Talents, Génie ?
Son toucher me paraissait, comme son peignoir,
comme le parfum de son escalier, comme ses manteaux,
comme ses chrysanthèmes, faire partie d’un tout individuel et mystérieux,
dans un monde infiniment supérieur à celui où la raison peut analyser le talent.
Marcel Proust,
À l’ombre des jeunes filles en fleurs,
Autour de Mme Swann
Chaque année, plusieurs centaines de pianistes –au bas mot – sortent des conservatoires et des écoles du monde entier – Chine et Japon compris – avec un niveau équivalent à un premier prix du CNSM ; et donc plusieurs milliers sur une période de dix ans. Combien, parmi ces milliers, dépasseront le stade du jeu techniquement parfait pour atteindre à l’ineffable décrit par Proust, et feront une carrière internationale de soliste (ou de chambriste) ? Une trentaine, peut-être ? Et comment les identifier au départ, alors que, mis à part quelques fulgurants génies, c’est avec la maturité que leur talent s’épanouira et les départagera de la masse ? Aussi, on ne peut qu’écouter le plus grand nombre de pianistes que l’on pourra, et s’en remettre à son intuition. En voici cinq, prometteurs, dont trois Français.
Alexandre Tharaud est déjà bien connu, notamment par son enregistrement des Suites de Rameau. Il vient d’enregistrer une vingtaine de pièces de François Couperin du 5e au 25e ordre, dont Les Barricades Mystérieuses, Les Ombres Errantes, Tic-Toc-Choc1, etc., prouvant une fois de plus avec brio et une rare finesse, après Marcelle Meyer (dont les enregistrements historiques l’ont clairement inspiré), que le piano moderne est parfaitement adapté à ces pièces subtiles et novatrices, qui annoncent Debussy à deux siècles de distance.
On ne peut qu’écouter le plus grand nombre de pianistes que l’on pourra, et s’en remettre à son intuition. En voici cinq, prometteurs, dont trois Français.
Mu Ye Wu, lui, est chinois, et il a choisi de placer côte à côte deux grandes sonates du XIXe siècle : la Sonate n° 3 en si mineur de Chopin, et la Sonate de Liszt2. Si la sonate de Chopin – un des sommets de son œuvre – est parfaitement romantique, celle de Liszt est, on la sait, extrêmement moderne et novatrice, plus proche de Bartok que de Chopin. Et c’est dans celle-là que Mu Ye Wu donne toute sa mesure, interprétation visionnaire et habitée servie par une technique d’acier.
On ne peut qu’écouter le plus grand nombre de pianistes que l’on pourra, et s’en remettre à son intuition. En voici cinq, prometteurs, dont trois Français.
La musique de Turina est moins connue en France que celle de ses contemporains Granados et Falla. Le pianiste catalan Albert Guinovart répare cette lacune en jouant quelques unes de ses œuvres les plus marquantes, dont les belles Tres danzas andaluzas, Danzas gitanas, et le superbe Concierto sin orquesta3. Turina, mort en 1949, a écouté Debussy et Ravel, et aussi Bartok et Stravinsky, et, tout en restant ancré dans la tradition espagnole, d’abord mélodique, il innove dans les harmonies et les rythmes. Guinovart sert admirablement cette musique complexe et séduisante, qui, si vous ne la connaissez pas déjà, mérite vraiment la découverte.
David Greilsammer n’est pas un pianiste classique au sens premier du terme, et son disque « Fantaisie-Fantasme »4 sort des sentiers battus, en associant en une architecture improbable des pièces qui ont en commun d’être des « fantaisies » : la First Fantastrophe du jeune compositeur Jonathan Keren, un Intermezzo de l’Opus 116 de Brahms, Six Little Pieces de Schoenberg, et des pièces de Ligeti, Janacek, Cage, Mozart, Brahms et Keren encore, sont encadrées par les deux parties de la Fantaisie chromatique et Fugue de Bach.
Au-delà de l’assemblage des œuvres, particulièrement astucieux et rien moins qu’aléatoire, ce qui constitue l’intérêt majeur de ce disque est le jeu de Greilsammer, à l’opposé de l’académisme, avec un toucher d’une extrême finesse, aussi bien dans Bach qu’avec le piano « préparé » de John Cage, et qui l’apparente aux très grands, et notamment à Glenn Gould.
Un camarade me demande d’attirer l’attention des lecteurs de cette rubrique sur un duo de pianistes, Cedric Bambagiotti et Didier Beltran, qui ont enregistré avec talent des pièces à quatre mains de Rachmaninoff (peu connues), Poulenc ( Sonate), Mozart (Sonate), Schubert ( Fantaisie)5 : une mise en place dont il faut saluer d’autant la réussite que les pièces conçues pour être jouées à quatre mains sur un clavier sont beaucoup plus difficiles et périlleuses, les pianistes le savent bien, que celles qui sont destinées à deux pianos.
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1. 1 CD Harmonia Mundi Hmc 901956
2. 1 CD Zig Zag Zz 1071101
3. 1 CD Harmonia Mundi Hma 1957009
4. 1 CD Naive V 5081
5. 1 CD disponible auprès de Ambb84@Msn.Com