Témoignages. Un regard de scientifiques : des vœux pour refonder l’école

Dossier : De l'écoleMagazine N°613 Mars 2006

Le texte qui suit, signé par Roger Balian (52), Jean-Michel Bis­mut (67), Alain Connes, Jean-Pierre Demailly, Laurent Laf­forgue, Pierre Lelong et Jean-Pierre Serre, de l’A­ca­dé­mie des sciences, est extrait d’un long article inti­tu­lé « Les savoirs fon­da­men­taux au ser­vice de l’a­ve­nir scien­ti­fique et tech­nique ; com­ment les réenseigner ».

Publié en novembre 2004 par la Fon­da­tion pour l’in­no­va­tion poli­tique dans la série des Cahiers du débat, l’ar­ticle entier est dis­po­nible sur le site http://www.fondapol.org/pdf/savoirsfondamentaux.pdf Depuis sa paru­tion, une prise de conscience de la gra­vi­té des pro­blèmes édu­ca­tifs a sus­ci­té quelques actions allant dans le sens souhaité.
Ain­si, outre la récente cir­cu­laire du Ministre pré­co­ni­sant la méthode alpha­bé­tique-syl­la­bique pour l’ap­pren­tis­sage à la lec­ture, la Direc­tion de l’en­sei­gne­ment sco­laire a accep­té la mise en place d’un réseau d’é­coles expé­ri­men­tales « savoir Lire Écrire Cal­cu­ler et Comp­ter », qui a pré­ci­sé­ment pour but de reva­lo­ri­ser les savoirs fondamentaux.
Le pas­sage repro­duit ci-des­sous est pré­cé­dé par deux sec­tions où les auteurs expliquent les rai­sons de leur pro­fond atta­che­ment à l’é­cole, puis mani­festent leurs inquié­tudes devant l’é­vo­lu­tion du sys­tème édu­ca­tif français.
Dans la suite du docu­ment, ils passent en revue les divers savoirs fon­da­men­taux que les élèves devraient acqué­rir, pré­sentent des pro­po­si­tions détaillées sur l’en­sei­gne­ment des sciences, ana­lysent la situa­tion de l’en­sei­gne­ment supé­rieur et sou­lignent l’im­por­tance de la for­ma­tion des enseignants.

Les principes d’une reconquête


Ecole élé­men­taire, Paris

Comme nous l’a­vons déjà lon­gue­ment expli­qué et jus­ti­fié, la Nation doit réaf­fir­mer que le rôle prin­ci­pal de l’é­cole et sa rai­son d’être sont l’ins­truc­tion, la trans­mis­sion des savoirs fon­da­men­taux et le déve­lop­pe­ment des capa­ci­tés intel­lec­tuelles des enfants et des jeunes.

Afin que l’é­cole donne des chances égales à tous les enfants, quelles que soient leurs ori­gines sociales, et qu’elle per­mette l’ou­ver­ture au savoir et à la culture du plus grand nombre pos­sible de jeunes, nous recom­man­dons ins­tam­ment que, même dans les quar­tiers défa­vo­ri­sés, on ne cède rien sur les pro­grammes et les niveaux d’exi­gence, mais qu’au besoin on y envoie davan­tage d’en­sei­gnants pour dimi­nuer les effec­tifs des classes et pour réins­tau­rer des heures d’é­tudes assis­tées le soir après la classe, où tous les enfants que leurs familles ne peuvent aider dans leur tra­vail pour­raient faire leurs devoirs.

L’é­cole, le col­lège ou même le lycée n’ont pas à cou­rir après les der­niers déve­lop­pe­ments de la tech­nique ou de la science, ni après les der­nières évo­lu­tions de la socié­té. Leur rôle est de trans­mettre les acquis les plus fon­da­men­taux et les plus per­ma­nents de siècles d’hu­ma­nisme qui rendent pos­sibles toute réflexion, toute science et toute tech­nique. L’é­cole est ame­née à évo­luer pour inclure des nou­veaux acquis fon­da­men­taux du temps pré­sent ; mais elle doit le faire len­te­ment, après longue et mûre réflexion, en se gar­dant des effets de mode.

Un enfant qui apprend n’en­lève rien à aucun autre. C’est pour­quoi le prin­cipe d’é­ga­li­té ne doit jamais être invo­qué pour abais­ser les pro­grammes et les niveaux d’exi­gence. Il ne doit pas plus être invo­qué pour empê­cher de créer, à par­tir du col­lège, des filières diver­si­fiées, les unes plus abs­traites où les élèves mani­fes­tant le plus d’ar­deur et de dons pour le tra­vail intel­lec­tuel rece­vraient un ensei­gne­ment à la mesure de ce qu’ils peuvent apprendre, les autres où les élèves mani­fes­tant davan­tage d’ap­ti­tudes manuelles ou artis­tiques (voire spor­tives) rece­vraient une for­ma­tion adap­tée sus­cep­tible de leur redon­ner le goût de l’é­tude, et soi­gneu­se­ment construite pour prendre plus tard une véri­table valeur sur le mar­ché de l’emploi.


Lycée d’en­sei­gne­ment indus­triel, Paris

Enfin, le prin­cipe d’é­ga­li­té ne doit pas empê­cher l’é­va­lua­tion des élèves ; au contraire, nous pen­sons qu’il est d’au­tant mieux res­pec­té que les élèves sont éva­lués sui­vant des règles claires pour tous, à savoir qu’on obtient de bonnes notes si on apprend bien et de mau­vaises notes si on apprend mal.
L’é­va­lua­tion est d’ailleurs un prin­cipe que l’É­du­ca­tion natio­nale doit com­men­cer à appli­quer à elle-même, par­ti­cu­liè­re­ment quand elle tente des réformes. Il faut constam­ment com­pa­rer les résul­tats des dif­fé­rentes méthodes d’en­sei­gne­ment, celles d’au­jourd’­hui, celles du pas­sé et aus­si celles d’autres pays. Nous pen­sons qu’il faut mettre en place un orga­nisme indé­pen­dant de toutes les struc­tures de pou­voir de l’É­du­ca­tion natio­nale, et qui serait spé­cia­le­ment char­gé de ces com­pa­rai­sons et évaluations.

S’a­gis­sant des ins­ti­tu­teurs et des pro­fes­seurs, nous pen­sons qu’ils doivent retrou­ver une très grande liber­té dans leurs choix péda­go­giques et qu’ils doivent être éva­lués, c’est-à-dire ins­pec­tés et notés, uni­que­ment d’a­près la pro­gres­sion et les résul­tats de leurs élèves, et en aucune façon d’a­près la confor­mi­té de leurs méthodes avec les dogmes de l’É­du­ca­tion nationale.

Pour en reve­nir aux réformes pré­cé­dentes, notre avis est qu’elles ont été mul­ti­pliées à l’ex­cès, avec des inter­valles de temps trop courts. Il ne fau­dra en entre­prendre à l’a­ve­nir qu’a­vec la plus grande cir­cons­pec­tion, une fois que le sys­tème édu­ca­tif aura atteint un état stable. L’é­du­ca­tion revêt une telle impor­tance pour les socié­tés que toutes les civi­li­sa­tions y ont réflé­chi en pro­fon­deur depuis des siècles et même des mil­lé­naires, et il est extrê­me­ment dif­fi­cile d’in­tro­duire de nou­velles méthodes d’en­sei­gne­ment qui repré­sentent des amé­lio­ra­tions, sur­tout s’il s’a­git des aspects pre­miers du savoir comme la lec­ture et le calcul.

L’é­cole ne peut bien fonc­tion­ner que si les ins­ti­tu­teurs et les pro­fes­seurs sont res­pec­tés et si leur auto­ri­té est soli­de­ment éta­blie. Il est néces­saire que, dans la socié­té, et par­ti­cu­liè­re­ment dans les familles, l’é­tude soit valo­ri­sée dans l’es­prit des enfants, et que ceux-ci puissent prendre conscience que l’é­cole est des­ti­née à leur appor­ter les meilleures chances. Par exemple, il est impor­tant que, dans les familles, les parents veillent à ce que les enfants ne tombent pas sous l’empire de la télé­vi­sion ou des jeux vidéo, et qu’ils les encou­ragent plu­tôt à lire et à tra­vailler. Des recom­man­da­tions ins­ti­tu­tion­nelles, des dis­po­si­tifs asso­cia­tifs (clubs, ani­ma­tion cultu­relle et scien­ti­fique) et des conseils judi­cieux pour­raient les y aider.

Les classes ne peuvent fonc­tion­ner de manière effi­cace que si le niveau des élèves n’est pas trop hété­ro­gène et cor­res­pond effec­ti­ve­ment aux pré­re­quis des pro­grammes. L’é­va­lua­tion et l’o­rien­ta­tion des élèves sont donc des élé­ments indis­pen­sables et déter­mi­nants d’une poli­tique sco­laire res­pon­sable. L’ac­cès à la classe supé­rieure ne peut – et donc ne doit – être appré­cié que par des per­sonnes qui ont com­pé­tence pour cela, à savoir le corps des pro­fes­seurs. Quelle que soit leur bonne volon­té, les parents ne peuvent avoir qu’une voix consul­ta­tive, afin d’é­clai­rer éven­tuel­le­ment le juge­ment des pro­fes­seurs, et en aucun cas une voix déci­sion­naire. Il faut redon­ner à l’é­quipe ensei­gnante la res­pon­sa­bi­li­té exclu­sive de déter­mi­ner l’o­rien­ta­tion des élèves à par­tir des choix que ceux-ci ont expri­més. Natu­rel­le­ment, des erreurs d’ap­pré­cia­tion ou des déci­sions mal infor­mées sont tou­jours pos­sibles ; il y a donc lieu de créer des com­mis­sions de recours ad hoc pour gérer les litiges qui ne man­que­ront pas d’ap­pa­raître. Dans la pers­pec­tive de l’é­va­lua­tion des élèves, les exa­mens doivent retrou­ver un rôle plein et entier, et évi­ter les épreuves fac­tices ou conve­nues d’avance.


Lycée Jean-Bap­tiste Say, Paris

L’é­cole a besoin que tous les enfants res­pectent une dis­ci­pline de vie authen­tique qui rende pos­sibles l’é­coute et l’ap­pren­tis­sage. Cela est par­ti­cu­liè­re­ment vrai dans les quar­tiers défa­vo­ri­sés où nombre d’en­fants connaissent des situa­tions fami­liales dif­fi­ciles. La meilleure chance qu’on puisse don­ner à ces enfants est d’exi­ger et d’ob­te­nir d’eux le même res­pect de la dis­ci­pline que des autres, de leur ensei­gner et de les éva­luer de la même façon. La charge de cette dis­ci­pline ne doit pas incom­ber seule­ment aux ins­ti­tu­teurs et pro­fes­seurs ; cela sup­pose la pré­sence d’un per­son­nel de sur­veillance suf­fi­sam­ment nombreux.

Plu­sieurs per­sonnes appar­te­nant à des hori­zons idéo­lo­giques éton­nam­ment dif­fé­rents nous ont fait part de leur scep­ti­cisme quant à la pos­si­bi­li­té de remettre d’un coup l’en­semble de l’É­du­ca­tion natio­nale sur de bons rails. Une idée moins ambi­tieuse serait d’a­gir ponc­tuel­le­ment en per­met­tant que se mettent en place des éta­blis­se­ments fon­dés sur des niveaux d’exi­gence plus éle­vés et des pro­grammes plus sub­stan­tiels que ceux en vigueur actuellement.

On nous a cité l’exemple d’u­ni­ver­si­taires russes émi­grés aux États-Unis qui, catas­tro­phés du niveau des écoles amé­ri­caines, ont créé dans un quar­tier défa­vo­ri­sé une école « déro­ga­toire » qui pro­pose des pro­grammes beau­coup plus solides que les autres écoles et uti­lise des manuels nou­veaux ou bien tra­duits du russe ou d’autres langues.

L’exis­tence de tels éta­blis­se­ments serait en elle-même une très bonne chose et on pour­rait espé­rer que peu à peu elle engendre un effet d’é­mu­la­tion et d’en­traî­ne­ment sur l’en­semble du sys­tème. C’est pour­quoi nous pro­po­sons que les pro­grammes natio­naux soient consi­dé­rés seule­ment comme des mini­ma et que tous les éta­blis­se­ments, tant publics que pri­vés, aient toute lati­tude pour rele­ver les niveaux d’exi­gence, uti­li­ser des manuels plus riches que les manuels conformes aux pro­grammes offi­ciels et créer des filières d’excellence.

L’enseignement le plus fondamental


Lycée Jean de La Fon­taine, Paris

L’en­sei­gne­ment le plus fon­da­men­tal est à l’é­vi­dence celui de notre langue natio­nale, le fran­çais. À l’é­cole pri­maire, l’ap­pren­tis­sage de la lec­ture et de l’é­cri­ture doit avoir prio­ri­té sur tous les autres. Dès l’é­cole pri­maire, puis au col­lège et au lycée, les élèves doivent apprendre véri­ta­ble­ment à écrire, ce qui sup­pose, d’a­bord, de maî­tri­ser l’or­tho­graphe (ce pour quoi nous recom­man­dons de faire dans les écoles une dic­tée par jour), la gram­maire (qui à notre avis s’ap­prend sous forme de règles) et les conju­gai­sons des verbes, puis de se rompre aux exer­cices de la rédac­tion (dans ses divers types : récit, des­crip­tion, essai de réflexion plus ou moins abs­traite) et de la dis­ser­ta­tion. C’est impor­tant, même dans la pers­pec­tive des sciences, car tout texte scien­ti­fique est un genre de rédac­tion et plus pro­fon­dé­ment toute réflexion, toute pen­sée se construisent en écrivant.

Nous pen­sons enfin qu’il est fon­da­men­tal qu’à par­tir de la sixième les élèves soient intro­duits à la belle lit­té­ra­ture, qu’au fil des ans on leur fasse décou­vrir le plus grand nombre pos­sible de grandes œuvres du patri­moine fran­çais et uni­ver­sel, qu’on leur apprenne à en sai­sir les beau­tés et qu’on leur donne pro­gres­si­ve­ment des élé­ments solides d’his­toire lit­té­raire. Pour nombre de mathé­ma­ti­ciens et de scien­ti­fiques, c’est d’a­bord à tra­vers la lit­té­ra­ture ou la poé­sie que le sens de la beau­té et de l’es­thé­tique a pu se déve­lop­per. Cette esthé­tique de la pen­sée, on la retrouve natu­rel­le­ment aus­si dans les mathé­ma­tiques et dans les sciences où elle est tout autant pré­sente, bien qu’elle y soit peut-être moins direc­te­ment accessible.

Bien que nous n’ayons aucune com­pé­tence par­ti­cu­lière dans ce domaine, nous nous fai­sons l’é­cho des nom­breux témoi­gnages de familles, d’ins­ti­tu­teurs, d’or­tho­pho­nistes, de neu­ro­logues que nous avons enten­dus en tant que simples citoyens et qui conduisent à remettre en cause les méthodes « glo­bales » et « semi-glo­bales » pour l’ap­pren­tis­sage de la lec­ture. Tout indique que ces méthodes doivent être ban­nies des manuels sco­laires, au pro­fit de la méthode syl­la­bique fon­dée sur la nature alpha­bé­tique de notre écriture.

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