Technology for Change, la chaire du monde d’après
La chaire Technology for Change a été lancée fin 2020 à l’IP Paris en partenariat avec Accenture. Cette chaire a pour objectif de répondre à des enjeux d’économie sociale et solidaire à partir des nombreux secteurs d’excellence technologique développés à l’X et plus largement au sein de l’IP Paris.
Le projet initial de cette chaire tournait autour des problématiques de l’économie sociale et solidaire (ESS). Quel est finalement le contour de cette chaire Technology for Change ?
Adeline Agut (2006) et Ariane Chazel (90) sont venues en juillet 2019 nous présenter leur projet de chaire à impact social, qui nous a fortement enthousiasmés. La direction de l’École m’a alors demandé d’aider à concrétiser ce projet. Or plusieurs chaires existaient déjà sur le sujet de l’impact social et l’économie sociale et solidaire : Essec, HEC Paris, Sciences Po, etc. Il fallait donc trouver une « vraie » valeur ajoutée que l’École polytechnique pourrait apporter à ces questions. L’X a bien entendu des chercheurs (dont je fais partie) spécialisés dans ces questions d’impact social, mais nous avons surtout des génies des sciences de l’informatique, des mathématiques appliquées, des sciences des données, de la chimie des matériaux, des nouvelles formes d’énergie, de l’ingénierie biomédicale, etc., qu’il aurait été vraiment dommage de ne pas mobiliser. J’ai donc proposé le positionnement suivant : cette chaire aurait pour but de mobiliser l’ensemble des expertises de l’X afin d’aider à résoudre au moyen des sciences et technologies les défis environnementaux, sociaux et économiques auxquels l’humanité doit faire face. Avec l’aide d’Adeline et Ariane, ainsi que François Ailleret (56), Alan Bryden (64) et Yves Pélier (58), nous avons rédigé un projet que nous avons présenté à Éric Labaye, qui a été tout de suite enthousiasmé et a suggéré qu’une telle chaire aurait encore plus d’impact et de résonnance à l’échelle d’IP Paris. Nous avons alors pris contact avec différents mécènes, dont Accenture, avec qui le contact est immédiatement passé : nous étions clairement sur la même longueur d’onde et avions les mêmes ambitions en matière d’impact pour une telle chaire.
Jean-Marc Ollagnier, CEO Europe, Accenture
« Pour faire face aux défis d’aujourd’hui et de demain, allier pleinement la puissance de la technologie à l’ingéniosité humaine est essentiel. Ce partenariat stratégique s’est donc imposé comme une évidence : il combine l’expertise technologique et les connaissances sectorielles d’Accenture à l’excellence académique de l’Institut polytechnique de Paris. Nous sommes fiers de cette collaboration, qui s’inscrit également dans notre engagement à contribuer au développement des talents de demain et à la formation de futurs leaders responsables. »
Quel est le cœur de cette chaire ?
L’idée était de faire contrepoint à la Tech for Good, où les technologies sont implicitement considérées comme essentiellement bad à l’origine, et à certains mouvements anti-tech pour qui les technologies sont foncièrement néfastes. Quand des milliards d’individus n’ont pas accès aux technologies de base (électricité, moyens de communication et de paiement, dispositifs médicaux, etc.), dire qu’il y a trop de tech est une problématique de riches ! Mais, pour qu’elles se développent de façon vertueuse, il faut démocratiser la diffusion des technologies au-delà d’un sérail de happy few (qui conduit à développer des technologies inefficientes, car destinées à des riches dans des pays riches), auprès des pays les moins riches, mais également chez nous afin de résoudre des problèmes liés au handicap, à l’exclusion, à l’accès au savoir, au vieillissement de la population, etc. Le cœur de la chaire est de mobiliser la technologie pour répondre aux défis environnementaux et sociaux que l’humanité doit affronter. Donnons accès à la technologie à ceux qui en ont vraiment besoin, c’est comme ça qu’on lui trouvera une forte valeur ajoutée !
Et, si on prend vraiment en compte les besoins des gens, on devient plus innovant, comme Orange Money ou Danone Communities.
Absolument. Lorsque nous travaillions sur le projet de chaire, nous avons rencontré des plateformes d’innovation sociale des pays du Maghreb et d’Afrique, qui voyaient leur impact limité par un manque d’accès à la technologie. Mais, pour que celle-ci soit une solution, il fallait la contextualiser dans un environnement où il n’y pas de 5 G, où le cloud n’est pas accessible, etc. C’est pour cela que nous allons organiser des challenges internationaux d’innovation en partenariat avec des universités de pays moins favorisés, lors desquels nos étudiants devront repenser la technologie afin qu’elle puisse avoir un impact dans des environnements moins riches. Ce challenge aura également pour but de répondre aux nombreux problèmes sociaux et environnementaux qu’on n’arrive pas à régler chez nous, comme le recyclage, l’inclusion des personnes démunies, en demandant aux étudiants de pays du Sud de nous aider à trouver des solutions en reformulant le problème et notre usage des technologies.
Pour reprendre l’exemple d’Orange Money, on ne pouvait pas trouver de solution si on ne prenait pas de distance avec la culture dont on était issu.
Il s’agissait de partir des gens et de leurs besoins pour trouver des solutions.
Ça fait partie des sujets qu’on veut absolument développer. Inclure les personnes en situation de handicap dans les dispositifs d’innovation permet de développer des usages des technologies qui profiteront à terme à toute notre population vieillissante (la Silver Economy). Nous avons à IP Paris une carte à jouer grâce à notre environnement très deeptech et nos laboratoires de recherche fondamentale. Souvent la technologie disponible sur étagère ne suffit pas ou n’est pas adaptée aux besoins, et il est nécessaire de travailler en amont avec les laboratoires de recherche afin de développer la technologie dont nous avons besoin. C’est la valeur ajoutée de l’écosystème de l’X et d’IP Paris.
Comment abordez-vous les enjeux climatiques ?
Il existe un continuum entre enjeux sociaux et enjeux climatiques. Ces deux questions ne peuvent être séparées. Les pays les plus affectés par le réchauffement climatique sont d’ailleurs souvent les plus pauvres. Trouver des solutions à des problèmes sociaux dans ces pays, c’est forcément trouver des solutions à des questions environnementales qui concernent tout le monde. Notre but est de mobiliser de manière transversale la recherche de pointe des centres interdisciplinaires et laboratoires d’IP Paris afin de répondre directement et au plus vite à des problèmes environnementaux et sociaux.
La transversalité ça se travaille. Dans la pratique, il faut y arriver. Quels processus de travail existent avec les centres ?
Au-delà de la gouvernance qui inclut des représentants de chacun des centres, nous avons des projets boosters, des financements visant à accélérer l’application directe de la recherche de ces centres à des problèmes sociaux ou environnementaux. L’idée est que les doctorants et postdoctorants de la chaire collaborent étroitement (par le biais de coencadrements, par exemple) avec chacun de ces centres sur des sujets transverses (par exemple : IA et compétences-formation, industrie du futur et économie circulaire).
Peux-tu nous dire quel a été ton parcours avant d’arriver à Polytechnique ?
J’ai fait mon doctorat au Crea (Centre de recherche en épistémologie appliquée) de l’École polytechnique, puis j’ai eu une bourse européenne de fellow Marie-Curie à l’Université de Cambridge, où j’ai travaillé avec les équipes de Ross Anderson, expert mondial des questions de sécurité informatique, sur un ancêtre de la blockchain. Après un passage par UCL, puis l’Université de Bristol, j’ai passé quelques années à Imperial College au sein de l’Internet Center, où on travaillait sur ce qu’on appelle maintenant les médias sociaux, le web 2.0, sur le grid computing avant que ça devienne le cloud, etc. Puis je suis devenu directeur adjoint du Centre for International Business and Sustainability, où j’ai développé un programme de master en Sustainable Economics Business and Finance, assez unique pour l’époque (2010), puisqu’il combinait compétences économiques, financières et développement durable, avec des projets en coopération avec des associations dans des pays moins favorisés. Je suis revenu en France en 2013 et, après un bref passage par les écoles de commerce, je suis devenu professeur de l’X en 2017.
Qu’est-il prévu pour les élèves ?
L’aspect pratique est fondamental, donc développer l’offre de stages et de projets liés aux thématiques de la chaire : les PSC (projet scientifique commun) ou Modal (Module en laboratoire) en deuxième année, stages de recherche troisième année, en laboratoire, ou sur le terrain, en entreprise ou auprès d’associations. Par la visibilité de la chaire, nous espérons attirer des entreprises voulant se positionner sur ces questions et prêtes à financer des PSC, à offrir des stages de deuxième ou troisième année, etc. Nous comptons trouver des sponsors pour financer des stages dans des ONG ou des associations, afin que les élèves n’aient pas à choisir entre une expérience humanitaire et poursuivre leurs études.
Qu’en est-il du point de vue des cours ?
Nous avons bien entendu prévu des cours dédiés. Il existe déjà à l’X deux programmes d’approfondissement pertinents : Énergies du XXIe siècle, Sciences pour les défis de l’environnement (SDE). Au département Management de l’innovation et entrepreneuriat (MIE), nous comptons créer une déclinaison du programme d’approfondissement Innovation technologique (qui combine sciences dures et management) sur les thématiques de la chaire.
Les emplois du temps sont déjà très chargés et le défi est de résister à la tentation d’ajouter de nombreux cours, que les élèves ne pourront pas suivre, ou de créer uniquement des cours spécialisés qui ne seraient choisis que par les élèves familiarisés, enthousiasmés par le sujet. On veut toucher un maximum d’élèves et offrir du contenu et des activités pédagogiques (intervenants, ateliers, etc.) à tout enseignant qui le souhaite, notamment dans le cadre de cours de sciences dures. Il existe des thématiques à cheval entre sciences de données et climat, IoT et handicap, maths appliquées et inclusion sociale. Si on pouvait apporter du contenu pédagogique sur ces sujets, là où c’est pertinent, au sein de cours existants, et pas uniquement des cours dédiés, ça serait formidable.
Comment ces innovations s’articulent avec l’École ?
Notre but est d’aider les meilleures initiatives à monter en échelle. Par exemple, nous allons soutenir la croissance du certificat de développement durable mis en place à l’X dès cette année, ce qui permettra d’avoir à terme un certificat inspiré des certificats de langue, avec différents niveaux (par exemple A1, B3, C2) en fonction de l’engagement et du parcours de chaque élève. Le but est de n’exclure personne, et même de permettre un réveil tardif ! Nous allons travailler à promouvoir ce modèle en nous appuyant sur les nombreuses initiatives déjà en place à IP Paris. On aimerait évidemment une diffusion encore plus large des certificats de ce genre, pourquoi pas un jour à échelle européenne ! Nous travaillons d’ailleurs avec les entreprises afin que ce certificat soit reconnu par les employeurs.
On parle de l’idée que ce sera une référence internationale. Quels sont les équivalents à l’étranger ?
Sur le climat et le développement durable, il existe des instituts très réputés, Imperial College, Cambridge, Columbia, Stanford, MIT, etc. L’ESS en tant que telle ne se traduit pas forcément très bien outre-Manche et outre-Atlantique, où la recherche est plutôt axée sur le climat ou sur l’innovation sociale, mais pas les deux. Du coup, nous aimerions vraiment diffuser notre modèle ! À l’origine, la chaire était appelée « Technologie pour la transition », mais en anglais le mot transition n’a pas exactement le même sens ni la même portée. Nous avons donc choisi le mot change, utilisé dans social change, climate change, etc., et beaucoup plus porteur de sens à l’international. Nous comptons générer des échanges internationaux suffisamment forts pour faire essaimer le concept. Notre but est d’être un point de référence.
Quel est l’impact de la crise Covid ?
La chaire est en plein dans les questions du « monde d’après ». Le contrecoup économique promet d’être violent. Il y a une prise de conscience des limites du système globalisé et de la nécessité de trouver des solutions plus locales aux problèmes locaux : nourriture, éducation, traitement des déchets, etc. On a clairement manqué de moyens, d’apports technologiques pendant le premier confinement, spécialement dans le domaine de l’éducation qui a révélé de criantes inégalités. Mais il est évident que ces moyens doivent être adaptés, et même repensés, en prenant en compte les contraintes réelles et les usages de ceux à qui ils se destinent. Donner une tablette à tout le monde n’est pas ce qui va résoudre ces problèmes d’inégalité ! La chaire a de ce point de vue un rôle fondamental à jouer.
Travailles-tu avec des étudiants du Manifeste ?
Ce projet a été fait pour eux, avec l’idée qu’il faut absolument considérer cette question de manière globale : les aspects environnementaux et sociaux sont indissociables. En ne considérant que le climat ou l’écologie, on court le risque de devenir très dogmatique vis-à-vis des pays moins riches (qui par exemple devraient se développer moins ou plus lentement pour polluer moins), et l’ESS peut parfois passer totalement à côté des enjeux environnementaux et écologiques. On ne peut penser l’un sans l’autre.
Les élèves ont été impliqués tout au long du projet, notamment au moyen d’un sondage réalisé auprès des élèves (et organisé par Alexandre Meyer (2018) et l’ASK) afin de leur permettre de s’exprimer sur le projet de chaire, ses thématiques et ses activités. Les retours ont été très bons. Nous avons vraiment fait ce travail avec eux, on espère qu’ils se retrouveront dans cette chaire – c’est leur chaire ! Dans tous les cas, nous restons à l’écoute de toutes les idées d’initiative qu’ils pourront avoir.