Témoignage : Apprendre de la science, faire de la science
Ce fut un choc pour Georges Charpak, Pierre Léna2 et moi-même de découvrir, un beau matin de 1995, que la science n’était plus présente dans les écoles primaires de notre pays qu’à hauteur de 3%3 : c’est environ 97 % de nos enfants qui n’entendaient pratiquement plus parler de cette matière à l’école4 !
Croiser là les bras n’était pas possible, et bientôt allions-nous proposer au Ministre d’alors une entreprise de rénovation (ou plutôt de renaissance) de cet enseignement sous forme d’un partenariat entre l’Académie des sciences et le ministère de l’Éducation nationale. Celle-là illustrait une implication tangible de la communauté scientifique dans l’opération, celui-ci un vœu fort d’un retour de la science à l’école. L’accord, puis l’engagement, furent de part et d’autre immédiats. Depuis dix ans que nous sommes à l’œuvre5, soutenus par une équipe pleine de talents et d’ardeur, nous avons engrangé une certaine connaissance de l’école, perçu telles frilosités6, buté sur telles difficultés, suscité – du bas au sommet de l’échelle – tels agacements, tels scepticismes ou telles résistances (ces dernières parfois utiles) mais, bien plus fréquemment, bénéficié de soutiens, découvert des enthousiasmes, assisté à de véritables conversions à la science et, finalement, quelque peu progressé dans l’entreprise : la science à l’école est remontée du désolant 3 % à un encore insuffisant 40 % (voir note 3), elle est redevenue sujet de conversations, les médias (notamment France-Info) s’en sont emparés, les parents d’élèves souvent la réclament et, de nos innombrables visites dans les écoles, nous avons pu constater que certains des principes de La main à la pâte (c’est le nom que nous avions donné à cette opération) avaient même été appliqués au-delà du strict domaine des sciences.
Enseignement vertical, enseignement horizontal
« …l’influence de la longueur, et non de l’angle … »,
C. Lavergne, école annexe de Tulle.
Ces principes étaient tout sauf nouveaux : ils consistaient à ajouter au nécessaire enseignement vertical - celui où l’on fait « descendre » dans le cerveau de l’enfant des notions et des mots (le nom des planètes, les organes du corps humain…) qui lui font apprendre de la science et exercer fort utilement sa mémoire – un enseignement horizontal où, sa main dans la main du maître, l’enfant va découvrir, en une démarche d’investigation guidée, tels objets ou telles lois de la nature : il va faire de la science. Questionnement, observation, réflexion, hypothèses, expérimentation, argumentation, raisonnement, travail en équipe… sont ici les maîtres-mots d’une manière d’apprendre qui met en jeu à la fois l’imagination, la curiosité, les capacités mentales, l’habileté manuelle et les facultés d’expression.
Des exemples ? Nous en glanons de superbes, lors de nos visites d’écoles, comme cette étude par des enfants de CM1 du rythme du pendule où ils découvrent eux-mêmes, par des mesures de la période et un démêlage des paramètres, l’influence sur celle-ci de la seule longueur, et non du poids, ni de l’angle – ni de l’impulsion – de lancée ; ou comme cette étude, par des enfants de sixième, de la pousse d’un haricot en fonction de la luminosité, leur découverte inattendue que cette pousse est plus rapide la nuit que le jour, et de là leur réflexion inductive concernant les causes de l’héliotropisme ; ou cette mesure que, chaque 21 juin au midi solaire, des élèves de CM2 font, de conserve avec des enfants d’une vingtaine de pays liés entre eux par Internet, de la mesure du rayon terrestre par la méthode de mesure des ombres, dite d’Ératosthène7 : joie intense et partagée par-delà les frontières !
De travaux de cette nature et de la réflexion qu’ils imposent, on attend que l’enfant affermisse son sens des réalités (vs les virtualités), sa vision du vrai (vs la confusion mentale), sa capacité à la modestie et au doute (vs l’arrogance), ainsi que son ouverture à l’imagination (vs les paresses) et à la liberté (vs les pesanteurs).
Il n’est pas surprenant qu’il aime une science ainsi enseignée et que, souvent, il la réclame une fois arrivé au collège : de nombreux témoignages nous ont, dès la première année, confortés sur ce point. Nous nous attendions moins, en revanche, aux observations faites par de nombreux maîtres quant à l’interaction de cette forme de science – pratiquée plus qu’apprise, vécue plus que subie, parlée et écrite (sur un cahier d’expériences) plus que mémorisée – avec la maîtrise du langage. Celle-ci, nous disent-ils, progresse parallèlement avec la pratique de la science expérimentale. Le fait qu’une phrase se bâtisse comme se bâtit un raisonnement logique y est assurément pour quelque chose8 et cette fructueuse interaction mériterait un travail de recherche plus poussé qu’une collection de remarques certes convergentes – parfois appuyées sur des mesures – mais encore éparses.
Un nécessaire accompagnement
Beaucoup de maîtres redoutent la science, qu’ils connaissent mal et considèrent trop ardue (voir note 5), alors que l’histoire, par exemple, elle aussi – ô combien ! – difficile, ne provoque curieusement pas la même crainte. De toute manière, beaucoup ne l’ont pratiquement pas apprise au-delà du lycée. Aussi convient-il de les aider, ce à quoi la communauté scientifique (chercheurs, ingénieurs, étudiants) est conviée à contribuer.
1) de donner aux instituteurs des « ressources » (fiches de connaissances, expériences simples à réaliser, questions types…),
2) de créer un lieu d’échanges où ils dialoguent sur des questions d’ordre pédagogique,
et 3) d’ouvrir un forum enseignants-scientifiques de métier où les premiers peuvent poser aux seconds des questions d’ordre scientifique (« Pourquoi le ciel est-il bleu ? »…), les réponses étant bien sûr disponibles pour tous. Ce site reçoit actuellement près de 300 000 appels par mois, sa deuxième fonction étant désormais souvent utilisée en dehors des sciences. Que les professeurs d’école puissent désormais dialoguer, à l’échelle nationale, sur des sujets de natures scientifique ou pédagogique constitue une nouveauté importante.
Mais en plus de ce lien électronique, il nous a semblé bon que des contacts plus concrets puissent aussi s’établir. Aussi avons-nous multiplié les occasions de rencontre entre enseignants et scientifiques. Pour cela, chercheurs, ingénieurs et étudiants sont mobilisés pour une tâche que, le plus souvent, ils trouvent passionnante, consistant non pas, bien sûr, à enseigner mais à aider le maître à le faire.
À titre d’exemple, chaque année une douzaine de jeunes polytechniciens passent leurs six mois de formation humaine à travailler dans des écoles de quartiers sensibles (à Perpignan, à Nantes, en Seine-Saint-Denis…) et ils nous en rapportent des témoignages infiniment utiles.
C’est sans doute tout cet accompagnement, structuré par l’Académie des sciences, qui a manqué à des prescriptions antérieures comme celle dite de L’éveil. Nombre des instituteurs » 3 % » y œuvraient déjà, mais isolés et peu soutenus.
Une mondialisation inattendue
Jeunes afghanes mesurant la température de fusion de la glace dans une des classes Main à la pâte de Kaboul.
Dès le départ, cette aventure avait eu un brin de saveur internationale puisque nous avions, en 1995, visité les écoles de la banlieue la plus déshéritée de Chicago où le physicien Leon Lederman, prix Nobel lui aussi, avait lancé une réforme audacieuse de l’enseignement primaire assise sur un fort substrat de sciences expérimentales.
Bientôt nous eûmes la surprise de constater que le problème français était en fait universel : partout, ou presque, dans les écoles, une science soit absente – cas le plus fréquent – soit enseignée en stricte verticalité et en toute abstraction ; ici ou là quelques tentatives proches de la nôtre, mais ponctuelles. Et voilà que des partenariats se créent, que des colloques internationaux s’organisent, que La main à la pâte s’exporte, que toute une communauté internationale naît autour de ces problèmes, souvent structurée – à l’image de notre approche – par les Académies des sciences locales ; que notre Site se voit traduit, du moins en partie, en chinois, en espagnol, en portugais, en anglais, en serbe, depuis peu en arabe ; que nous sommes invités à former des enseignants en Chine, en Malaisie, au Brésil, au Chili, au Mexique, en Égypte, au Sénégal, en Argentine… tandis que nos liens se resserrent avec les États-Unis, la Suisse9, l’Espagne et, plus généralement, l’Europe10 au travers du projet Pollen, lancé par La main à la pâte et financé par l’Union européenne (2006).
Et maintenant ?
Le retour, fragile, de la science – associée à la technologie – dans nos écoles est sympathique mais encore insuffisant. Au détour de chaque avancée se révèlent de nouvelles questions. En voici quelques-unes. Elles sont toutes passionnantes mais, pour certaines, difficiles :
• celle du lien entre l’enseignement des mathématiques et celui des sciences, problème particulièrement intéressant à » revisiter » car lié à la nature même de notre connaissance du monde et à la vision que nous voulons en donner aux élèves ;
• celle, plus importante encore, de la relation science-langage évoquée plus haut, que nous effleurons à tout moment, en France ou ailleurs, mais qui justifierait toute une étude en soi ;
• celle de la formation des maîtres dans les matières scientifiques, c’est-à-dire en partie celle des programmes des IUFM et en partie celle de la nécessaire formation continuée des enseignants, au long de leur carrière – primaire et secondaire -, question essentielle à l’orée d’une décennie qui verra se renouveler plus de la moitié du corps enseignant ;
• celle du collège et du lycée où la science apparaît souvent aux élèves sous la forme morcelée des sciences, ensemble dont ils perçoivent mal la structure globale et la belle unité. Une expérience concernant les classes de sixième et de cinquième d’un petit nombre de collèges va être lancée en ce sens à la rentrée 2006, en concertation entre la Direction de l’enseignement scolaire et l’Académie des sciences ;
• celle de l’évaluation, à la fois évaluation des élèves (il est moins facile de jauger leur aptitude à imaginer, à penser, à synthétiser, à raisonner, ou leur joie de travailler, que de mesurer strictement leurs connaissances scientifiques) et celle des méthodes et des pratiques (Quel poids relatif donner à l’horizontal et au vertical ? Quelle influence sur le langage ?…).
Liste démoralisante ? Inquiétante ? Non, mais stimulante, car elle réouvre bon nombre des sentiers que les pédagogues arpentent, pour certains, depuis des siècles : comment enseigner ? Comment amener les enfants à la connaissance et, mieux, à la culture ? Comment créer chez eux ce Il desiderio di sapere11 qui habitait Federico Cesi – cet adolescent qui avait 18 ans ! lorsqu’il créa, en 1603, la première Académie des sciences des temps modernes, l’italienne et vaticane Accademia dei lincei12 ? Quelle proportion, en particulier, consacrer à l’apprendre, et laquelle au faire, si l’on veut assouvir, chez l’enfant, ce désir de savoir ? Peu importe, après tout, cette proportion pourvu que l’on sache au moins le lui donner, ce désir.
C’est bien ce que, désormais, un nombre croissant de maîtres, plus soutenus et mieux accompagnés qu’auparavant, réussissent à faire, amenant au collège de plus en plus d’enfants – filles et garçons – gourmands de science. Le chemin est encore long mais, stimulés par ces maîtres, poussés par ces enfants, aidés par d’innombrables partenaires, confortés par un mouvement qui dépasse infiniment nos frontières, nous pensons que cette action est utile et constatons que ce retour des sciences dans le primaire est réel. Il s’agit maintenant qu’il soit durable !
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1. Yves Quéré a été président du Département de physique et Directeur de l’enseignement à l’École polytechnique. Membre de l’Académie des sciences, il préside actuellement l’InterAcademy Panel (IAP) qui est l’Assemblée des Académies des sciences de par le monde.
2. Georges Charpak, prix Nobel de physique, Pierre Léna, astrophysicien, tous deux membres de l’Académie des sciences dont le second est Délégué à l’éducation et à la formation.
3. Statistique certes assez peu précise (elle dépend de ce qu’on appelle exactement « présente »), mais fort parlante, émanant du Ministère lui-même.
4. La science, dans tout ce qui suit, désigne l’ensemble des sciences de la nature auxquelles s’ajoute la technologie, à l’exception des mathématiques qui n’ont jamais souffert de la déshérence ici mentionnée : le tryptique du lire-écrire-compter demeure en effet une pierre angulaire de notre enseignement primaire.
5. G. Charpak, P. Léna, Y. Quéré, L’enfant et la science, Éd. Odile Jacob, 2005.
6. Les professeurs d’école n’ont de la science, pour la plupart, que de lointains souvenirs du lycée. Les plus jeunes, issus des IUFM, sont titulaires pour partie (40 %) d’un baccalauréat scientifique, mais plus rarement (15 %) d’une licence scientifique. Ils redoutent souvent la science, considérée comme « trop difficile », illustrée qu’elle est à leurs yeux par ces images télévisées d’hommes dans l’espace, d’accélérateurs géants de particules, ou d’indéchiffrables structures de protéines.
7. H. Farges, E. di Folco, M. Hartmann, D. Jasmin, Mesurer la Terre est un jeu d’enfant, Éd. Le Pommier, 2002.
8. Y. Quéré, La science institutrice, Éd. Odile Jacob, 2002 – La sagesse du physicien, Éd. L’œil neuf, 2005.
9. Où l’on a traduit La main à la pâte par l’excellent « Penser avec les mains » emprunté à Denis de Rougemont.
10. D. Jasmin, L’Europe des découvertes, Éd. Le Pommier, 2004.
Le projet Pollen regroupe douze pays de l’Union dont chacun développe et illustre un enseignement des sciences de type Main à la pâte dans une ville particulière (Saint-Étienne en France, Leicester en Grande-Bretagne, etc.).
11.Titre de son Manifeste d’où naquit l’Accademia.
12. L’Académie des lynx, cet animal ayant à l’époque la réputation (usurpée) de voir dans la nuit.