Tendances de société et territoire français
Dans les lignes qui suivent, nous formulons quelques hypothèses sur les impacts territoriaux possibles, en France, des grandes tendances de société à un horizon de plusieurs dizaines d’années.
Les grandes tendances
Au-delà de ce que nous apporteront les nouvelles technologies de l’époque, qu’il est difficile de prévoir, les sociétés occidentales seront marquées par une complexité croissante de leurs structures et de leurs fonctionnements. Cette complexité conduira à des tensions, parfois des ruptures, entre des pôles opposés constituant des doublets antagonistes. Le plus fondamental est peut-être celui qui oppose la tendance à l’universalisme au développement des spécificités culturelles. Il s’exprime également par la dialectique entre une mondialisation à tendance uniformisante et la décentralisation ; ou encore entre global et local ; évoquant alors, sous cette forme, de nombreuses incidences sur les territoires.
L’une des conséquences de la mondialisation, et des NTIC qui lui sont associées, est un état d’isotropie des lieux de communication, et par suite d’une composante essentielle du fonctionnement des territoires. À l’horizon du milieu du XXIe siècle, on peut penser que les médias et les moyens de communication de l’information (Internet, téléphone mobile, télévision…) offriront les mêmes possibilités à partir de tous les points du territoire français. Cette isotropie a de nombreuses conséquences, notamment quant à la localisation des activités. Les incidences territoriales de la révolution de l’information et de la communication seront très différentes de celles de la révolution industrielle des XIXe et XXe siècles. Mais, tant dans la vie professionnelle que dans la vie personnelle, les besoins de contacts physiques et de densité humaine subsisteront. Il y aura encore des réunions et des déjeuners d’affaires.
La population de la France continuera à croître pendant les trente prochaines années, mais plus lentement, à la fois par excédent des naissances sur les décès et par immigration.
Les migrations intérieures suivront les tendances que nous évoquons plus loin à propos des relations entre la ville et la campagne. Disons tout de suite que, la nature ayant horreur du vide, les actuels territoires ruraux de la France seront soumis à des pressions conduisant à une augmentation de leur densité. Quant aux immigrants, qui seront toujours en majorité des pauvres de faible niveau de formation, ils continueront à poser aux municipalités urbaines des problèmes d’intégration, et d’abord d’implantation et de logement.
Si les Français sont de plus en plus nombreux, ils sont aussi plus mobiles. Les emplois conjoints du temps et de l’espace sont liés à la diminution séculaire du temps de travail. Et si le développement des loisirs du quotidien ne conduit guère à des déplacements significatifs, les migrations de week-end, et les migrations de court séjour qui s’allongent suite à la RTT, sont appelées à se développer. Les migrations résidentielles prennent également d’autres formes, avec des pratiques de double résidence, de dissociation des lieux de travail des adultes du foyer, et avec la reconfiguration des espaces-temps des familles recomposées.
Si l’on tient compte en outre des migrations de vacances, ces différentes formes de mobilité dominent de plus en plus par rapport aux migrations liées aux recherches et aux changements d’emplois. Si bien que, dans son étude prospective 2020, la DATAR n’hésite pas à dire que « l’image de la France du futur est déjà là, à l’ombre des week-ends et des vacances ».
Au-delà de la mobilité résidentielle et de loisirs, la continuation du courant fort d’individualisation des valeurs et des comportements conduira à un individu « zappeur » dans différents domaines, notamment dans celui des comportements politiques.
Autre tendance lourde : les Français sont de plus en plus sensibles aux qualités sanitaires – réelles ou réputées – et environnementales de leur cadre de vie. La relation que font les Français entre leur santé et leur environnement, apparue dans les sondages depuis une vingtaine d’années, est maintenant un fait de société important et médiatisé. Certains vont jusqu’à dire que l’augmentation des cancers est liée à l’artificialisation généralisée de notre cadre de vie. Il s’ensuit que l’attractivité des potentiels de consommation, de loisirs et de cadre de vie devient supérieure à celle des zones d’emploi.
Si bien que la tendance du XXIe siècle est de voir les entreprises chercher à rejoindre les Français là où ceux-ci aiment vivre. À l’horizon 2050, les territoires gagnants seront ceux qui auront réussi à accueillir les deux courants : celui de la population résidente et celui de l’activité productrice. Un bémol est à prévoir cependant. On peut en effet penser que la crise de l’énergie des prochaines décennies, et ses répercussions sur l’environnement, dues à l’effet de serre et au changement climatique, conduiront à de nouvelles contraintes de protection de l’environnement et de maîtrise de l’énergie dans la vie domestique. Il est difficile aujourd’hui de préfigurer ces contraintes, et encore plus difficile d’en prévoir les impacts territoriaux. On peut cependant penser que seront plus touchés les territoires d’environnement sensible, notamment certains hauts lieux actuels du tourisme prédateur.
D’ici quelques décennies, que sera devenu le courant de délocalisation des activités et des emplois, et quel aura été l’ordre de grandeur de son impact sur le territoire français ? Les études quantitatives et de synthèse sur cette question cruciale montrent qu’actuellement les délocalisations proprement dites ne représentent qu’une très petite fraction des créations d’emplois à l’étranger des entreprises françaises investissant pour leur développement hors de France. Délocalisation ou pas, il est clair que, pour les prochaines décennies, le bilan des créations et destructions d’emplois sur le sol national est un de nos défis collectifs comme pour les autres pays riches, particulièrement ceux d’Europe. La question est de continuer à être parmi les plus avancés en matière de recherche de pointe, de technologies nouvelles et d’innovations.
La ville et la campagne
Les relations, et les équilibres ou déséquilibres, entre la ville et la campagne, sont toujours un enjeu central des politiques d’aménagement du territoire. Et une difficulté majeure, parce que ces relations sont le siège de tendances contradictoires, ou pour le moins difficiles à maîtriser.
La complexité du système villes-campagnes conduit à distinguer maintenant au moins quatre catégories de territoires : les centres-villes, les banlieues anciennes, les zones périurbaines, les zones rurales. Les courants et tendances comprennent le fort attrait des Français pour la maison individuelle avec jardin, les valorisations foncières en ville qui freinent la construction de logements sociaux, le dépeuplement des centres-villes et leur spécialisation au profit de certaines catégories socio-démographiques, les changements de périmètres et parfois de fonctions entre les quatre catégories de territoires, la voiture individuelle inéluctable pour de nombreuses localisations, le coût et l’absence de rentabilité de la plupart des transports collectifs… Pour la campagne, la coexistence maintenant de trois usages du territoire : espace de production, notamment agricole, cadre de vie-espace de nature et de régulation environnementale.
À l’échelon d’une région comportant une armature urbaine de villes de tailles et de fonctions différentes encadrant des territoires ruraux, plusieurs systèmes régionaux sont possibles, selon le rôle d’une métropole régionale, le degré de différenciation des pôles secondaires, le polycentrisme de certaines régions frontalières…
S’il fallait tenter de formuler des pronostics sur les futurs équilibres ville-campagne en France, nous dirions d’abord que la France rurale va se densifier et se diversifier avec des néoruraux de plusieurs acabits : citadins en mal de cadre de vie, retraités socialement actifs, étrangers de l’Europe du Nord… Ce qui rendra moins difficile d’assurer les services publics de proximité, y compris dans la partie de la France rurale qui restera dépeuplée.
La France rurale incorpore des néoruraux de plusieurs sortes. © ATLAS DE LA FRANCE VERTE, PHOTO J.-P. NACIVET
Pour les villes, les grands pôles régionaux ne gagneront leur identité et leur autonomie par rapport à la capitale qu’en se différenciant nettement par une activité économique et culturelle dominante qui rayonnerait sur les régions européennes voisines et, au-delà, à l’International : Toulouse est déjà partie pour être différente de Nice et de Strasbourg. Quant aux petites et moyennes villes, leur sort dépendra des points d’équilibre différents que chacune devra trouver entre la tendance des activités économiques à la polarisation territoriale et la tendance de la demande résidentielle à l’étalement sur le territoire.
Les facteurs sociaux et les valeurs
Nous avons rappelé plus haut que les moyens de communication auront bientôt la même disponibilité en tous les points du territoire français. Il s’ensuit que tout ce qui relève, tant dans les structures que du fonctionnement de notre société, de la nouvelle civilisation de l’immatériel, voire du virtuel, est appelé à devenir homogène, en tout cas de moins en moins différencié, sur l’ensemble du territoire français. Déjà, en 1981, un séminaire sur la prospective du monde rural considérait qu’il n’y avait pas ou plus de différences entre des valeurs urbaines et des valeurs rurales. Notre hypothèse est qu’au milieu du XXIe siècle peu de différences territoriales subsisteront dans la façon selon laquelle les Français conçoivent et vivent leur religion, leur vie syndicale ou associative, leur engagement civique. Certes des différences d’opinions et de sensibilités subsisteront, heureusement.
Mais elles seront liées au niveau d’éducation et au type de culture des gens – il y aura encore des islamistes – plus qu’à leur origine territoriale.
S’agissant des sensibilités politiques, on sait que les traditions idéologiques régionales sont en France à la fois assez anciennes et assez fortes. On n’est pas de gauche dans le Nord, de tradition industrielle, de la même façon que dans le Sud-Ouest. On sait aussi que la dialectique entre le global et le local va conduire à de nouvelles formes de gouvernance au niveau local et régional, plus participatives, et avec de nouveaux équilibres entre démocratie représentative et démocratie participative. Ces nouvelles formes vont-elles se différencier selon les traditions politiques et culturelles des territoires ? Autrement dit, la France de gauche sera-t-elle plus participative que la France de droite ? Rien n’est moins sûr.
On peut aussi s’interroger sur l’évolution des solidarités territoriales, notamment dans les grandes villes.
D’un côté, on ne peut pas exclure l’hypothèse du développement de ghettos de sécurité pour les plus riches, conséquence d’une autre hypothèse sur le maintien, voire le développement, des tendances à la violence urbaine.
D’un autre côté, il n’est pas du tout sûr non plus que l’on aura trouvé, dans les prochaines décennies, les solutions pour les îlots de pauvreté, de précarité et de violence, les zones de non-droit. Ici, le scénario optimiste serait celui d’une moindre implication de la police ; et de l’intervention beaucoup plus importante de citoyens bénévoles, dans le cadre d’associations spécialisées. Ce scénario comporte en effet plus largement, et en relation avec le mouvement grandissant de la nouvelle gouvernance des affaires publiques au niveau local, une hypothèse de développement des structures et des interventions de ce qu’il est convenu d’appeler la société civile, celle des citoyens. Sinon, le scénario alternatif opposé est celui de l’aggravation de la fracture sociale, génératrice de troubles graves.
Ce scénario n’est pas à exclure. Il n’est pas non plus fatal, comme le montrent par ailleurs les articles consacrés à l’évolution économique.
Conclusion
Plus qu’à d’autres époques, notre avenir est à la fois ouvert et incertain. Plusieurs scénarios de société sont possibles. Les tendances lourdes auront peut-être moins de poids que les incidences des ruptures. Sur le plan national, les fractures sociales auront toujours une base économique, en termes d’emplois et de revenus. Mais leur véritable origine sera culturelle, fonction des inégalités d’accès à la société de la connaissance qui est le premier challenge mondial, lui-même support de la paix ou du terrorisme. Il restera toujours difficile de donner réellement l’égalité des chances à tous, quels que soient leur origine et leurs supports familiaux.
Ainsi on peut penser que, même en dehors des scénarios de fracture sociale les plus graves, la ségrégation des classes socioprofessionnelles et des minorités culturelles risque de s’accroître sur le territoire, aggravant les conflits et les désolidarités.
La complexité croissante de nos sociétés et de leur contexte exige un effort accru de vigilance. La maîtrise de cette complexité passe par l’aptitude à dominer et à gérer des courants contradictoires, le doublet le plus important étant sans doute celui de l’orientation vers l’universalisme, tout en maintenant l’originalité des spécificités culturelles. Pour ce qui est des équilibres – ou déséquilibres – entre régions et entre villes de France, on ne voit guère, à l’horizon des prochaines décennies, ce que pourrait être un projet fort d’aménagement du territoire, impulsé et animé par l’État. Les quelques grands aménagements d’infrastructures routières et ferroviaires projetés n’auront que des effets du second ordre sur la carte socio-économique de la France. C’est pourquoi, avec d’autres auteurs, notre pronostic sur cette carte est qu’elle résultera principalement de la prolongation des tendances lourdes, décrites ou non par notre article, en l’absence, souhaitée, d’hypothèses de fortes ruptures sociales.