Teneur en plomb de l’eau de boisson
Entretien avec le professeur Philippe Hartemann, Département environnement et santé publique – SERES, Inserm U420 – Faculté de médecine de Nancy
Monsieur le Professeur, vous avez participé aux travaux européens préalables à l’établissement de la nouvelle directive relative à la qualité des eaux destinées à la consommation humaine, qui vient d’être publiée. Pouvez-vous nous faire part de vos réflexions au sujet des dispositions concernant la teneur en plomb de l’eau de boisson ?
Professeur Hartemann : Cette directive fixe à 10 µg par litre la concentration maximale admissible, au lieu de 50 µg/l actuellement, à une échéance de quinze ans, avec un objectif intermédiaire de 25 µg/l à atteindre dans deux ans.
Si une teneur de 25 µg/l est relativement facile à obtenir par correction des eaux agressives, il n’en est pas de même pour la teneur maximum de 10 µg/l qui nécessitera la suppression de tout contact de l’eau avec le plomb à l’amont des robinets de puisage. Pour beaucoup d’immeubles, il faudra non seulement changer les canalisations de branchements, mais aussi les installations de distribution intérieures, y compris dans les cas où il ne s’agit que d’un contact avec des soudures contenant du plomb et une robinetterie en laiton, qui, comme on l’ignore souvent, contient aussi du plomb.
Les investissements à consentir ont été évalués pour la France à quelque 40 milliards de francs pour la première phase et une centaine pour la seconde. Même si ces évaluations sont excessives, les conséquences sont donc considérables, ce qui pose la question du choix des priorités de santé publique.
Diriez-vous que l’intoxication de la population par le plomb dans l’eau de boisson est une question secondaire ?
Professeur Hartemann : Certes non ! J’ai pu en constater les conséquences dans les Vosges et tous les médecins compétents sont d’accord sur la gravité des effets de l’ingestion de plomb, notamment pour les jeunes enfants.
Même aux faibles doses ?
Professeur Hartemann : Bien que certaines études fassent état de risques de cancers, on admet que le plomb a un effet déterministe avec une relation dose-effet mais il n’est pas clairement établi si celle-ci comporte un seuil avec absence d’effet néfaste. Les études récentes montrent pour les jeunes enfants des effets neurotoxiques avec en particulier une baisse sensible du QI de 2 à 3 points sur 100 lorsque le taux de plomb dans le sang, la plombémie, augmente de 100 µg/litre. On a donc progressivement diminué la valeur du seuil, jusqu’à contester son existence.
Pour protéger cette catégorie de population, on est conduit à s’efforcer de limiter les apports aux quantités normalement éliminées, donc en dessous d’un niveau qui n’entraîne aucune augmentation de la plombémie, alors qu’il y a quelques années on admettait comme sans effet des plombémies de l’ordre de 100 à 200µg/l.
Mais la plombémie est-elle un bon indicateur ?
Même en faisant abstraction des intoxications aiguës et des effets du saturnisme chronique avec taux élevé de plombémie, il est incontestable que l’intoxication aux faibles doses pose un problème grave de santé publique, compte tenu des résultats épidémiologiques évoqués précédemment.
Professeur Hartemann : Il n’y a guère que 1 à 2 % du plomb dans le sang, 5 à 10 % dans les tissus et plus de 90 % se fixent dans les os. Mais à l’état d’équilibre la plombémie est assez un bon indicateur. Il ne faut pas oublier cependant que le plomb fixé dans les os peut être remobilisé ce qui explique l’apparition de pathologies chez les personnes âgées.
Les études INSERM-Réseau national de santé publique (1997) montrent qu’en France environ 85 000 enfants de 1 à 6 ans ont une plombémie supérieure à 100 µg/l et 8 000 supérieure à 250 µg/l.
Quel est donc le niveau des apports de plomb que l’on peut considérer comme inoffensif ?
Professeur Hartemann : Il dépend essentiellement du poids de la personne concernée. Les comités d’experts de l’OMS ont déduit, sur la base d’études antérieures, qu’il n’y avait aucune augmentation de la plombémie pour des apports journaliers par l’alimentation ne dépassant pas 3 à 4 µg/kg/jour, un effet inconstant vers 5 et une augmentation constante au-delà de 8 à 9. Ils ont proposé de limiter les apports à 3,5 µg/kg/jour, soit à une quantité hebdomadaire, période plus pertinente, de 25 µg/kg. C’est une position très prudente.
Et d’une séduisante simplicité !
Professeur Hartemann : oteur ou intellectuel, diminution du QI. D’autre part, le coefficient d’absorption digestive du plomb est de l’ordre de 50 % pour des enfants de un an, puis diminue jusqu’à un niveau de l’ordre de 10 % pour des adultes.
Dans ces conditions, avec de telles différences individuelles de sensibilité, il est délicat de raisonner sans tenir compte de la nature des populations exposées.
D’où vient donc ce plomb que nous ingérons ?
Professeur Hartemann : Essentiellement des activités humaines, le plomb du sol étant peu mobilisable par les plantes et en proportion infime dans l’eau « naturelle ». Actuellement, sauf situations particulières liées à des émissions industrielles locales, il existe trois sources principales : le plomb tétra-éthyle utilisé comme antidétonant dans les carburants, l’attaque des canalisations, soudures et robinetteries des réseaux de distribution d’eau, les anciennes peintures au plomb.
Il y a d’autres sources, depuis la perte de plomb de certains matériaux utilisés pour contenir des aliments, en particulier sous l’influence des micro-ondes, jusqu’à certaines plantes médicinales, mais on conçoit qu’une politique de santé publique porte en priorité sur les plus importantes : élimination progressive du plomb dans les carburants, rénovation des peintures dans les logements anciens, traitement des eaux agressives et remplacement d’installations de distribution d’eau.
L’absorption se fait essentiellement par voie digestive : poussières et écailles de peinture, aliments, eau de boisson dans des proportions moyennes respectives du total des apports de l’ordre de 20 %, 30 % et 45 % pour un nourrisson de trois mois et de 8 %, 60 % et 25 % pour un adulte.
Comment a‑t-on déterminé la teneur limite de 10 µg/l pour l’eau de boisson ?
Professeur Hartemann : Ce groupe de travail FAO-OMS a décidé d’affecter à l’eau de boisson 50 % de la valeur limite des apports évaluée comme indiqué précédemment à 25 µg/kg par semaine.
La consommation d’eau étant estimée à 0,75 l/j pour un enfant de 5 kg nourri au biberon et à 2 l/j pour un adulte de 60 kg, un calcul simple donne une teneur limite de 11,6 µg/l pour un nourrisson et de 52 µg/l pour un adulte. D’où le choix d’une valeur recommandée de 10 µg/l.
Le directive ne fait donc que suivre cette recommandation, en prévoyant toutefois un délai de quinze ans pour sa mise en application.
Professeur Hartemann : Effectivement.
Le choix qui a été fait me paraît tenir plus à une volonté « politique » et à une prudence extrême, qu’à une approche prenant en compte le rapport coût-efficacité par rapport à d’autres priorités de santé publique.
Mais la fixation d’une CMA, « concentration maximale admissible », qui constitue une obligation réglementaire, est une décision de gestion du risque qui tient compte des scénarios envisageables, de l’ensemble des priorités de santé publique, compte tenu de la totalité des moyens que l’on est disposé à y affecter globalement. Une recommandation est un objectif souhaitable, susceptible d’être révisé selon l’évolution des connaissances.
D’autres pays ont-ils des approches différentes ?
Professeur Hartemann : Aux USA, le scénario de la FDA est très différent. Une première approche utilise des facteurs de conversion permettant de calculer des apports tolérables empiriques. Une deuxième tient compte du coefficient d’absorption digestive, variable avec l’âge, pour évaluer les apports permettant de maintenir une plombémie ne dépassant pas 100 µg/l dans les populations les plus sensibles.
La synthèse aboutit à proposer des évaluations d’apports journaliers auxquels on applique un facteur de sécurité de 10, ce qui donne par exemple un apport maximum admissible de 6 µg/j pour un enfant de un an.
Ceci a conduit les autorités américaines à proposer une CMA pour le plomb dans l’eau de 15 µg/l. Cette valeur est beaucoup plus facile à respecter que la valeur européenne de 10 µg/l.
Il semble en effet plus rationnel de considérer l’apport global, plutôt que l’apport spécifique de l’eau de boisson.
Professeur Hartemann : Ces apports varient selon les milieux et les modes de vie.
Si l’on évalue les différentes catégories d’apports, hors le cas des intoxications par la peinture, qui posent un problème spécifique et urgent, on obtient par différence la part admissible pour la boisson. Ces scénarios que nous avions construits avaient abouti pour la France à des valeurs supérieures à 10 µg/l de l’ordre de 15 à 20 µg/l.
Par ailleurs, nous n’avons pas constaté dans les Vosges, où l’eau distribuée est particulièrement agressive, d’augmentation sensible de la plombémie chez les enfants lorsque la concentration de plomb dans l’eau de boisson ne dépassait pas 30 µg/l.
Mais cet apport global dépend de nombreux facteurs, qui peuvent évoluer.
Professeur Hartemann : En France, malgré une baisse récente, la teneur en plomb des aliments solides est encore relativement élevée. On peut noter que la teneur en plomb des laits maternels peut être de l’ordre de 15 µg/l, la teneur maximale est de 30 µg/l pour les jus de fruit, 20 µg/kg pour les préparations pour nourrissons…
Il ne reste plus beaucoup d’apport tolérable pour l’eau de boisson des jeunes enfants si leur nourriture est constituée d’aliments riches en plomb.
Mais on peut escompter que la baisse se poursuivra comme le montre la diminution de la plombémie moyenne constatée entre les enquêtes de 1979 et 1997, attribuée à l’effet différé de la diminution de la part d’essence plombée dans les carburants utilisés.
D’aucuns en déduisent que la part du plomb contenu dans l’eau de boisson augmentant, il faudra se montrer d’autant plus sévère pour sa teneur. Mais, c’est évidemment le contraire, car c’est l’apport total qui ne doit pas dépasser la quantité tolérable.
La fixation d’un taux maximum à échéance de quinze ans ou plus me paraît donc prématurée, car on peut espérer que la situation aura bien évolué et que les autres sources de plomb auront bien diminué, comme aux États-Unis.
Quelles auraient dû être les priorités, à votre avis ?
Un système de bons d’achats d’eau de source en bouteille constituerait un moyen préventif et immédiat relativement peu coûteux par rapport au montant de certains investissements prévisibles pour se conformer aux prescriptions. Il est cependant évident qu’il faut absolument programmer les travaux nécessaires à la neutralisation des eaux agressives et à la suppression des réseaux publics et privés en plomb et mettre en place une stratégie offensive face au problème des logements vétustes contenant des peintures dangereuses.
Professeur Hartemann : La disparition de l’essence plombée qui a une incidence différée sur la teneur en plomb des aliments et des poussières est programmée, il convient donc de donner priorité aux milieux les plus exposés.
De ce point de vue, l’objectif d’une teneur de l’eau au robinet de puisage ne dépassant pas 25 µg/l, qui peut être obtenue avec un simple traitement des eaux agressives, me paraît incontestable ainsi qu’une réduction ultérieure tendant vers 15 µg/l.
Pour les autres sources, des actions ciblées de rénovation des logements abritant des enfants contaminés, comme prévu d’ailleurs par la loi sur l’exclusion, et des mesures concernant les zones touchées par une pollution industrielle sont certainement prioritaires.
On aurait même pu se poser la question de la possibilité, certes contraire aux habitudes des services publics, de fournir immédiatement aux populations les plus sensibles aux faibles doses, femmes enceintes et enfants de moins de deux ans et les plus exposées dans certaines zones, de l’eau de boisson exempte de plomb.
En bref, vous estimez qu’il aurait fallu réfléchir avant de choisir une politique.
Professeur Hartemann : Le rapport d’expertise collective que l’INSERM vient de communiquer aux Ministres qui l’avaient commandé contient d’excellentes propositions ainsi qu’une évaluation du coût des différentes stratégies.
Il est dommage que ce travail, qui constitue une base de réflexion sérieuse, n’ait pas été réalisé, examiné et discuté avant que soit négociée la directive relative à la qualité des eaux destinées à la consommation humaine.