Tchernobyl : quelles conséquenses sanitaires ?
Que savons-nous des conséquences des irradiations ?
Quelques ordres de grandeur
Que savons-nous des conséquences des irradiations ?
Quelques ordres de grandeur
Nous sommes en permanence soumis à une irradiation provenant des radioéléments présents dans notre organisme (8 000 Bq environ), des rayons cosmiques ou des éléments radioactifs provenant du sol, en particulier le radon. En France, il en résulte une » irradiation naturelle » variant de 2,5 mSv par an à Paris, à 5 mSv/an en Bretagne ou dans le Massif central. Cette irradiation dépasse 20 mSv/an dans certaines régions du monde. À cette irradiation naturelle s’ajoutent l’irradiation médicale très inégalement répartie (en moyenne 1 mSv/an) et celle liée aux activités industrielles (environ 10 µSv/an). Une radiographie thoracique entraîne une irradiation d’environ 0,5 mSv, une semaine à 1 500 m d’altitude 0,01 mSv et un voyage Paris-New York 0,03 mSv. La réglementation européenne limite à 1 mSv/an l’irradiation du public résultant d’activités humaines non médicales, et à 100 mSv/5 ans l’irradiation des personnes professionnellement exposées.
Des effets connus mais difficilement quantifiables
Les rayonnements ionisants entraînent des effets déterministes et stochastiques.
Les effets déterministes, observables au-delà de 700 mSv, se produisent toujours pour une dose donnée et leur gravité croît avec la dose, jusqu’à des doses mortelles.
Les effets stochastiques, cancers radio-induits et malformations congénitales, se produisent au hasard, avec une probabilité croissante avec la dose. Les cancers radio-induits n’ont été mis en évidence que pour des doses supérieures à 100 mSv chez l’adulte et 50 à 100 mSv chez l’enfant. L’existence d’un seuil au-dessous duquel aucun effet ne serait à craindre et la forme de la relation entre la dose et la probabilité de cancer radio-induit (linéaire ? linéaire quadratique ?) sont l’objet de controverses centrées sur les risques éventuels des » faibles doses « , par définition inférieures à 200 mSv.
Le risque cancérigène
Nos connaissances sur la nature et l’estimation des risques cancérigènes des rayonnements ionisants sont largement fondées sur la surveillance de 120 321 survivants d’Hiroshima et Nagasaki qui ont été soumis à une irradiation importante (5 mSv à 3 Sv ; moyenne 200 mSv) à fort débit de dose (1 Sv.s-1).
Leur suivi a montré une probabilité de développer un cancer qui augmente avec la dose, de manière approximativement linéaire pour les tumeurs solides (entre 200 mSv et 3 Sv) et linéaire-quadratique pour les leucémies. L’excès de décès par cancer est évalué à 334 par tumeur solide et 87 par leucémie. La CIPR a utilisé ces données pour établir les règles de la radioprotection fondées, par prudence et par simplicité, sur une relation linéaire sans seuil.
Ce modèle simpliste a une justification réglementaire, mais il ne peut pas être utilisé pour calculer la probabilité de survenue d’un cancer pour de faibles doses ou débits de dose. L’utilisation abusive de cette relation comme si elle avait une validité scientifique universelle est à la source de surestimations grossières des risques des rayonnements ionisants à faibles et très faibles doses et débits de dose.
Les cancers thyroïdiens
Les cancers thyroïdiens radio-induits résultent d’une irradiation externe ou d’une contamination par des isotopes radioactifs de l’iode activement capté par la thyroïde qui reçoit une dose 200 fois plus élevée que les autres organes. À contamination égale, la dose à la thyroïde d’enfants est plus élevée que pour l’adulte et in utero le fœtus est sensible à une contamination à partir du troisième mois de la grossesse.
Chez le jeune enfant et le fœtus, des cancers thyroïdiens radio-induits ont été observés à partir de 100 mSv administrés à débit de dose élevé. L’estimation du risque repose sur les irradiés d’Hiroshima et Nagasaki et sur le suivi d’enfants ayant eu une radiothérapie.
Il s’agit là de doses et débits de dose élevés et ces données ne sont probablement pas généralisables. À dose égale, le risque relatif serait 2 à 10 fois plus faible pour une irradiation par l’iode 131 dont le débit de dose est beaucoup plus faible. Les iodes radioactifs à vie courte comme 132I, qui pour une même dose ont un débit de dose très supérieur à 131I, ont pu jouer un rôle important dans la survenue des cancers thyroïdiens en ex-URSS. Le risque relatif diminue avec l’âge et n’est plus significatif après 20 ans.
La thyroïde de l’adulte est très peu sensible aux rayonnements et ne développe pratiquement pas de cancer radio-induit.
L’innocuité des scintigraphies thyroïdiennes à l’iode 131 avec une dose moyenne de 1,1 Gy à la thyroïde a été établie sur 34 000 adultes.
Pour les enfants, des études ont montré l’absence de cancer radio-induit après une scintigraphie, mais elles ne portaient que sur environ 500 enfants.
Il faut souligner que la dose reçue par les différents organes (qui dans le cas de l’accident de Tchernobyl est déjà très mal connue) n’est qu’un des paramètres permettant d’estimer les risques de cancer radio-induit.
D’autres facteurs importants sont le débit de dose, la nature du rayonnement, l’homogénéité de l’irradiation ainsi que l’âge, le sexe, et d’éventuels facteurs de prédisposition génétique.
L’analyse du cas de Tchernobyl cumule les difficultés
Les conséquences sanitaires peuvent être calculées à partir des évaluations de la contamination, de la dose reçue et du risque, toutes trois très approximatives ; ou bien elles peuvent être évaluées » sur le terrain » soit au moyen d’enquêtes épidémiologiques soit à partir de registres.
Dans le cas d’un simple calcul, des estimations très élevées sont obtenues si les risques sont abusivement modélisés par une relation linéaire sans seuil car les faibles doses sont affectées de risques faibles mais multipliés par des effectifs considérables. Ce genre de calcul équivaut à considérer qu’il est aussi dangereux de faire tomber un grain de plomb sur un million de personnes qu’une enclume sur quelques-unes.
Une contamination mal connue
L’explosion et l’incendie de la quatrième tranche de la centrale de Tchernobyl ont libéré dans l’atmosphère environ 4 x 1018 Bq de gaz rares, 8 x 1016 Bq de césium 137 et 2 x 1018 Bq d’isotopes radioactifs de l’iode, de période courte (131I, T = 8 j) très courte (132I, T = 2,4 h et 133I, T = 20,8 h).
Tableau I Doses et décès précoces des liquidateurs les plus exposés |
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Dose mSv | Effectiftotal | Nombre de morts |
800 – 2 100 2 200 – 4 100 4 200 – 6 400 6 500 – 16 000 |
41 50 22 21 |
0 1 7 20 |
Total | 134 | 28 |
Les rejets ont entraîné une contamination prédominant au nord-ouest de l’Ukraine, au sud de la Biélorussie et dans les régions frontalières de la Russie. Les populations ont été exposées par irradiation externe due à la proximité de sources radioactives, ou par contamination interne (consommation d’aliments contaminés ou inhalation de particules radioactives).
En raison de l’instabilité des vents et des précipitations, la géographie de la contamination est complexe et n’a pu être établie avec une relative précision que pour le césium 137 dont la période de trente ans a permis des mesures bien après l’accident.
Les cartes de la contamination par l’iode 131 qui en ont été déduites sont très approximatives.
Les enquêtes épidémiologiques peuvent être trompeuses
Pour détecter une augmentation du risque de cancer, les enquêtes épidémiologiques doivent avoir une puissance suffisante qui dépend de l’effectif étudié et de la durée de l’étude (personnes x années) ainsi que de la fréquence spontanée de la pathologie considérée. Une enquête épidémiologique négative permet seulement de conclure que le risque est inférieur à un seuil donné, mais jamais qu’il est nul.
Inversement, les tests statistiques étant faits au seuil 5 %, une étude sur 20 en moyenne est positive par simple hasard. Les résultats des enquêtes épidémiologiques doivent donc être interprétés avec prudence, à la lumière des connaissances générales en radiopathologie et en confrontant les résultats de plusieurs enquêtes. Ces difficultés, communes à toutes les études de risque, conduisent à rejeter une impossible distinction entre risque non nul et nul, et à parler de risque significatif ou non en termes de santé publique.
Les registres pour bien faire
Les registres des cancers sont théoriquement la manière la plus solide d’estimer les conséquences de l’accident. Dans les pays de l’ex-URSS existent de nombreux registres de fiabilité incertaine, dont un registre de surveillance générale (659 292 personnes suivies depuis 1986), des registres spécialisés (hémopathies malignes, cancers thyroïdiens) et des registres des liquidateurs militaires.
En France, on dispose de 13 registres des cancers » généraux « , et du registre spécialisé de Champagne-Ardenne des cancers thyroïdiens. Ces registres couvrent environ 15 % de la population française. Pour l’enfant, un registre national des leucémies existe depuis 1995 et un registre national des tumeurs solides a été créé récemment.
En Ukraine, Biélorussie et Russie : une catastrophe peut en cacher une autre
Pour les habitants de l’ex-URSS, on doit distinguer :
- les 600 000 » liquidateurs » de Tchernobyl qui ont travaillé sur les lieux de l’accident, et ont subi essentiellement une irradiation externe (moyenne 100 mSv ; maximum 10 Sv) ;
- les personnes évacuées (116 000 puis 220 000), qui ont subi une irradiation externe (moyenne 20 mSv ; maximum 380 mSv) et une contamination interne (moyenne 10 mSv ; thyroïde 500 mGy), la contamination des enfants par l’iode radioactif étant particulièrement grave ;
- les 7 millions de personnes résidant encore dans des territoires contaminés par le 137Cs. Elles sont actuellement soumises à une irradiation externe très variable selon la contamination des sols (1 à 40 mSv par an). Leur contamination interne peut être importante si elles consomment des aliments contaminés.
Les conséquences immédiates
L’accident a fait trois morts par traumatismes. Les interventions en urgence ont entraîné l’irradiation d’environ 600 personnes ; 134 ont présenté un syndrome d’irradiation aiguë ; 28 morts sont survenues dans les groupes les plus exposés (tableau I).
Les cancers thyroïdiens de l’enfant
Compte tenu de l’absence de données fiables concernant la contamination, l’irradiation thyroïdienne est controversée : 17 000 enfants auraient reçu une dose à la thyroïde de plus de 1 Sv, 6 000 enfants plus de 2 Sv et 500 enfants plus de 10 Sv.
On sait que la prévention des conséquences d’une contamination accidentelle par l’iode radioactif repose sur le confinement des populations, la prise précoce (dans les trois heures) d’iode stable qui empêche l’entrée de l’iode radioactif dans la thyroïde, la non-consommation d’eau, de lait et d’aliments contaminés et l’évacuation des zones contaminées. Or, l’évacuation a été tardive et aucune mesure de confinement des populations dans les habitations ne semble avoir été prise. La distribution d’iode stable n’a été effectuée en moyenne qu’avec un délai de quatorze heures en Ukraine et trois à six jours en Biélorussie, elle a été partielle et certaines villes comme Gomel n’ont jamais été approvisionnées.
L’augmentation considérable du nombre de cancers thyroïdiens chez les enfants de moins de 15 ans ou in utero lors de l’accident a été évidente dès 1990 (figure I).
Actuellement, près de 2 000 cas de cancer ont été dénombrés parmi ces enfants. Ce sont des cancers papillaires, forme la moins grave du cancer thyroïdien, mais plus sévères que les cancers spontanés. Ils s’accompagnent de métastases ganglionnaires cervicales sans gravité dans 90 % des cas, et de métastases pulmonaires beaucoup plus graves dans 30 % des cas. Des mutations particulières du gène RET, impliqué dans la cancérogenèse thyroïdienne, sont retrouvées beaucoup plus souvent dans ces cancers radio-induits que dans les cancers spontanés.
Un traitement précoce et adapté permet dans tous les cas une survie normale pendant plusieurs dizaines d’années et, en l’absence de métastases pulmonaires, un taux de guérison d’environ 95 %. Après des débuts difficiles, où l’aide internationale a été essentielle, ces cancers sont assez bien pris en charge, les principales carences étant l’insuffisance du dépistage et, dans certains cas, la médiocrité du traitement chirurgical. Dix enfants seraient morts avant 1995 d’un cancer thyroïdien (chiffres officieux difficilement vérifiables), ce qui ne peut résulter que d’une prise en charge insuffisante. À titre de comparaison, sur 39 enfants français suivis à la Pitié pendant une moyenne de treize ans (6 mois à 33 ans) pour cancer papillaire spontané, aucun décès lié au cancer n’est à déplorer.
Chez des enfants ayant subi une radiothérapie, on observe des cancers thyroïdiens radio-induits avec un pic d’incidence vingt-cinq à trente ans après l’irradiation. L’évolution des cancers thyroïdiens post-Tchernobyl semble différente, avec un plateau d’incidence déjà perceptible. Il est impossible de prédire le nombre de cas à venir, mais ils risquent d’être très nombreux. Pour soigner à temps les nouveaux cas, il faudrait un dépistage systématique échographique annuel chez les enfants exposés (environ 200 000 en Biélorussie et 70 000 en Ukraine), ce qui est loin d’être fait. La situation économique de l’Ukraine et de la Biélorussie fait de la prise en charge de ces cancers un problème insoluble sans aide occidentale.
L’incidence du cancer thyroïdien chez les enfants nés après 1987 est revenue aux valeurs qu’elle avait avant l’accident.
Les leucémies
D’après les données d’Hiroshima et Nagasaki, on aurait dû observer chez les liquidateurs un excès de leucémies dans les six à huit ans suivant l’accident. On observe bien en Ukraine, Russie et Biélorussie une augmentation du nombre de leucémies, mais aussi pour des formes de leucémies qui ne sont jamais radio-induites ainsi que dans les zones non contaminées. Le suivi des liquidateurs russes montre entre 1986 et 1997 six fois plus de leucémies myéloïdes chroniques (possiblement radio-induites) qu’avant 1986, mais également trois fois plus de leucémies lymphoïdes chroniques (jamais radio-induites). Sur 65 leucémies détectées en onze ans pour 1 011 833 liquidateurs x années, une dizaine sont possiblement dues à l’irradiation.
Il a été rapporté un excès possible d’une dizaine de leucémies chez les enfants (0−14 ans lors de l’accident) des zones d’Ukraine les plus contaminées, pendant la période 1986–1991. Les taux ultérieurs reviennent à la normale. Cet excès n’a pas été retrouvé en Biélorussie.
En dehors de ces observations, il n’a pas été mis en évidence d’excès de leucémies, en particulier chez les adultes évacués ou résidant en zone contaminée.
Les autres cancers
Tableau II Cancers thyroïdiens différenciés de l’adulte en ex-URSS |
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Période | Personnes x années | Cancers attendus | Cancers observés | |
Liquidateurs | 1990–1993 1994–1997 |
263 084 314 452 |
3 5 |
13 24 |
Évacués | 1990–1993 1994–1997 |
208 805 200 077 |
6 7 |
23 43 |
Zones contaminées | 1990–1993 1994–1997 |
654 501 556 631 |
22 19 |
24 48 |
Globalement, il n’y a pas d’augmentation significative du nombre des autres cancers, mais quelques cas particuliers ont été rapportés : excès global de cancers chez les liquidateurs russes non travailleurs du nucléaire (898 cancers observés contre 847 attendus en huit ans pour 704 375 personnes x années), excès de cancer du sein chez les liquidatrices (38 cas observés en 1991–1999 contre 31 attendus pour 5 332 femmes), et peut-être un excès de cancer du sein chez les évacuées et les femmes résidant en territoire contaminé. Ce dernier point est à considérer avec prudence car l’excès est à peine discernable des fluctuations spontanées et, du fait de l’amélioration du dépistage, l’incidence du cancer du sein est en nette augmentation dans tous les pays.
L’augmentation éventuelle de l’incidence des cancers thyroïdiens de l’adulte est difficile à étudier en raison d’un biais possible de dépistage. Pour les liquidateurs, les évacués et les résidants en territoire contaminé, l’augmentation du nombre des cancers thyroïdiens est claire (tableau II), mais la responsabilité de la contamination n’est pas évidente. Tout d’abord, le nombre de cancers normalement attendus est très faible vu la prévalence réelle du cancer thyroïdien de l’adulte. D’autre part, une étude de la relation dose-effet chez les liquidateurs montre paradoxalement que le risque relatif de cancer thyroïdien diminue quand la dose à la thyroïde augmente. Enfin, pour les résidants, l’augmentation est identique dans la région la plus contaminée (Gomel) et la moins contaminée (Vitebsk). Ces éléments sont en faveur d’un effet prépondérant du dépistage dans cette augmentation apparente de l’incidence du cancer thyroïdien.
Les pathologies non cancéreuses
Un très grand nombre de pathologies non spécifiques (asthénie, anémie, sensibilité aux infections, troubles cardiovasculaires) ont été décrites et parfois attribuées aux rayonnements ionisants. Ce type de pathologie ne peut pas être secondaire à une irradiation compte tenu des doses reçues. Comme l’augmentation des troubles psychiques et des suicides, elles sont les conséquences du traumatisme psychologique majeur que l’accident a été pour les liquidateurs et les évacués et de l’inquiétude et du niveau socioéconomique très dégradé dans les zones contaminées.
Des troubles cardiaques attribués à la toxicité chimique du césium 137 ont été rapportés dans des publications confidentielles sans comité de lecture. Ces travaux n’ont pas été faits avec les précautions méthodologiques minimales et n’ont aucune crédibilité. Nous ne les citons que pour affirmer notre solidarité avec leur auteur (Pr Bandazhevsky) qui a le droit de se tromper sans encourir les graves ennuis judiciaires dont il est l’objet en Biélorussie.
L’augmentation d’incidence des nodules thyroïdiens et des thyroïdites (pathologie thyroïdienne pouvant donner une hypothyroïdie) a été rapportée et semble vérifiée dans les zones où la contamination thyroïdienne a été la plus forte.
On a également rapporté, chez les travailleurs de la centrale et les liquidateurs, des pathologies digestives (diarrhées aiguës, fibroses) et une diminution de la mobilité des spermatozoïdes et de l’index de fertilité.
Les malformations congénitales
Le nombre des naissances a fortement diminué en Ukraine et en Biélorussie, pratiquement divisé par deux en quinze ans. L’estimation de l’augmentation éventuelle de l’incidence des malformations congénitales ne peut être faite ni par simple dénombrement car elles sont spontanément fréquentes (2 à 5 % des naissances) ni en comparant leur incidence avant et après 1986 car la qualité du recueil des données peut avoir changé. Le Registre des malformations de la Biélorussie montre une augmentation de l’incidence globale commencée avant 1986, mais pas de différence entre les zones contaminées et non contaminées. Une étude de 1997 montre à l’inverse une augmentation de l’incidence des malformations congénitales sur les fœtus après IVG. Trois études conduites sur plus de 20 000 grossesses dans trois régions de Russie ont cherché une variation du taux d’anomalies (malformations, prématurité, mortalité néonatale) selon la contamination locale. Elles donnent des résultats contradictoires et seule la diminution du nombre des naissances est systématiquement retrouvée.
Les malformations congénitales radio-induites sont bien connues et la conduite à tenir en cas d’irradiation accidentelle d’une femme enceinte est bien codifiée : les irradiations pendant la première semaine conduisent à un avortement spontané ; ensuite, la plupart des auteurs s’accordent pour dire qu’aucune mesure particulière n’est nécessaire pour des doses à l’embryon ou au fœtus inférieures à 50 mSv et qu’une interruption thérapeutique de grossesse est recommandée si la dose dépasse 200 mSv. Entre ces deux seuils, les attitudes pratiques dépendent du contexte. Dans les zones les plus contaminées du nord de l’Ukraine 99,9 % des femmes ont reçu moins de 100 mSv cumulés pendant la période 1986–1997, ce qui représente moins de 7 mSv pendant la durée d’une grossesse. Ces chiffres montrent l’impossibilité de l’épidémie massive de malformations que certains médias alarmistes ont voulu accréditer.
Les conséquences indirectes
Elles sont probablement l’impact le plus grave de l’accident en termes de santé publique. Par l’étendue des territoires contaminés (150 000 km2 à plus de 37 kBq.m-2), par les sommes considérables qu’il a conduit à dépenser, par son impact politique majeur, l’accident a considérablement perturbé le système de santé déjà précaire de pays en pleine désorganisation politique, économique et quasiment en faillite financière.
Tableau III – Nombre total de cancers spontanément attendus et observés chez les liquidateurs | |||
Personnes x années | Cancers attendus | Cancers observés | |
Biélorussie | 314 204 | 1 352 | 1 195 |
Ukraine | 1 155 072 | 2 708 | 2 992 |
Compte tenu de nos connaissances, il est impossible de répondre à la question du nombre total de morts liés à l’accident. Cependant, si on compare le nombre total de cancers observés au nombre de cancers spontanément attendus chez les liquidateurs biélorusses et ukrainiens, on constate que l’excès de cancers est faible (on observe même moins de cancers en Biélorussie que l’on en attend spontanément !) et qu’on est loin de l’hécatombe parfois annoncée (tableau III).
Même si le nombre de cancers en excès était prévisible, leurs conséquences en termes de survie seraient dépendantes de la précocité du diagnostic et des méthodes thérapeutiques, elles-mêmes dépendantes du niveau économique du pays concerné. Seule une aide internationale massive et contrôlée est susceptible d’atténuer les conséquences de cette catastrophe.
En France : l’effet Tchernobyl en question
Le » nuage » radioactif a traversé la France d’Est en Ouest, du 30 avril au 5 mai 1986, avec une contamination essentiellement représentée par l’iode 131 qui a disparu en quelques semaines et par le césium 137 encore présent en quantité importante dans certaines zones. On peut estimer deux doses :
- la dose efficace globale qui concerne tout l’organisme. Les doses les plus élevées reçues en France sont de l’ordre de 0,4 mSv en 1986 et, cumulées, de 1,5 mSv pour la période 1986–2046. Ces doses sont faibles par rapport à l’irradiation naturelle (2,5 mSv/an à Paris ; 5,5 à Clermont-Ferrand) ;
- la dose à la thyroïde résulte essentiellement de la consommation d’aliments contaminés par l’iode 131 en mai et juin 1986. Elle est de l’ordre de 0,5 à 2 mGy pour un adulte et 6,5 à 16 mGy pour un enfant de 5 ans selon une estimation de l’IPSN. Cette estimation est très sensible à la consommation de lait frais (de vache et de chèvre) et donne des valeurs moyennes 100 à 1 000 fois plus faibles que pour les enfants de la région de Tchernobyl. Mais ce calcul doit probablement sous-estimer la dose d’un petit nombre d’enfants ayant un régime alimentaire très particulier et surestimer la moyenne nationale.
Pour l’une et l’autre de ces doses, on observe une répartition géographique diminuant fortement d’Est en Ouest (figure II).
Les cancers thyroïdiens
L’incidence des cancers thyroïdiens en France a considérablement augmenté depuis 1975 (figure III). Elle était de 2 600 nouveaux cas en 1995, soit 1 % des cancers.
Cette augmentation qui s’observe chez les adultes et les sujets jeunes est à l’origine d’un questionnement (et de plaintes contre l’État) concernant la responsabilité éventuelle de l’accident de Tchernobyl, et de l’absence de mesures de précaution prises par les autorités sanitaires en 1986.
Il faut rappeler que les nodules thyroïdiens sont extrêmement fréquents (40 % des femmes de 40 ans ; 50 % des sujets de 60 ans), ainsi que les microcancers (moins de 1 cm de diamètre) dont la plupart restent inconnus et non évolutifs. L’analyse systématique de la thyroïde chez des adultes décédés sans pathologie thyroïdienne particulière trouve des petits foyers de cancer thyroïdien dans 6 à 28 % des cas selon les études. Il en résulte que l’incidence du cancer thyroïdien n’est qu’apparente, essentiellement liée à son dépistage et en particulier à la diffusion, dans les années quatre-vingt, de l’échographie dont la résolution spatiale (2 mm) permet de dépister des nodules dont 9 sur 10 échapperaient à la palpation et à la scintigraphie. De nombreux microcancers sont également découverts sur la pièce opératoire de goitres multi-nodulaires que l’on opère plus fréquemment qu’il y a vingt ans. Dans le registre de Champagne-Ardenne, le taux de microcancers passe de 4,3 % en 1966–1976 à 37 % en 1996–1999, la proportion des tumeurs supérieures à 4 cm passant de 42 % à 22 %.
De nombreux faits s’opposent à la croyance (largement répandue, même dans les milieux médicaux non spécialisés) que cette augmentation d’incidence aurait pour origine l’accident de Tchernobyl :
- l’augmentation a commencé vers 1975, au rythme d’environ 7 % par an pour les cancers papillaires, et n’a pas connu de rupture après 1989 (les cancers thyroïdiens découverts avant ne peuvent pas être liés à Tchernobyl) ;
- une augmentation comparable est observée dans les pays développés, même non atteints par les retombées de l’accident (USA) ;
-
l’augmentation concerne les adultes de tous âges mais pas les enfants, comme le montre le registre de Champagne-Ardenne (tableau IV).
Ceci est cohérent avec le fait qu’il n’y a pas de microcancer occulte chez les enfants ; - il n’a jamais été mis en évidence d’augmentation du cancer thyroïdien de l’adulte avec l’iode 131, même pour des doses beaucoup plus élevées ;
- l’augmentation entre les périodes 1982–1986 et 1992–1996 est plus nette dans certaines zones peu contaminées (Calvados x 4,3) que dans d’autres bien plus contaminées (Haut-Rhin x 2) ;
- chez les sujets analysés, les mutations du gène RET fréquemment constatées chez les enfants irradiés en ex-URSS ne se retrouvent pas plus souvent que pour les cancers spontanés ;
- les changements des pratiques diagnostiques et thérapeutiques, qui font l’objet d’une étude en cours, suffisent probablement à expliquer l’augmentation constatée.
L’IPSN a fait une estimation du nombre de cancers thyroïdiens en excès en France du fait de l’accident. L’évaluation est de 0,5 à 22 cancers en excès (contre 97 spontanés ± 20) pour la période 1991–2000 et de 6,8 à 54,9 cancers en excès (contre 899 spontanés ± 60) pour la période 1991–2015. Cette estimation est très sujette à caution. Elle utilise notamment une relation linéaire sans seuil dont nous avons vu qu’elle est inadaptée.
En outre, les excès de cancer les plus élevés sont calculés à partir du suivi d’enfants ayant subi une irradiation externe très différente de celle due à 131I par la dose (10 à 60 fois plus élevée), le débit de dose (103 à 105 fois plus élevé) et l’hétérogénéité (beaucoup plus grande pour 131I).
Conscients des limites de cette étude, ses auteurs concluent eux-mêmes : » Compte tenu des limites méthodologiques indiquées ci-dessus et des incertitudes sur l’existence d’un risque aux faibles doses, il est aussi possible que l’excès réel de risque de cancer thyroïdien, aux niveaux de doses considérés ici, soit nul. »
Tableau IV Cancers thyroïdiens différenciés chez des enfants de moins de 15 ans |
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Année | 1986 | 1987 | 1988 | 1989 | 1990 | 1991 | 1992 | 1993 | 1994 | 1995 | 1996 | 1997 | 1998 | 1999 |
Biélorussie | 3 | 4 | 6 | 5 | 31 | 62 | 62 | 87 | 77 | 82 | 67 | 73 | 48 | |
Ukraine | 8 | 7 | 8 | 11 | 26 | 22 | 49 | 44 | 44 | 47 | 56 | 36 | 44 | |
Russie | 0 | 1 | 0 | 0 | 1 | 1 | 3 | 1 | 6 | 7 | 2 | 5 | - | - |
Champagne-Ardenne ; | 0 | 1 | 1 | 0 | 0 | 0 | 1 | 1 | 0 | 0 | 1 | 0 | 0 | 0 |
Les autres pathologies thyroïdiennes
Compte tenu des doses reçues par la thyroïde, il semble totalement impossible que des hyperthyroïdies (jamais radio-induites), des hypothyroïdies (qui ne surviennent qu’au-delà de 1 000 mSv), des nodules ou des thyroïdites chroniques (déjà très difficiles à mettre en évidence en ex-URSS si tant est qu’elles y soient avérées) puissent être, en France, secondaires à l’accident de Tchernobyl.
Les autres cancers
De même, la contamination par le césium 137 qui ne peut entraîner qu’une irradiation négligeable par rapport à l’irradiation naturelle ne peut pas être la cause de pathologies radio-induites, en particulier de cancers ou de leucémies.
On a calculé que sur la zone la plus contaminée, 15 jours de camping entraînent une dose de 0,015 mSv et le pique-nique d’un enfant mangeant des aliments souillés de terre une dose de 0,001 mSv. Un forestier gastronome et chasseur, consommant chaque jour du sanglier et des champignons contaminés, aurait un excès de dose annuel de 1 mSv… comme un Parisien passant six mois à Clermont-Ferrand.
Rétablir la confiance
Il a été reproché aux autorités sanitaires de 1986, et en particulier au SCPRI, de n’avoir pas pris de mesures préventives contrairement à d’autres pays d’Europe, et même d’avoir délibérément caché la vérité aux Français pour préserver les intérêts du » lobby nucléaire « .
Lexique
Gray – Gy : unité de dose absorbée correspondant à un transfert d’énergie de 1 joule par kilogramme.
Sievert – Sv : unité de dose efficace. Créé pour les besoins de la radioprotection, le sievert est un index de risque des rayonnements ionisants, calculé en pondérant la dose moyenne absorbée au niveau des différents organes ou tissus, par un coefficient caractéristique du rayonnement et par des coefficients dépendant de chaque organe ou tissu.
CIPR : Commission internationale de protection contre les rayonnements.
IPSN : Institut de protection et de sûreté nucléaire.
SCPRI : Service central de protection contre les rayonnements ionisants (devenu l’OPRI ou Office de protection contre les rayonnements ionisants).
UNSCEAR : United Nations Scientific Commitee on the Effects of Atomic Radiations.
Sans entrer dans un débat qui n’est pas strictement médical, remarquons que, dès le 2 mai, la presse rapportait : » Le directeur du SCPRI a annoncé hier que l’augmentation de radioactivité était enregistrée sur l’ensemble du territoire « , ce qui ne l’empêchait pas, le 12 mai, de titrer : » Le mensonge radioactif : les autorités scientifiques françaises ont caché à l’opinion le passage au-dessus de notre territoire du nuage radioactif de Tchernobyl entre le 30 avril et le 4 mai. » Le principal souci des autorités semble avoir été d’éviter une panique de la population qui dans certains pays a entraîné par exemple un nombre considérable d’IVG injustifiées.
Se pose aujourd’hui la question de la pertinence d’une enquête épidémiologique sur les cancers de la thyroïde en France. Seule une telle enquête permettra de rassurer la population en montrant, selon toute vraisemblance, que l’accident de Tchernobyl n’a eu aucune conséquence perceptible sur notre territoire. Cette enquête n’aura cependant de sens que si elle s’affranchit du biais de dépistage qui peut être beaucoup plus important que les effets qu’elle cherche à mettre en évidence.
En conclusion, nous dirons que les conséquences de l’accident de Tchernobyl en France sont probablement négligeables. Il serait évidemment préférable d’en avoir la preuve, mais les études épidémiologiques décidées par le gouvernement risquent de ne pouvoir l’apporter de manière absolue du fait des incertitudes statistiques. En Ukraine, Biélorussie et Russie en revanche, les conséquences, principalement indirectes, sont très lourdes et appellent une solidarité qui reste très parcimonieuse par rapport aux besoins. Ce devoir de solidarité de la communauté internationale doit aller de pair avec son droit de savoir.
L’auteur
Né le 4 avril 1949, X 67, interne des Hôpitaux de Paris 76, docteur en médecine et docteur ès sciences, professeur des universités, André Aurengo dirige le Service de médecine nucléaire de la Pitié-Salpêtrière. Dans ce service, spécialisé en pathologie thyroïdienne, sont suivis plus de 4 000 patients atteints de cancer thyroïdien, ce qui constitue l’une des plus grandes cohortes mondiales.
André Aurengo et son équipe ont effectué plusieurs missions en Ukraine, et traité à la Pitié 33 enfants ukrainiens atteints de cancer thyroïdien à la suite de l’accident de Tchernobyl. Membre du Conseil d’administration d’EDF, André Aurengo est vice-président de la section de radioprotection du Conseil supérieur d’hygiène publique de France, membre de la délégation française à l’UNSCEAR et correspondant de l’Académie nationale de médecine.