Témoignages. Un regard de scientifiques : des vœux pour refonder l’école
Le texte qui suit, signé par Roger Balian (52), Jean-Michel Bismut (67), Alain Connes, Jean-Pierre Demailly, Laurent Lafforgue, Pierre Lelong et Jean-Pierre Serre, de l’Académie des sciences, est extrait d’un long article intitulé « Les savoirs fondamentaux au service de l’avenir scientifique et technique ; comment les réenseigner ».
Publié en novembre 2004 par la Fondation pour l’innovation politique dans la série des Cahiers du débat, l’article entier est disponible sur le site http://www.fondapol.org/pdf/savoirsfondamentaux.pdf Depuis sa parution, une prise de conscience de la gravité des problèmes éducatifs a suscité quelques actions allant dans le sens souhaité.
Ainsi, outre la récente circulaire du Ministre préconisant la méthode alphabétique-syllabique pour l’apprentissage à la lecture, la Direction de l’enseignement scolaire a accepté la mise en place d’un réseau d’écoles expérimentales « savoir Lire Écrire Calculer et Compter », qui a précisément pour but de revaloriser les savoirs fondamentaux.
Le passage reproduit ci-dessous est précédé par deux sections où les auteurs expliquent les raisons de leur profond attachement à l’école, puis manifestent leurs inquiétudes devant l’évolution du système éducatif français.
Dans la suite du document, ils passent en revue les divers savoirs fondamentaux que les élèves devraient acquérir, présentent des propositions détaillées sur l’enseignement des sciences, analysent la situation de l’enseignement supérieur et soulignent l’importance de la formation des enseignants.
Les principes d’une reconquête
Ecole élémentaire, Paris
Comme nous l’avons déjà longuement expliqué et justifié, la Nation doit réaffirmer que le rôle principal de l’école et sa raison d’être sont l’instruction, la transmission des savoirs fondamentaux et le développement des capacités intellectuelles des enfants et des jeunes.
Afin que l’école donne des chances égales à tous les enfants, quelles que soient leurs origines sociales, et qu’elle permette l’ouverture au savoir et à la culture du plus grand nombre possible de jeunes, nous recommandons instamment que, même dans les quartiers défavorisés, on ne cède rien sur les programmes et les niveaux d’exigence, mais qu’au besoin on y envoie davantage d’enseignants pour diminuer les effectifs des classes et pour réinstaurer des heures d’études assistées le soir après la classe, où tous les enfants que leurs familles ne peuvent aider dans leur travail pourraient faire leurs devoirs.
L’école, le collège ou même le lycée n’ont pas à courir après les derniers développements de la technique ou de la science, ni après les dernières évolutions de la société. Leur rôle est de transmettre les acquis les plus fondamentaux et les plus permanents de siècles d’humanisme qui rendent possibles toute réflexion, toute science et toute technique. L’école est amenée à évoluer pour inclure des nouveaux acquis fondamentaux du temps présent ; mais elle doit le faire lentement, après longue et mûre réflexion, en se gardant des effets de mode.
Un enfant qui apprend n’enlève rien à aucun autre. C’est pourquoi le principe d’égalité ne doit jamais être invoqué pour abaisser les programmes et les niveaux d’exigence. Il ne doit pas plus être invoqué pour empêcher de créer, à partir du collège, des filières diversifiées, les unes plus abstraites où les élèves manifestant le plus d’ardeur et de dons pour le travail intellectuel recevraient un enseignement à la mesure de ce qu’ils peuvent apprendre, les autres où les élèves manifestant davantage d’aptitudes manuelles ou artistiques (voire sportives) recevraient une formation adaptée susceptible de leur redonner le goût de l’étude, et soigneusement construite pour prendre plus tard une véritable valeur sur le marché de l’emploi.
Lycée d’enseignement industriel, Paris
Enfin, le principe d’égalité ne doit pas empêcher l’évaluation des élèves ; au contraire, nous pensons qu’il est d’autant mieux respecté que les élèves sont évalués suivant des règles claires pour tous, à savoir qu’on obtient de bonnes notes si on apprend bien et de mauvaises notes si on apprend mal.
L’évaluation est d’ailleurs un principe que l’Éducation nationale doit commencer à appliquer à elle-même, particulièrement quand elle tente des réformes. Il faut constamment comparer les résultats des différentes méthodes d’enseignement, celles d’aujourd’hui, celles du passé et aussi celles d’autres pays. Nous pensons qu’il faut mettre en place un organisme indépendant de toutes les structures de pouvoir de l’Éducation nationale, et qui serait spécialement chargé de ces comparaisons et évaluations.
S’agissant des instituteurs et des professeurs, nous pensons qu’ils doivent retrouver une très grande liberté dans leurs choix pédagogiques et qu’ils doivent être évalués, c’est-à-dire inspectés et notés, uniquement d’après la progression et les résultats de leurs élèves, et en aucune façon d’après la conformité de leurs méthodes avec les dogmes de l’Éducation nationale.
Pour en revenir aux réformes précédentes, notre avis est qu’elles ont été multipliées à l’excès, avec des intervalles de temps trop courts. Il ne faudra en entreprendre à l’avenir qu’avec la plus grande circonspection, une fois que le système éducatif aura atteint un état stable. L’éducation revêt une telle importance pour les sociétés que toutes les civilisations y ont réfléchi en profondeur depuis des siècles et même des millénaires, et il est extrêmement difficile d’introduire de nouvelles méthodes d’enseignement qui représentent des améliorations, surtout s’il s’agit des aspects premiers du savoir comme la lecture et le calcul.
L’école ne peut bien fonctionner que si les instituteurs et les professeurs sont respectés et si leur autorité est solidement établie. Il est nécessaire que, dans la société, et particulièrement dans les familles, l’étude soit valorisée dans l’esprit des enfants, et que ceux-ci puissent prendre conscience que l’école est destinée à leur apporter les meilleures chances. Par exemple, il est important que, dans les familles, les parents veillent à ce que les enfants ne tombent pas sous l’empire de la télévision ou des jeux vidéo, et qu’ils les encouragent plutôt à lire et à travailler. Des recommandations institutionnelles, des dispositifs associatifs (clubs, animation culturelle et scientifique) et des conseils judicieux pourraient les y aider.
Les classes ne peuvent fonctionner de manière efficace que si le niveau des élèves n’est pas trop hétérogène et correspond effectivement aux prérequis des programmes. L’évaluation et l’orientation des élèves sont donc des éléments indispensables et déterminants d’une politique scolaire responsable. L’accès à la classe supérieure ne peut – et donc ne doit – être apprécié que par des personnes qui ont compétence pour cela, à savoir le corps des professeurs. Quelle que soit leur bonne volonté, les parents ne peuvent avoir qu’une voix consultative, afin d’éclairer éventuellement le jugement des professeurs, et en aucun cas une voix décisionnaire. Il faut redonner à l’équipe enseignante la responsabilité exclusive de déterminer l’orientation des élèves à partir des choix que ceux-ci ont exprimés. Naturellement, des erreurs d’appréciation ou des décisions mal informées sont toujours possibles ; il y a donc lieu de créer des commissions de recours ad hoc pour gérer les litiges qui ne manqueront pas d’apparaître. Dans la perspective de l’évaluation des élèves, les examens doivent retrouver un rôle plein et entier, et éviter les épreuves factices ou convenues d’avance.
Lycée Jean-Baptiste Say, Paris
L’école a besoin que tous les enfants respectent une discipline de vie authentique qui rende possibles l’écoute et l’apprentissage. Cela est particulièrement vrai dans les quartiers défavorisés où nombre d’enfants connaissent des situations familiales difficiles. La meilleure chance qu’on puisse donner à ces enfants est d’exiger et d’obtenir d’eux le même respect de la discipline que des autres, de leur enseigner et de les évaluer de la même façon. La charge de cette discipline ne doit pas incomber seulement aux instituteurs et professeurs ; cela suppose la présence d’un personnel de surveillance suffisamment nombreux.
Plusieurs personnes appartenant à des horizons idéologiques étonnamment différents nous ont fait part de leur scepticisme quant à la possibilité de remettre d’un coup l’ensemble de l’Éducation nationale sur de bons rails. Une idée moins ambitieuse serait d’agir ponctuellement en permettant que se mettent en place des établissements fondés sur des niveaux d’exigence plus élevés et des programmes plus substantiels que ceux en vigueur actuellement.
On nous a cité l’exemple d’universitaires russes émigrés aux États-Unis qui, catastrophés du niveau des écoles américaines, ont créé dans un quartier défavorisé une école « dérogatoire » qui propose des programmes beaucoup plus solides que les autres écoles et utilise des manuels nouveaux ou bien traduits du russe ou d’autres langues.
L’existence de tels établissements serait en elle-même une très bonne chose et on pourrait espérer que peu à peu elle engendre un effet d’émulation et d’entraînement sur l’ensemble du système. C’est pourquoi nous proposons que les programmes nationaux soient considérés seulement comme des minima et que tous les établissements, tant publics que privés, aient toute latitude pour relever les niveaux d’exigence, utiliser des manuels plus riches que les manuels conformes aux programmes officiels et créer des filières d’excellence.
L’enseignement le plus fondamental
Lycée Jean de La Fontaine, Paris
L’enseignement le plus fondamental est à l’évidence celui de notre langue nationale, le français. À l’école primaire, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture doit avoir priorité sur tous les autres. Dès l’école primaire, puis au collège et au lycée, les élèves doivent apprendre véritablement à écrire, ce qui suppose, d’abord, de maîtriser l’orthographe (ce pour quoi nous recommandons de faire dans les écoles une dictée par jour), la grammaire (qui à notre avis s’apprend sous forme de règles) et les conjugaisons des verbes, puis de se rompre aux exercices de la rédaction (dans ses divers types : récit, description, essai de réflexion plus ou moins abstraite) et de la dissertation. C’est important, même dans la perspective des sciences, car tout texte scientifique est un genre de rédaction et plus profondément toute réflexion, toute pensée se construisent en écrivant.
Nous pensons enfin qu’il est fondamental qu’à partir de la sixième les élèves soient introduits à la belle littérature, qu’au fil des ans on leur fasse découvrir le plus grand nombre possible de grandes œuvres du patrimoine français et universel, qu’on leur apprenne à en saisir les beautés et qu’on leur donne progressivement des éléments solides d’histoire littéraire. Pour nombre de mathématiciens et de scientifiques, c’est d’abord à travers la littérature ou la poésie que le sens de la beauté et de l’esthétique a pu se développer. Cette esthétique de la pensée, on la retrouve naturellement aussi dans les mathématiques et dans les sciences où elle est tout autant présente, bien qu’elle y soit peut-être moins directement accessible.
Bien que nous n’ayons aucune compétence particulière dans ce domaine, nous nous faisons l’écho des nombreux témoignages de familles, d’instituteurs, d’orthophonistes, de neurologues que nous avons entendus en tant que simples citoyens et qui conduisent à remettre en cause les méthodes « globales » et « semi-globales » pour l’apprentissage de la lecture. Tout indique que ces méthodes doivent être bannies des manuels scolaires, au profit de la méthode syllabique fondée sur la nature alphabétique de notre écriture.