Technologies quantiques et Internet des objets, une intrication futuriste ?
La mécanique quantique a déjà produit des effets dans le domaine de l’Internet des objets, mais surtout elle ouvre sur des possibilités immenses dont cet IoT ne manquera de profiter, avec des capteurs, des télécommunications et des moyens de calcul aux performances inédites. Les défis technologiques sont en la matière très grands, eux aussi. S’ils sont relevés, il n’en est pas moins sûr qu’existera alors prochainement un Internet quantique des objets !
Théorie fondamentale de la physique moderne, la mécanique quantique modélise l’énergie, la matière, la lumière à leur niveau le plus fondamental, celui des quanta d’énergie et des particules élémentaires ou objets quantiques (atomes, photons…). De cette théorie sont nées au XXe siècle de nombreuses inventions qui ont bouleversé notre société comme le laser, le transistor puis le circuit intégré, et l’horloge atomique utilisée par nos GPS. Ce fut la première révolution quantique. Exploitant ces dispositifs depuis une décennie, l’Internet des objets (IoT en américain) pourrait aussi bénéficier à terme des avancées d’une nouvelle révolution quantique saluée par le prix Nobel de physique 2022.
Nobel, seconde révolution quantique et IoT
Dans son n° 779, La Jaune et la Rouge célébrait les derniers Nobel de physique : Alain Aspect, John Clauser et Anton Zeilinger, récompensés pour leurs expériences révolutionnaires menées indépendamment les unes des autres dès les années 80 et portant sur l’intrication quantique, phénomène contre-intuitif selon lequel deux particules se comportent comme une seule unité même lorsqu’elles sont séparées. Ces travaux ont ouvert la voie à la science de l’information quantique et au développement de nouvelles applications technologiques. Le prix Nobel atteste de cette deuxième révolution quantique, rendue à présent possible par le transfert, entre la recherche fondamentale et l’industrie, des technologies de manipulation et de contrôle d’objets quantiques individuels, lesquelles n’avaient pu être exploitées lors de la première révolution. Financée par des États soucieux de leur souveraineté ou des entreprises pionnières de plus en plus nombreuses, une nouvelle génération d’appareils apparaît. Ils pourraient dans les prochaines années révolutionner des domaines aussi variés que les capteurs (métrologie), les télécommunications et l’informatique, tant ils surpasseraient les performances des technologies existantes. Si, dans leurs déclinaisons quantiques, ces trois technologies sont loin d’être matures, elles méritent d’être détaillées au regard d’une intégration future dans le modèle IoT dont elles constituent les principaux composants.
Des capteurs ultra-précis
Les capteurs jouent un rôle primordial dans le fonctionnement d’un écosystème IoT. Souvent considérés comme son système sensoriel, ils sont issus de technologies plus ou moins complexes, mesurant des grandeurs physiques ou détectant des changements dans l’environnement. L’extrême sensibilité des objets quantiques aux influences externes les rend idéaux pour la réalisation de telles mesures, avec une précision ou une sensibilité dépassant largement les limites des capteurs classiques utilisés aujourd’hui. Les capteurs quantiques sont sans doute le domaine des technologies quantiques le plus mature et le plus riche en termes de dispositifs utiles et d’approches techniques pertinentes (gaz d’atomes ultrafroids, cellules à vapeur à température ambiante, diamants imparfaits, atomes de Rydberg…).
Certains produits sont déjà commercialisés et le marché est dominé par les magnétomètres quantiques, pour lesquels les technologies les plus prometteuses sont les dispositifs supraconducteurs d’interférence quantique (SQUID), les magnétomètres à pompage optique et les capteurs à centre de vacances d’azote (impureté particulière) dans un cristal de diamant. Cette nouvelle génération de capteurs quantiques aura des applications dans un large éventail de domaines, de l’environnement à la mobilité, en passant par l’agriculture, la santé et… la défense. Il est vrai que les États ont identifié le quantique comme une technologie duale, à la fois militaire et civile. À ce titre les magnétomètres, les capteurs inertiels (accéléromètres et gyroscopes) ainsi que les gravimètres quantiques, utilisés seuls ou combinés, offriraient plusieurs possibilités d’améliorer les capacités de positionnement, de navigation et de synchronisation sans avoir besoin de GPS, vulnérable au piratage, au brouillage et à la mystification. Ces applications concernent les véhicules terrestres, aériens ou maritimes, avec ou sans pilotes (drones).
Un défi technologique
Si, en théorie, l’amélioration quantique pour des dispositifs embarqués devrait aussi permettre une réduction de la taille, du poids, de l’énergie consommée ou du coût de l’appareil (objectifs SWaP‑C : Size, Weight, Power, Cost), l’optimisation de ces facteurs de forme reste un défi technologique. Les dispositifs quantiques utilisés sont microscopiques mais nécessitent des appareils de contrôle classiques encore volumineux.
“L’amélioration quantique pour des dispositifs embarqués devrait permettre une réduction de la taille, du poids, de l’énergie consommée ou du coût de l’appareil.”
Le National Institute of Standards and Technology américain (NIST) a lancé l’ambitieux programme NIST on a chip (NOAC), qui, dans le domaine spécifique de la métrologie et des capteurs, vise à développer des appareillages très précis, ultra-compacts (puces), voire plus petits, peu coûteux et à faible consommation énergétique, pour l’industrie et les particuliers. Dans le même esprit la technologie quantique microfluidique, les mesures de température, de champs magnétiques et électriques ouvrent la voie aux dispositifs IoT quantiques en biologie, chimie et médecine (lab-on-a-chip). Enfin dans le domaine des communications il existe déjà des récepteurs quantiques de radiofréquences (antennes RF) capables de capter tout le spectre des fréquences radio, de 0 à 100 GHz, en associant une unique antenne de quelques centimètres carrés et un dispositif à base d’atomes de Rydberg.
Avoir des communications ultra-sécurisées
Au cœur du développement des maisons, villes, infrastructures et usines, toutes « intelligentes », l’Internet des objets est confronté dès maintenant à un défi majeur, celui de la confidentialité et de la sécurité des données. La complexité de ce défi augmente exponentiellement avec le nombre de nœuds et de passerelles IoT, l’utilisation croissante de capteurs et de réseaux intelligents sans fil, l’émergence des infrastructures de télécommunications 5G publiques et privées, et l’adoption croissante du cloud. Pour protéger les informations sensibles, les protocoles de communication mettent en œuvre des procédés de cryptographie, qui dans le cas de l’IoT sont contraints par les capacités en termes de calcul, d’autonomie énergétique et de stockage des données des objets connectés. Ils n’utilisent généralement que des méthodes simples de chiffrement (cryptographie à clés symétriques ou asymétriques dite légère). À l’instar des normes plus sécurisées (par ex. RSA 2 048 bits), ces communications cryptées sont sous la menace systémique d’un futur ordinateur quantique dont la puissance de calcul exponentielle pourrait casser les cryptosystèmes actuels. Même si cet horizon (souvent appelé Y2Q pour Year 2 Quantum, en allusion à Y2K désignant le bug de l’an 2000) est selon les experts, à dix ou quinze ans, les protocoles ou l’architecture de l’IoT doivent être repensés dès aujourd’hui, car la durée de vie des objets IoT industriels est comparable.
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Perspectives des techniques de cryptographie
Dans cette optique, la communauté scientifique prépare la riposte avec des techniques de cryptographie résistant aux attaques d’un ordinateur quantique. Deux gammes d’outils complémentaires permettraient d’atténuer le risque : la cryptographie postquantique (post quantum cryptography – PQC) qui, sans faire appel au quantique, utilise de nouveaux modèles de chiffrement, purement mathématiques, supposés résister à une future attaque quantique ; la distribution quantique de clés (quantum key distribution – QKD), qui fait appel à du matériel physique et à des objets quantiques (photons) exploitant les lois de la mécanique quantique. Concernant la PQC, le NIST a lancé en 2016 un programme de formalisation et de standardisation des protocoles PQC, qui a donné lieu à un concours international. Des 69 algorithmes initialement présentés, seuls 8 ont atteint la phase ultime de la compétition, encore en cours. À ce stade, le NIST met l’accent sur l’applicabilité des méthodes finalistes aux dispositifs IoT, y compris l’évaluation des nouveaux algorithmes (e.g. schémas de signature Falcon, Dilithium…) sur la famille de processeurs Cortex d’Arm destinés à l’embarqué, démontrant que la sécurité post-quantique sur l’IoT est un objectif réaliste même si certains des nouveaux algorithmes sont complexes sur le plan calculatoire. La distribution quantique de clés (QKD) permettrait, quant à elle, deux dispositifs de partage des clés en garantissant une sécurité inconditionnelle fondée sur les principes fondamentaux de la mécanique quantique, tels que l’impossibilité de cloner l’information quantique (véhiculée ici par des photons) ou l’intrication, chère à Alain Aspect. Les protocoles de QKD sont multiples, les travaux de standardisation sont en cours, mais certains appareils sont d’ores et déjà commercialisés. Si le quantique fournit une solution à sa propre menace, les garanties de sécurité apportées en principe par la QKD le sont au prix de plusieurs contraintes, comme des débits de communication faibles et une machinerie encore lourde, peu déployable en l’état sur des versions embarquées. À l’instar des objectifs d’optimisation SWaP‑C des capteurs et dans l’attente d’améliorations concrètes pour la QKD, il semble aujourd’hui que l’approche PQC sera la plus adaptée à la protection de l’information circulant dans un réseau IoT.
Une capacité exponentielle de calcul
Les dispositifs IoT ont gagné en popularité pendant la pandémie. On estime qu’il y a maintenant dans le monde 13 milliards d’objets adressables sur internet ou sur réseaux privés. Ce nombre pourrait doubler d’ici 2025 malgré la pénurie mondiale de semi-conducteurs qui touche la plupart des fabricants. L’IoT a été la base d’applications innovantes, de notre univers domestique personnel à la quasi-totalité des secteurs industriels. De plus en plus de données, de plus en plus d’usages… mais les capacités globales de calcul conventionnel peinent à suivre. L’informatique quantique, bien que, encore en phase de développement, arriverait au bon moment pour l’Internet des objets, en répondant à ses goulets d’étranglement. Les ordinateurs quantiques pourraient réaliser des calculs totalement inaccessibles aux calculateurs traditionnels dans les prochaines années, en exploitant les superpositions et intrications de qubits. Si ces machines quantiques existent déjà et sont parfois disponibles publiquement dans des offres cloud, elles sont peu puissantes, imparfaites, et n’ont pas encore démontré d’avantages réels par rapport aux ordinateurs conventionnels. Toutefois, à terme, le calcul quantique est pressenti comme pouvant accélérer la résolution de problèmes d’optimisation, d’analyse prédictive, d’intelligence artificielle souvent au cœur du traitement des données IoT. L’optimisation des trajectoires d’une flotte de drones, l’accélération des performances de modèles de machine learning utilisés en maintenance prédictive ou en détection de défauts ou anomalies sont parmi d’autres les sujets de projets menés par différents acteurs industriels déjà impliqués. Finalement l’informatique quantique pourrait jouer un rôle essentiel dans le traitement plus rapide des données simples et complexes au sein du système IoT.
De l’IoT au IQoT
L’Internet des objets fait partie aujourd’hui des technologies que nous utilisons inconsciemment au même titre que d’autres objets issus de la première révolution quantique. Ils se sont tissés (pour ne pas dire intriqués) dans la trame de notre quotidien.
“Des réseaux distribués de capteurs quantiques intriqués ?”
Au cœur des systèmes IoT, capteur, communication, traitement des données bénéficieront d’améliorations issues des avancées des piliers respectifs de la seconde révolution quantique. Avec une vision plus prospective, certains chercheurs travaillent déjà à la définition des contours d’un futur internet quantique, véhiculant de l’information quantique entre ordinateurs quantiques. Des réseaux distribués de capteurs quantiques intriqués verraient le jour et l’on pourra parler d’Internet quantique des objets (IQoT), voire des Objets quantiques.