Teratec : Accélérer la maîtrise et la diffusion du numérique de grande puissance
Le numérique de grande puissance regroupe les supercalculateurs, la simulation et l’analyse de données, l’intelligence artificielle et demain le calcul quantique. Ce sont les éléments fondamentaux et structurants de la transformation du monde industriel à laquelle nous assistons depuis déjà plusieurs années. Dans ce cadre, la France et l’Europe doivent se mobiliser pour développer leur maîtrise de ces technologies et s’imposer comme des leaders dans ces domaines afin de préserver la compétitivité de leurs industries. Hervé Mouren (X67), le directeur de TERATEC, dresse pour nous un état des lieux et revient sur les enjeux et les sujets qui nécessitent une attention particulière.
Pouvez-vous nous présenter Teratec et son périmètre d’action ?
Teratec est une initiative menée par de grands industriels qui a vu le jour en 2005 et qui regroupe aujourd’hui une centaine de membres, principalement des entreprises industrielles et technologiques, ainsi que des centres de recherche et des établissements d’enseignement supérieur. Son objectif et sa mission sont de faciliter la maîtrise des technologies numériques et d’accélérer leur diffusion et leur déploiement dans l’industrie.
À ce titre Teratec a accompagné au cours des quinze dernières années la généralisation du recours aux supercalculateurs et à la simulation, et plus récemment le développement rapide de l’intelligence artificielle. Et maintenant, nous préparons l’arrivée du calcul quantique.
Teratec organise tous les ans le Forum Teratec, qui est le grand moment d’échange en France entre chercheurs et industriels, fournisseurs et utilisateurs, et qui a lieu en juin en région parisienne.
Enfin, Teratec participe de façon très active à la nouvelle dynamique européenne sur ces sujets.
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Au cours des dernières années, nous avons beaucoup entendu parler du HPC et des supercalcuteurs qui ont vocation à transformer le numérique et l’industrie. Concrètement, qu’en est-il ?
Le point de départ de cette révolution est la conjonction de l’explosion de la puissance de calcul et des progrès réalisés en matière de simulation et de modélisation. Si nous nous intéressons plus particulièrement à l’évolution de la puissance de calcul, on remarque que nous sommes passés d’un million d’opérations par seconde en 1964 à un milliard d’opérations par seconde en vingt ans. Et depuis la progression s’accélère, en 2022 nous en sommes au milliard de milliards d’opérations à la seconde. Cette accélération de la puissance de calcul nous permet de concevoir et de réaliser des analyses qu’on ne pouvait pas imaginer il y a dix ans.
À cela s’ajoutent les très grands progrès réalisés dans les outils de simulation et de modélisation. La transformation qui s’est opérée dans le numérique et maintenant dans toute l’industrie découle de cette conjonction de l’accélération de la puissance de calcul et de la puissance des outils de simulation et de modélisation. À partir de là, s’est aussi développé l’apprentissage machine qui permet de mettre en place des mécanismes nouveaux et de rupture. Et nous préparons l’arrivée de l’informatique quantique qui va apporter un nouveau dynamisme à l’industrie.
À l’échelle européenne et française, comment ce sujet stratégique est-il appréhendé ?
Il y a en Europe un consensus sur la nécessité d’investir massivement dans ces technologiques afin de rattraper les États-Unis qui ont une importante longueur d’avance aussi bien sur l’Europe que sur la France. C’est une nécessité absolue si l’on veut que l’Europe reste compétitive dans l’industrie et la recherche face aux États-Unis et à la Chine.
Aujourd’hui, la France et les pays européens se mobilisent pour accélérer leur maîtrise de ces technologies et leur diffusion. Des programmes de recherche avec une forte composante industrielle ont été lancés. C’est notamment le cas du programme EUROHPC. Lancé par la Commission européenne, ce programme de grande envergure doté d’un budget de 7 milliards d’euros pour la période 2021 à 2027 se concentre sur le développement des technologies, avec la construction de supercalculateurs parmi les plus puissants au monde, ainsi que sur le développement des usages dans de très nombreux domaines.
Pour sa mise en œuvre, la Commission a identifié, dans chaque pays, un acteur référent pour organiser et prendre en charge l’animation locale, la diffusion des informations et des bonnes pratiques dans le cadre de ce programme. En France, TERATEC est l’acteur qui a été désigné. Nous avons ainsi la responsabilité de ce centre de compétence, cofinancé par l’Europe et la France et réalisé en partenariat avec GENCI et le CERFACS. Nous travaillons notamment sur l’animation d’une place de marché autour de ces technologies qui recense les acteurs qui interviennent dans ces domaines, les expertises et les compétences accessibles, les offres de produits et de services ainsi que les formations existantes. En effet, l’une de nos fonctions principales est de mettre en place des passerelles entre ces technologies numériques et l’ensemble du monde industriel.
Quels efforts doivent encore être fournis pour garantir une certaine souveraineté sur ces questions ?
La France et l’Europe doivent fournir de nombreux efforts et être prêtes à investir massivement. Les Américains travaillent sur ce sujet depuis plus de 30 ans et allouent des budgets colossaux au développement de ces technologies.
La Chine s’est emparée du sujet plus récemment et investit massivement pour développer sa capacité technologique aussi bien sur le plan industriel qu’en termes de recherche.
Pour relever ce défi, nous avons de nombreux atouts, l’école française de mathématiques, le haut niveau de la recherche informatique, et la bonne articulation en Europe entre le monde industriel et le monde de la recherche. Le grand challenge devant nous est de continuer à former les générations d’ingénieurs de haut niveau dont nous avons besoin. C’est là que se fera la différence.
Quels sont les usages qui sont déjà déployés à l’heure actuelle et quels sont les secteurs et domaines qui en profitent déjà ?
Ces technologies numériques de grande puissance modifient nos activités dans de très nombreux domaines. Dans le monde industriel, il y a une nécessité de se reconstruire en intégrant ces technologies et en les combinant aux savoir-faire propres à chaque métier. Au-delà de la dimension technologique, cela ouvre aussi des perspectives en termes de repositionnement sur des pans entiers de l’activité industrielle. Historiquement, ce sont les grands secteurs industriels classiques comme l’aéronautique, l’automobile, l’énergie qui se sont d’abord emparés de ces technologies notamment dans le cadre de leur activité d’ingénierie. Nous concevons ainsi des voitures, des avions et des bâtiments de manière numérique depuis déjà de nombreuses années.
Quels sont ceux qui restent à développer ou qui nécessitent une réflexion ?
Le premier domaine qui nous vient à l’esprit est bien évidemment celui de la santé, car cela nous touche tous. Les avancées potentielles en termes de médecine et de santé sont illimitées et dans tous les domaines : la détection, la recherche de nouveaux médicaments, la mise au point de nouveaux traitements, l’usage du jumeau numérique pour modéliser les organes… On peut, par exemple, imaginer que demain un opticien ou un ophtalmologue pourra générer le jumeau numérique de l’œil d’un patient afin de déterminer les correctifs avant de les appliquer à ce dernier. Et c’est une méthodologie qui pourra être appliquée à tous les organes : cœur, poumon, reins…
Ces évolutions ont vocation à toucher la recherche fondamentale dans sa globalité, mais également la plupart des secteurs économiques et industriels : depuis l’agriculture et l’agroalimentaire, jusqu’aux loisirs et même la culture !
Toutefois, la puissance de ces technologies génère aussi des risques auxquels il faut être attentifs. J’en vois principalement deux. Le premier concerne les données personnelles, collectives, techniques, financières et politiques. Au vu du développement de l’analyse des données et de leur utilisation en termes d’apprentissage, il est essentiel de renforcer leur protection et sécurisation. Le second risque est lié à la cybersécurité qui va devenir un sujet majeur dans les prochaines années. Il est impératif d’apprendre à s’en prémunir dès aujourd’hui.
Quel message souhaiteriez-vous adresser à nos lecteurs sur ces thématiques ?
Pour accompagner ces évolutions, il y a un enjeu relatif au développement des compétences et à la formation. Au-delà, la clé du succès de cette transformation et révolution est la capacité à s’inscrire dans une démarche de co-construction (co-design) entre les fournisseurs de technologies et les industriels, qui sont les utilisateurs finaux de ces technologies. Il est essentiel de développer cette capacité à associer le savoir-faire propre d’un domaine avec ce que ces technologies peuvent permettre. Les leaders de demain seront les pays, les industries et les entreprises qui vont accélérer et développer leur maîtrise de ces technologies.