Tendances en recherche universitaire et industrielle
Éloge de l’interdisciplinarité
Éloge de l’interdisciplinarité
La chimie a une position particulière parmi les sciences, si on se réfère aux subdivisions inhérentes à la chimie. La chimie physique, la physique moléculaire (devenue à présent chimie pour une large part), et la plupart de la physique sont quantitatives et recourent surtout à des arguments déductifs. La synthèse des matériaux, y compris la chimie minérale, la chimie organique, la biologie moléculaire et la plupart de la biologie sont des disciplines plus qualitatives, moins focalisées sur la structure, c’est-à-dire sur la connectivité des atomes (leurs relations de proximité). En conséquence s’ouvre à tout département de chimie universitaire la possibilité de recherches interdisciplinaires. C’est l’une des tendances fortes de la science actuelle. Cette voie est encouragée tant par des percées techniques que par les organismes publics de financement de la recherche.
Il s’agit souvent de combiner les compétences dans deux, ou plusieurs domaines afin de produire de la science neuve. À l’occasion, cela peut être le fait d’un chercheur maîtrisant deux secteurs, tels que la modélisation et la théorie, qu’il accompagne d’une expérimentation. Mais le plus souvent, deux spécialistes ou davantage œuvrent ensemble.
Je donnerai comme exemple du premier type les travaux de R. B. Woodward, il y a plus de soixante ans, en 1941.
Il combina les spectres ultraviolets et la structure des fonctions cétone alpha, bêta-insaturée dans les molécules stéroïdes. De la sorte, un outil physique, simple à utiliser, s’avéra apte à déterminer une partie de la structure des molécules.
Par la suite, Woodward travailla avec des théoriciens sur des problèmes d’une plus grande complexité. Dans les années 1950, son partenariat avec W. E. Moffitt et d’autres étudia l’activité optique, centrée sur le groupement carbonyle. Ils purent ainsi établir la règle de l’octant. Dans les années 1960, en tandem avec Roald Hoffmann, il décrivit le mouvement des électrons lors des réactions chimiques, ce qui leur fit découvrir les règles de symétrie des orbitales.
Wallace CAROTHERS
Un cas antérieur de collaboration expérimentateur-théoricien s’observa chez DuPont dans les années 1930, lorsque W. H. Carothers y lançait la science moderne des polymères. Convaincu que mathématiques et statistiques aideraient à comprendre le comportement des macromolécules, il mit sur le problème P. J. Flory, un physicochimiste de talent qui venait de rejoindre son groupe. Celui-ci mit au point les outils mathématiques nécessaires.
La contribution de Flory eut un rôle important, elle concrétisa l’intuition de Carothers, suivant laquelle la forme étroite et allongée d’un polymère déterminait ses propriétés, bien davantage que la nature exacte des monomères servant de modules de construction.
Deux des membres du groupe de Carothers, à présent très âgés, vivent près de Wilmington, dans le Delaware. Leur souvenir est que l’élément principal de la collaboration entre Carothers et Flory était » beaucoup de discussions « . Les publications cruciales de Flory, et son approche théorique, tout au long de sa carrière, furent issues de ces conversations.
Un autre exemple historique influent est la détermination de la structure de l’ADN au début des années 1950. J. D. Watson, un biologiste, y collabora avec F. Crick, un physicien, doué pour les calculs numériques exigés par la cristallographie des rayons X ; et ils établirent ainsi la structure en hélice double.
Ces exemples précoces de recherche interdisciplinaire présentent des leçons quant aux raisons de leur succès. Est cruciale l’aptitude de deux chercheurs, formés dans des domaines différents, à communiquer l’un avec l’autre. De surcroît, un étudiant présent dans un tel environnement, au contact de deux enseignants (ou plus), issus de champs disciplinaires différents, peut se rendre un acteur dans l’élaboration d’une science nouvelle, avec toutes les portes qu’elle ouvre.
Dans une large mesure, l’université continue à fonctionner sur le modèle d’un groupe de recherche conduit par un enseignant-chercheur. De multiples raisons expliquent la pérennité de cet état de fait, entre autres les modes de financement, ainsi que le système d’attribution des prix scientifiques au sein de la communauté scientifique. Néanmoins, les étudiants ont de multiples occasions de se donner des atouts interdisciplinaires : en suivant des séminaires dans diverses spécialités, en lisant largement la littérature scientifique et, surtout, en causant avec d’autres, formés à d’autres domaines. La pratique élargit encore de telles aptitudes à l’interdisciplinarité.
La chimie fournit de telles ouvertures en nombre. Quels que soient notre apprentissage de la chimie, et notre spécialisation à l’intérieur de celle-ci, cette science demeure la meilleure description de bien des aspects du monde qui nous entoure. Elle est apte à réunir les aspects qualitatifs et quantitatifs en un tout abordable. Ni la mécanique quantique ou d’autres théories, seules, ni l’observation empirique, seule, y suffisent. Il y faut leur réunion.
Ainsi, tout particulièrement pour de jeunes chercheurs, une telle aptitude à lancer des ponts, et à combiner des approches, sont une manière de contribuer à l’avancement des connaissances.
Les laboratoires industriels de la seconde moitié du XXe siècle
Ce qui précède est la toile de fond de ce qu’on observe dans l’industrie en ce moment. Dans les années 1950 et auparavant, de nombreux laboratoires industriels visaient à être les chefs de file mondiaux dans un secteur scientifique adéquat à leurs intérêts commerciaux. Carothers et Flory faisaient progresser la science des polymères chez DuPont, tout en découvrant et développant le nylon et le caoutchouc artificiel, le néoprène. Ceux-ci restent des produits commerciaux importants.
Aux Bell Labs, Brattain et Bardeen découvraient le transistor, une invention essentielle aux télécommunications modernes sous sa forme la plus avancée qu’est la puce. Leurs réalisations furent aussi un puissant stimulant pour une grande partie de la physique moderne de l’état solide.
Chez General Electric, Langmuir avait établi une bonne part de la chimie des surfaces, telle que nous la connaissons. Un corollaire fut l’amélioration des ampoules électriques incandescentes, qui continuèrent à alimenter de très substantiels bénéfices pour cette société. Et des prix Nobel vinrent récompenser ces trois monuments de la science.
Citons encore, au nombre de progrès industriels déterminants, l’invention chez Exxon des catalyseurs bimétalliques, et celle chez Mobil de la chimie en espace confiné, dans des zéolites en particulier.
Puis advint en 1957 le Spoutnik, le satellite soviétique. Ce fut trois mois après mon arrivée aux Laboratoires Bell. Je pus donc étudier de près l’impact de cet événement. Une clameur s’éleva au travers de l’ensemble des États-Unis pour demander davantage de recherche fondamentale. Un certain nombre de firmes aux technologies avancées se distancèrent, de ce fait, de problèmes à pertinence industrielle pour se tourner davantage vers un style universitaire de recherche.
Ce fut un changement curieux. Le Spoutnik représentait un triomphe de l’ingénieur, et non du chercheur fondamentaliste. Néanmoins, ce changement se fit. Bell Labs, IBM, DuPont et d’autres sociétés encore devinrent des endroits davantage privilégiés encore pour y faire de la science pure. Le financement en interne coulait à flot. Les distractions étaient inexistantes, point de réunions de commissions, de cours à donner, de projets de contrats de recherche à rédiger, etc. De plus, et ceci fut d’importance primordiale, nous avions des collègues remarquables et une atmosphère de très grande ouverture. Les gestionnaires de ces laboratoires renforçaient au maximum cet aspect positif, s’intéressant non seulement aux productions individuelles, mais aussi à l’entraide mutuelle des chercheurs.
La gestion de la recherche brillait alors par son talent. Nous avions des animateurs bienveillants mais aussi motivés. Ils voulaient construire une science pionnière de très haut niveau. Le meilleur de ce qui fut alors accompli rencontra un tel objectif.
Ce furent pour moi des années extrêmement gratifiantes. Cependant, je ne peux m’empêcher de me demander ce qu’il serait advenu si les chercheurs, ces années-là – il y a une trentaine d’années – s’étaient plutôt investis sur une science encore plus complexe, plus avancée encore que seuls des laboratoires industriels sont en mesure d’affronter. Dans les années récentes, on a pu observer un désengagement d’avec la science pure de la part de l’industrie. Les réalisations antérieures furent jugées insuffisamment profitables pour les firmes. L’auraient-elles été que le soutien pour de telles recherches industrielles n’aurait pas manqué.
Bien des ouvertures subsistent dans de nombreux domaines. L’industrie s’attache à certaines d’entre elles, dans ses gros laboratoires propres, ainsi que dans les petits laboratoires de start-ups, ainsi qu’en collaboration avec l’université.
IBM a réussi de très importants changements, tout en conservant intacte la plupart de sa recherche conforme à ses préoccupations d’entreprise. DuPont se donne en ce moment une semblable refocalisation.
Les modifications les plus drastiques sont apparues chez AT&T. C’est une histoire encore en cours. Elle vit intervenir des modifications majeures.
Des mutations récentes
Bell Laboratories Lucent Technologies
Vers la fin des années 1960 et le début des années 1970, AT&T commença à subir une concurrence accrue en téléphonie, de la part surtout de MCI (devenu depuis Worldcom). Au lieu d’essayer d’évoluer dans un monde en mutation, la réponse d’AT&T fut de lancer une vigoureuse offensive visant à exclure la concurrence. Le patron de la firme était un leader exceptionnel qui, en d’autres circonstances, aurait pu être le plus grand PDG dans l’histoire de cette société. Il était extraordinaire, mais il était isolé.
En 1974, le gouvernement des États-Unis intentait une action antitrust à l’encontre d’AT&T, visant ses pratiques de monopole. Des actions en justice antérieures, depuis le début du XXe siècle, avaient causé quelques changements, mais pas de transformation majeure. Combiner des services téléphoniques locaux et à grande distance restreignait l’essor de la firme. Se séparer des filiales régionales, vues comme gourmandes en capital et à croissance lente, pourrait libérer la maison mère, ainsi apte à devenir l’une des grandes sociétés de haute technologie. Les dirigeants s’attendaient aussi à de gros bénéfices financiers. La séparation intervint en 1984. Les ²laboratoires Bell restaient dans le giron de AT&T.
Mais la recherche en souffrit. Une petite fraction du revenu des communications téléphoniques locales avait contribué au financement des laboratoires. Après la séparation, le soutien matériel diminua. La recherche s’orienta davantage vers des sujets moins académiques, plus directement en phase avec les marchés des compagnies. Certes, le progrès technique continua, mais dans un cadre plus restreint.
Il y a six ans, AT&T se scinda de nouveau. Lucent fut bâti, avec les laboratoires Bell comme figure de proue. Durant plusieurs années, cette nouvelle société réussit pleinement. Puis, ces deux dernières années, l’affaissement du marché des télécommunications, couplé avec des manipulations financières malheureuses, handicapa sa viabilité. À présent (avril 2002), plus de la moitié des employés sont partis, et la viabilité à long terme de Lucent paraît incertaine. AT&T traverse aussi de grosses difficultés financières. Son avenir est lui aussi incertain, après un certain nombre d’acquisitions coûteuses et des résultats d’exploitation médiocres.
Dans ces deux sociétés, AT&T et Lucent, la recherche se focalise de plus en plus sur des projets à court terme. Cette tendance regrettable fut amorcée, il y a une vingtaine d’années, lorsque AT&T donna son accord à sa subdivision, et lorsqu’une bonne part du financement des laboratoires Bell fut soudain tarie. Néanmoins, les chercheurs individuels eurent amplement le temps de se chercher d’autres emplois en interne ou en externe.
Un autre exemple récent est celui intervenu chez DuPont et annoncé en février de cette année. Une firme séparée produira à partir de fin 2003 les nylons, polyesters et Lycra™. La raison en est la surcapacité, et les mauvais bénéfices dans ce secteur des commodités-polymères depuis une bonne décennie. Les recherches peuvent certes améliorer les perspectives commerciales de ces produits, et d’autres similaires. Mais leurs axes pourront changer, dans la mesure où la perspective d’ensemble de la nouvelle firme sera plus étroite.
Conclusion
Dans une conjoncture incertaine, les chercheurs industriels ont beaucoup à apprendre par la simple observation des aspects commerciaux de leurs compagnies. Mais des scientifiques sont enclins à s’investir dans leur travail, prêtant de ce fait insuffisamment attention à ce qui se passe autour d’eux.
Une formation universitaire en chimie, et dans les sciences connexes, fournit une excellente base à une carrière industrielle de plusieurs décennies. Mais les percées technologiques ont une durée de vie limitée, parfois à des périodes de seulement cinq à dix ans. Dès lors, le talent crucial pour un chercheur est de » savoir apprendre « . Les années de doctorat servent à se donner cet atout.
Beaucoup des domaines techniques qui ont vu des progrès majeurs durant ces dernières décennies sont encore jeunes, intellectuellement parlant. Ils sont capables de bien davantage. La biologie fournit depuis toujours une masse d’exemples stimulants. Elle montre qu’un petit nombre de composantes peut donner lieu à formation de structures aux fonctionnalités extraordinaires, lorsqu’on accède à des ordres de complexité supérieurs. Il existe un grand nombre d’occasions de réalisations analogues, mais avec des structures moléculaires et des matériaux synthétiques. Nous n’avons encore fait que le premier pas dans cette direction.