans dix ans, la moi­tié des pro­duc­teurs aura dis­pa­ru dans tous les cas, mais dans le cas où l’on aura levé les contraintes, les exploi­ta­tions auront dou­blé de taille. On crée­ra ain­si natu­rel­le­ment des marques qui rem­pla­ce­ront les appel­la­tions là où c’est néces­saire. Duboeuf l’a fait, Roth­schild l’a fait (Mou­ton Cadet), etc.

L’É­tat devrait selon moi inver­ser la vapeur et libé­rer tota­le­ment les quo­tas de pro­duc­tion. Les gens qui pro­duisent du mau­vais vin, s’il y en a, subi­ront de plein fouet cette libé­ra­li­sa­tion, au lieu de subir la crise comme tout le monde. Le bilan n’en sera qu’à peine plus noir pour eux. Les gens qui pro­duisent du bon vin et savent le vendre gagne­ront en com­pé­ti­ti­vi­té et pour­ront se déve­lop­per. Le bilan sera bien meilleur pour eux. À terme, ils pour­ront même s’é­tendre sur les pro­prié­tés mal gérées. Bref, je crois que cela serait bon pour tout le monde à long terme, et me dis qu’il n’y a qu’à mettre en place un sys­tème de sou­tien pour ceux qui cessent leur acti­vi­té au lieu de gas­piller l’argent bête­ment comme on le fait de nos jours. »

Jean-Fran­çois Arri­vet est par­ti­cu­liè­re­ment sévère avec les ins­tances diri­geantes de la filière viti­vi­ni­cole fran­çaise qui, au cours des der­nières années, ont mené des actions très exac­te­ment oppo­sées à celles qu’il aurait conve­nu d’initier. »

La crise actuelle était tout à fait pré­vi­sible. L’aug­men­ta­tion des sur­faces plan­tées dans le monde (et en France aus­si) ne pou­vait pas se satis­faire d’une aug­men­ta­tion de la consom­ma­tion qui est par nature régu­lière et faible (voire dans cer­taines régions en régres­sion). Les ins­tances diri­geantes fran­çaises ont refu­sé de voir le pro­blème et, sous la pres­sion des lob­bies, ont fait ce qu’il ne fal­lait pas faire : régle­men­ta­tion désor­don­née des sur­faces AOC plan­tées, créa­tion de nou­velles AOC, règles admi­nis­tra­tives com­plexes et rigou­reuses…, et n’ont pas fait ce qu’il aurait fal­lu faire : créa­tion de filières mar­ke­ting (mar­ché – pro­duit – for­ma­tion) adap­tées à cha­cun de nos grands débouchés.


Alsace, Domaine Schlumberger.

C’est cette carence com­mer­ciale qui nous tue car l’ex­por­ta­tion insuf­fi­sante fait bas­cu­ler le mar­ché natio­nal dans le cercle vicieux : baisse des prix, marasme, baisse de la qua­li­té (qui coûte cher) au lieu du cercle ver­tueux : mar­ché por­teur, amé­lio­ra­tion de la qua­li­té, bud­get mar­ke­ting consé­quent et effi­cace. Dans le même temps nos concur­rents ont fait ce que nous ne fai­sions pas : ils sont dans le cercle ver­tueux (pas tous…) et nous dans le cercle vicieux. Com­ment en sor­tir ? et sans y perdre notre âme ?

Les grands crus fran­çais ne sont pas atteints pour le moment. Ils en pro­fitent pour pra­ti­quer des prix très éle­vés qui donnent une image fausse de l’en­semble de la filière viti­cole fran­çaise et leur poids dans les ins­tances diri­geantes explique pour par­tie les erreurs faites.

L’ap­proche mar­ke­ting devrait gar­der à l’es­prit deux idées fortes (à l’exportation) :

• 90 à 95 % des ache­teurs n’ont pas de capa­ci­tés dégus­ta­tives significatives,
• la pro­mo­tion et l’a­dap­ta­tion du pro­duit au mar­ché vont jouer un rôle de plus en plus impor­tant. À ce sujet aucun résul­tat ne peut être espé­ré sur une gamme de pro­duits diver­si­fiés comme l’est notre pro­duc­tion française.

Orien­ta­tions possibles :

• grou­pe­ments sur une marque sérieuse, fiable et conti­nue dans le temps, pour un grand volume de cols (éven­tuel­le­ment vin de cépage ?) avec un effort mar­ke­ting très impor­tant, ciblé par mar­ché et filière de dis­tri­bu­tion, avec l’aide de l’É­tat, au moins au début ;
• arrêt, par contrôle sur les gon­doles, de la vente par la grande dis­tri­bu­tion de vins AOC indignes à des prix ridicules ;
• arra­chages du mau­vais terroir ;
• dis­til­la­tion (assis­tée) des vins insuffisants. »

Jean-Daniel Dor nous livre de son côté son approche très pro­fes­sion­nelle de la manière dont l’offre de vin fran­çaise doit se restruc­tu­rer pour abor­der la grande dis­tri­bu­tion – 75 % des ventes – sur un pied d’é­ga­li­té – voire de supé­rio­ri­té – avec les pro­duc­teurs étran­gers, tout en » ven­dant » les ter­roirs fran­çais par des canaux appropriés.

« Posé tou­jours dans les mêmes termes, le débat sur les forces et les fai­blesses du sys­tème d’AOC à la fran­çaise est sans issue, puis­qu’on ne peut rai­son­na­ble­ment être tota­le­ment ni contre les AOC qui défendent une cer­taine idée de la qua­li­té, de la diver­si­té ou de la typi­ci­té, ni contre une approche mar­ke­ting à l’an­glo-saxonne, plus prag­ma­tique, cen­trée sur le consom­ma­teur et ses préférences.


Pes­sac-Léo­gnan, Châ­teau Carbonnieux.

À mon sens, la rai­son de cette impasse pro­vient de la confu­sion qui règne entre la néces­si­té de construire des marques mon­diales de vins fran­çais fortes, et celle de défendre l’i­dée de vins de ter­roir. Les AOC amal­gament ces deux voies, en fai­sant l’hy­po­thèse qu’on peut éta­blir une marque inter­na­tio­nale sur une notion de ter­roir, et je ne lis nulle part de remise en cause de cette hypo­thèse. En appro­fon­dis­sant les défi­ni­tions de marque et de ter­roir, on voit pour­tant appa­raître une incompatibilité.

Marques et produits de consommation

Le vin est-il ou non un pro­duit de consom­ma­tion comme un autre ? Oui pour les viti­cul­teurs du Nou­veau Monde, non pour les viti­cul­teurs fran­çais. On lira avec pro­fit le remar­quable essai d’O­li­ver Tor­rès La Guerre des Vins : l’Af­faire Mon­da­vi – Mon­dia­li­sa­tion et ter­roirs (Dunod), qui illustre l’af­fron­te­ment entre deux phi­lo­so­phies radi­ca­le­ment dif­fé­rentes du pro­duit et de la stra­té­gie com­mer­ciale qui en découle.


Saint-Estèphe, Châ­teau Montrose.

Pour le Nou­veau Monde, le vin est un pro­duit de consom­ma­tion (« consu­mer pro­duct ») comme un autre, il est mis sur le mar­ché avec une stra­té­gie de marque. Les mar­ke­ters, dont Mon­da­vi ou Gal­lo sont les figures emblé­ma­tiques, font ain­si un tra­vail de déve­lop­pe­ment et de posi­tion­ne­ment tout à fait ana­logue à celui des géants de la bois­son, Coca-Cola, Pep­si-Cola, Cad­bu­ry-Schweppes, Danone, Nest­lé, pour lan­cer puis dis­tri­buer leurs nou­veaux produits.

En revanche, le pro­duc­teur fran­çais conçoit tou­jours le vin comme un pro­duit à part, char­gé de toute l’his­toire, la tra­di­tion, l’i­den­ti­té, la culture de notre pays, et même empli de dimen­sions sacrées ou symboliques.

La dis­cus­sion sera vite tran­chée, car il existe une réa­li­té aveu­glante : plus de 75 % du vin est aujourd’­hui mis sur le mar­ché par la grande dis­tri­bu­tion. Or pla­cé dans un linéaire de super­mar­ché, le vin devient ipso fac­to un pro­duit de consom­ma­tion, sou­mis aux méca­nismes déclen­cheurs des déci­sions d’a­chat de notre » consu­mer socie­ty » moderne.

Le plus fla­grant de ces méca­nismes repose sur l’im­por­tance de la marque au sens où l’en­tend le mar­ke­ting actuel, avec ses effets induits sur la per­cep­tion de la qualité.

Seul Danone sait faire des Danone !

On sait bien que la qua­li­té d’un vin n’est pas réduc­tible à de simples cri­tères orga­no­lep­tiques ou œno­lo­giques1. On est obli­gé de conve­nir que la qua­li­té d’un vin se mani­feste de deux façons : par ce qui se trouve dans le verre (qui répond bien aux cri­tères œno­lo­giques), et par ce qui se trouve dans la tête du dégus­ta­teur, beau­coup plus com­plexe à défi­nir. Cela n’a rien de spé­ci­fique au vin, c’est même une constante de tous les pro­duits de consom­ma­tion, les marques l’ont bien com­pris. C’est d’ailleurs la marque, jus­te­ment, qui va véhi­cu­ler tous les para­mètres carac­té­ri­sant la rela­tion intime du consom­ma­teur au pro­duit, tan­gibles et intan­gibles, qui dirigent ses choix.


Le Clos de Tart à Moret-Saint-Denis, Bourgogne.

Ain­si dans les stra­té­gies mar­ke­ting actuelles, la marque n’est plus sim­ple­ment le signe dis­tinc­tif d’un pro­duit, comme elle l’é­tait il y a vingt ans, elle est deve­nue son propre objet de mar­ke­ting. À telle enseigne que dans le domaine du luxe, comme les par­fums et cos­mé­tiques, les nou­veaux lan­ce­ments ne sont pas défi­nis par leurs carac­té­ris­tiques intrin­sèques, mais par leur contri­bu­tion à ren­for­cer ou à faire évo­luer la marque qu’ils supportent.

En effet, le pre­mier cri­tère d’a­chat d’un nou­veau par­fum de Guer­lain ou Cha­nel est qu’il se nomme Guer­lain ou Cha­nel. Il est donc vital pour la marque que le pro­duit se défi­nisse d’a­bord comme son ambas­sa­deur, les fac­teurs de qua­li­té deve­nant acces­soires, car induits. Les » mar­ke­ters » sont ain­si en train d’o­pé­rer une sub­sti­tu­tion du pro­duit par la marque en pariant sur l’in­ca­pa­ci­té du consom­ma­teur à dis­tin­guer l’un de l’autre, ce qui est avé­ré dans le cas des pro­duits de luxe, ou encore des pro­duits type » life­style » où l’i­mage importe beau­coup. Même dans le cas de pro­duits de consom­ma­tion cou­rante, on ne peut qu’être édi­fié par la toute nou­velle cam­pagne de Danone Pro­duits Frais avec son slo­gan » Seul Danone sait faire des Danone » : c’est vrai­ment la marque qui véhi­cule direc­te­ment la notion de qua­li­té2

Les AOC et les marques

Si l’on admet cela, on voit que le débat qui nous occupe place la qua­li­té, avec sa dua­li­té » réa­li­té – per­cep­tion » au cœur du pro­blème, et l’on doit ain­si se deman­der ce que font les AOC pour éta­blir la qua­li­té de leur marque. Réponse : un bien mau­vais tra­vail ! C’est qu’en choi­sis­sant de défendre la qua­li­té du vin, elles négligent d’in­ves­tir dans la qua­li­té au sens de la marque.


Cham­pagne Pommery.

Avec 467 appel­la­tions, elles diluent leur poten­tiel d’i­mage. Qu’on y songe : le cœur de la stra­té­gie de Proc­ter et Gamble, ain­si que d’U­ni­le­ver, ces der­nières années, aura été de ratio­na­li­ser leur gigan­tesque por­te­feuille de marques pour le réduire de plus de 2 000 à moins de 200, tout sim­ple­ment parce qu’elles sou­haitent inves­tir dix fois plus sur cha­cune d’elles.

Mais il faut nuan­cer ce pro­pos : non, toutes les AOC ne font pas un mau­vais tra­vail. » Cham­pagne » est l’exemple d’une marque exem­plaire, jouis­sant d’une noto­rié­té mon­diale, et véhi­cu­lant un ensemble de valeurs qui dépassent très lar­ge­ment ce qu’on trouve sim­ple­ment dans un verre de cham­pagne. Inutile de s’in­ter­ro­ger lon­gue­ment sur les recettes de la » san­té inso­lente » des vins de Cham­pagne dans le marasme envi­ron­nant : la marque, rien que la marque ! Dont l’ex­clu­si­vi­té est jus­qu’à pré­sent défen­due avec vigueur par leurs pro­prié­taires. Nos concur­rents amé­ri­cains ne se trompent pas sur les rai­sons de ce suc­cès : les désac­cords sur la pro­tec­tion de la marque Cham­pagne sont au cœur des négo­cia­tions de l’OMC entre la France et les USA. Il est bien à craindre qu’ils rem­portent bien­tôt ce com­bat de David contre Goliath.

Autres exemples de réus­sites de marques : le Rosé de Pro­vence, dont on parle beau­coup moins, tire éga­le­ment son épingle du jeu, et natu­rel­le­ment tous les grands noms, les Petrus et autres Roma­née-Conti, qui sont des marques emblé­ma­tiques à l’i­mage de celles que repré­sentent Guer­lain ou Cha­nel. Mais réa­lise-t-on que « Bor­deaux », tout sim­ple­ment, en est une ? Et « Vin de France » ? Encore une marque for­mi­dable, que fait-on pour en tirer par­ti ? Pas grand-chose, occu­pés que nous sommes à élu­cu­brer des « Vins des Portes de la Médi­ter­ra­née » comme s’il suf­fi­sait de l’é­crire au bas d’une éti­quette pour embal­ler le consom­ma­teur ! Quelle naï­ve­té, quand on réa­lise les décen­nies d’in­ves­tis­se­ment néces­saires pour qu’une marque soit enfin plé­bis­ci­tée par le marché.

La grande distribution aux antipodes du terroir

En même temps, les AOC s’in­ves­tissent d’une mis­sion de pré­ser­va­tion de la qua­li­té (au sens orga­no­lep­tique) et de la spé­ci­fi­ci­té. Pour­quoi pas ? La seule erreur est de confondre ce noble objec­tif avec celui de la réa­li­sa­tion d’une arme adap­tée aux lois impi­toyables du « glo­bal consu­mer mar­ket ». Le pre­mier se sou­cie du ter­roir et du vigne­ron-arti­san qui éla­bore son vin avec ses mains, sa tra­di­tion : il res­ti­tue un lien social au pro­duit déshu­ma­ni­sé du glo­bal mar­ket.


Cham­pagne Veuve Cli­quot Ponsardin.

C’est donc l’an­ti­no­mie de la marque, qui cherche au contraire à stan­dar­di­ser urbi et orbi un ensemble abs­trait pro­duit-valeur. Sur­tout, il y a une incom­pa­ti­bi­li­té fon­da­men­tale à ima­gi­ner qu’un vin de ter­roir, avec son néces­saire lien géo­gra­phique et social, puisse être « mar­ke­té » dans les cir­cuits rou­leau com­pres­seur de la grande dis­tri­bu­tion, où seuls les marques et le prix consti­tuent des repères. Au contraire, les AOC, si elles s’at­tachent à faire le mar­ke­ting du ter­roir, doivent inven­ter ou réin­ven­ter des canaux d’ac­cès au mar­ché alternatifs.

La vente au caveau en est un, même s’il est très limi­tant, qui peut indi­quer la voie. Étant moi-même vigne­ron pro­prié­taire d’un petit domaine dans le Var, je réa­lise 85 % des ventes au domaine, et j’aime obser­ver nos clients lors­qu’ils nous rendent visite. Je vois leur plai­sir à ren­con­trer le vigne­ron en per­sonne, contem­pler le domaine, par­ler du vin, des méthodes de culture. Elle m’ap­pa­raît comme une évi­dence, cette recherche de lien social, sur­tout dans un monde où le vir­tuel et le noma­disme deviennent la norme. Mon offre prend alors toute sa dimen­sion de ter­roir, car le ter­roir en fait intrin­sè­que­ment par­tie : les par­celles de vignes, le vigne­ron en chair et en os, le cli­mat, les pierres de la mai­son, et non pas seule­ment les quelques carac­tères orga­no­lep­tiques confé­rés au vin par la spé­ci­fi­ci­té pédo­lo­gique du domaine. En regard, que repré­sen­te­rait mon éti­quette sur le linéaire d’un super­mar­ché ? Soyons réa­liste, rien du tout.

Que conclure ? L’ef­fon­dre­ment inexo­rable des parts de mar­ché des vins fran­çais, face à la concur­rence des vins du Nou­veau Monde, pro­voque de très nom­breux débats intros­pec­tifs sur les forces et les fai­blesses du sys­tème d’AOC à la fran­çaise. Enfer­mé dans un para­digme cen­tré sur la qua­li­té « orga­no­lep­tique » – savoir si on doit pré­ser­ver la typi­ci­té du ter­roir ou se com­pro­mettre pour mieux plaire au consom­ma­teur accul­tu­ré – le débat est sans issue.

Au contraire, les quelques consi­dé­ra­tions ci-des­sus ouvrent deux pers­pec­tives non exclu­sives l’une de l’autre :

 d’une part, pour se battre sur un mar­ché de consom­ma­teurs pilo­té par la grande dis­tri­bu­tion, il faut ren­for­cer ou créer des marques fortes sur le modèle de la marque « Cham­pagne », au suc­cès exem­plaire. Cela sup­pose une non-dilu­tion des appel­la­tions, le ren­for­ce­ment éven­tuel de marques au poten­tiel sous-jacent telles que « Vins de France », « Vins de Pro­vence ». Cela sup­pose encore d’é­lar­gir la notion de qua­li­té à tout ce qui n’est pas seule­ment dans le verre, d’ac­cep­ter que le consom­ma­teur, dans sa large majo­ri­té, n’a que faire de la typi­ci­té, ou alors qu’il doit s’en faire une idée toute subjective ;

 d’autre part, il faut inven­ter un véri­table mar­ke­ting du ter­roir, qui sache s’af­fran­chir des canaux de dis­tri­bu­tion qui lui sont anti­no­miques, déve­lop­per ses propres accès au mar­ché, son lien au client. Pour peu qu’on s’y inves­tisse, ce mar­ke­ting du ter­roir est pro­mis à un bel ave­nir. Dans une éco­no­mie mon­dia­li­sée mena­cée de toutes les délo­ca­li­sa­tions, seule la terre ne pour­ra pas bouger.

Et les AOC, dans tout cela ? Elles peuvent cer­tai­ne­ment jouer un rôle-clé, pour peu qu’elles sortent de leur confu­sion, séparent bien les deux enjeux, fassent leur choix et déve­loppent des stra­té­gies dis­tinctes adap­tées à l’un ou à l’autre. »

* *
*

On le voit, le débat est loin d’être clos et tout, ou presque, est à faire pour redon­ner au vin fran­çais la place qu’il a occu­pée dans le pas­sé. Je pense cepen­dant que le lec­teur, après avoir pris connais­sance des dif­fé­rents articles du pré­sent numé­ro de La Jaune et la Rouge, convien­dra avec moi que le gros point faible des vins fran­çais reste ses condi­tions d’ac­cès au mar­ché, son mar­ke­ting.

Dans son excel­lente contri­bu­tion, qu’il ne nous est mal­heu­reu­se­ment pas pos­sible de repro­duire, faute de place, Jean Per­rin nous dévoile la stra­té­gie de « la marque Cham­pagne ». Par une poli­tique adap­tée à l’é­chelle pla­né­taire, le cham­pagne sait don­ner aus­si bien leurs places aux grandes mai­sons dont les marques pres­ti­gieuses confortent la noto­rié­té du nom Cham­pagne, qu’au plus modeste vigne­ron, pour autant qu’il sait, par la qua­li­té de son tra­vail, appor­ter sa pierre à l’é­la­bo­ra­tion d’un bon produit.

Le CIVC (Comi­té inter­pro­fes­sion­nel des vins de Cham­pagne), sous l’é­gide de l’É­tat, ain­si que les dif­fé­rents syn­di­cats pro­fes­sion­nels qui assurent une repré­sen­ta­tion équi­li­brée de tous les acteurs de la filière veillent au bon fonc­tion­ne­ment de l’en­semble du système :

 au niveau de la pro­duc­tion du rai­sin, en éla­bo­rant des règles à res­pec­ter pour obte­nir la qua­li­té dési­rée, en effec­tuant les contrôles néces­saires et en met­tant en place un cadre contrac­tuel souple dont l’ob­jec­tif est d’as­su­rer une rému­né­ra­tion conve­nable aux pro­duc­teurs qui appro­vi­sionnent les mai­sons de Cham­pagne et les coopératives,
 au niveau de l’é­la­bo­ra­tion du vin, en auto­ri­sant l’as­sem­blage de moûts des cépages auto­ri­sés pro­ve­nant de dif­fé­rents sec­teurs de l’ap­pel­la­tion cham­pe­noise. Cette sou­plesse, qui fait par­fois cruel­le­ment défaut aux autres appel­la­tions fran­çaises, per­met aux mai­sons de Cham­pagne de maî­tri­ser les para­mètres de qua­li­té et de « style » de leurs produits,
 enfin et sur­tout, par une pro­tec­tion juri­dique active et une pro­mo­tion per­ma­nente de la marque Champagne.

For­mons le vœu que cette démarche fasse des émules dans les sec­teurs en dif­fi­cul­té de la filière viti­vi­ni­cole fran­çaise et que notre pays sache réagir de manière effi­cace pour sau­ver et valo­ri­ser ce fleu­ron de son patri­moine qu’est le vin.

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1. Une étude assez récente, parue dans le maga­zine La Vigne, cher­chait à éta­blir la rela­tion entre la qua­li­té orga­no­lep­tique per­çue et le prix payé : un panel d’ex­perts avait dégus­té à l’a­veugle une série de vins fran­çais et étran­gers ache­tés dans le com­merce. Sans sur­prise, l’é­tude éta­blis­sait une absence totale de cor­ré­la­tion entre ces deux para­mètres. On constate donc que les vins chers et de qua­li­té médiocre (au sens du panel) se vendent, on peut le déplo­rer mais c’est un fait.
2. Contre-balan­cier de ces exa­gé­ra­tions, pour les pro­duits à faible image le consom­ma­teur se rebelle contre les marques, en plé­bis­ci­tant les dis­coun­ters et leurs pro­duits sans marque. C’est alors le prix qui devient le pre­mier repère.

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