Territoires favorables et territoires peu propices au développement des PME
Jean Pierre Houssel est agrégé de l’Université et docteur ès lettres et sciences humaines. Il a enseigné la géographie du milieu rural à la faculté des Lettres, puis à l’Université Lyon 2 de 1968 à 1995. Professeur émérite, il est membre du Comité de parrainage de l’AIMVER. Ses travaux de recherche reposent sur l’enquête directe et la familiarité avec le terrain. Il est fidèle à la méthode de Vidal de la Blache qui pense que « les études locales, quand elles s’inspirent d’un principe de généralité supérieure, acquièrent un sens et une portée dépassant de beaucoup le cas particulier qu’elles envisagent?.
Les trois milieux de l’aménagement du territoire
Il est habituel de distinguer trois types de territoires : urbain, périurbain et rural profond, à partir de critères quantitatifs ou physiques : densité de population et accessibilité.
Or il est fondamental d’introduire un critère culturel et sociologique : l’ouverture de la population à la modernité et sa volonté de progrès.
Ceci conduit à une classification nouvelle des composants du territoire français1 :
T1 - les aires métropolitaines, caractérisées par une forte densité de cadres dirigeants et situées au carrefour des moyens de communication modernes – autoroutes, TGV, aéroports internationaux. Elles sont les locomotives de l’économie et des évolutions technologiques, en liaison avec les grands centres économiques du monde. Mais c’est aussi une zone où se concentre une population massifiée, répartie dans des banlieues et des cités dortoirs, sans capacité de développement autonome.
T2 – les territoires hors métropole ouverts à la modernité. Ils comprennent des villes, moyennes et petites, vivant en symbiose avec les campagnes. Profondément marqués par l’héritage de la société paysanne, ils sont cependant attentifs aux innovations, aptes à la concertation, et pénétrés par l’esprit d’entreprise. Exemples types : la Bretagne et la Franche- Comté.
T3 – les territoires également issus de la société paysanne, mais fermés à la modernité, dépendant de l’État-providence, et peu entreprenants. Le sous-développement y est chronique. Exemples types : l’Aquitaine et le Languedoc. On a pu dire que T3 s’identifie à la France républicaine dévouée au pouvoir central et peu autonome ; et T2 à la France de pratique catholique majoritaire qui s’est longtemps comportée comme une contre société par rapport à l’État.
Les milieux progressifs (2) : métropoles motrices et territoires dynamiques
Les métropoles apparaissent particulièrement bien placées face aux exigences nouvelles. Par leurs fonctions de commandement, elles mettent en relation un hinterland aux activités de plus en plus extraverties avec un marché mondial de plus en plus global. Il en résulte un renforcement des quartiers d’affaires, à l’image des « center business districts » anglo-saxons.
Parmi les métropoles françaises, Paris a une position tout à fait dominante, malgré les mesures de déconcentration et la décentralisation. Le triangle d’or (Bastille, Auteuil, Clichy) où se sont concentrés de 1860 à 1960 les quartiers d’affaires, s’est élargi depuis lors à l’ouest (La Défense-Vélisy), puis au nord (Villepinte-Roissy), puis à l’est (Bercy-Marnes-la-Vallée), tandis qu’au sud-ouest se constituait la seule véritable technopole française, regroupant les grandes écoles d’ingénieurs, et les centres de recherche
Les autres métropoles résistent de leur mieux à ce centralisme par une politique volontariste dans les domaines du rayonnement universitaire (Lyon, Lille, Nantes…), de la spécialisation industrielle (Toulouse, Clermont…) et des communications internationales (Marseille, Lyon, Strasbourg…). Aucune n’est cependant encore arrivée à constituer une technopole comparable à celle de la Silicon Valley.
Les territoires à dominante rurale que nous qualifions de « progressifs » se caractérisent par une bonne capacité de développement endogène, à base de modernisation agricole, d’innovations industrielles – notamment dans l’agro-alimentaire – suscitées par de jeunes PME3. Les taux de population active y sont supérieurs à la moyenne nationale et même dans les zones réputées rurales la densité de population est forte (77 dans les Monts du Lyonnais, 110 en Bretagne).
La Bretagne mérite un examen particulier, car il y a cohérence et cohésion entre les divers acteurs économiques et politiques. C’est dans les années 50 que le Centre d’études et de liaison des intérêts bretons (CELIB) a fixé les principes du développement régional, dans la ligne d’un esprit d’autonomie à l’égard du pouvoir central.
On trouve cet état d’esprit partout, sauf dans certaines zones de la Bretagne centrale et de la Cornouaille, « fidèles à la démocratie radicale » (l’expression est d’André Siegfried), qui sont aujourd’hui en difficulté.
Ce comportement des Bretons ne les a pas empêchés de négocier avec l’État des mesures d’accompagnement de leurs initiatives, concernant les services publics, les voies de communication, et surtout les décentralisations industrielles dans l’Ouest. En particulier l’installation du CNET à Lannion a amené dans le pays des ingénieurs experts en téléphonie, qui au moment de la crise du téléphone électromécanique, ont suscité de nouvelles entreprises.
De même l’arrivée de Citroën à Rennes a déclenché l’installation d’équipementiers dans un rayon de 50 kilomètres, compatible avec la pratique du « flux tendu » (figure 1).
C’est dans l’étroite vallée de Saint-Vincent de Reims (Haut-Beaujolais) que Deveaux SA a réussi sa percée dans le tissage et acquis les moyens de racheter en 1996 le groupe de confection Biderman.
Par ailleurs les acteurs économiques et les responsables politiques ont pris l’habitude de se concerter, et de percevoir l’intérêt de l’inter-communalité qui s’est développée plus qu’ailleurs (comme dans le Finistère, autour de Landivisiau)4.
En dehors de l’Ouest, on trouve des foyers moins étendus en surface. Pour l’industrie on observe des phénomènes d’adaptation remarquables dans des branches difficiles, telles que le tissage dans le Haut-Beaujolais5 (autour de Deveaux SA) et même la reconversion dans le tissage technique et les matériaux nouveaux, comme « le nez du Concorde » dans les terres froides du Bas-Dauphiné.
La mutation du canton de Saint-Laurent de Chamousset n’est pas moins remarquable : à partir d’une activité de façonnier à la tâche dans les basses qualifications est née une industrie électronique et on observe le passage de l’artisanat à l’industrie sur tout le territoire du canton6.
Dans le Choletais et le Haut-Bocage vendéen, c’est à un développement industriel précoce et totalement endogène que l’on a assisté, dans la confection et la chaussure, puis dans une grande diversité de branches après les déconvenues du tissage. Ce type de développement fait penser par son importance à celui de l’Italie du milieu (Émilie, Frioul…).
L’exemple de Rhône-Alpes (figure 2)
La carte de l’évolution de l’emploi par canton entre 1983 et 1988 est à confronter à celle de l’emploi industriel en 1988.
On y distingue nettement les zones où l’industrie est importante mais diffusée dans les villages et petites villes, et les zones où elle est faible7.
FIGURE 2 RHÔNE-ALPES : LES INDUSTRIES EN MILIEU RURAL (hors villes > 20 000 hab.) – effectifs 1988 |
Cette répartition est héritée de la proto-industrie, car les donneurs d’ordre des villes de négoce ont distribué le travail à la ferme ou dans des manufactures, comme ceux de Lyon dès le XVIe siècle pour le coton et après 1822 pour la soierie. L’industrie s’est maintenue, quand elle a su s’adapter à chaque phase des mutations technologiques et commerciales, générées par la révolution industrielle. Il s’y est ajouté les implantations postérieures, liées à de grands projets nationaux : électrométallurgie en Savoie, chimie de base et textile synthétique au péage de Roussillon, industrie nucléaire à Pierrelatte.
Les districts issus de la proto-industrie sont formés de PMI spécialisées dans la même branche d’activité et sont répartis, sur trois territoires : la périphérie du Haut-Beaujolais cotonnier, les monts du Pilat et le Bas-Dauphiné, qui correspondent à des zones de sol pauvre situées à proximité de Lyon et desservies par des routes à grande circulation et où les paysans recherchent des ressources de complément8.
Les zones plus éloignées ont longtemps vécu en autarcie et l’activité industrielle n’a pas résisté à la concurrence de la grande industrie.
Entre 1983 et 1988, l’industrie s’est renforcée là où elle était faible et inversement. Le nombre d’emplois a augmenté à la périphérie des agglomérations et aussi dans les zones périphériques. C’est ici que s’est produit le phénomène de la « force des pauvres », selon l’expression de l’économiste Ph. Aydallot. Les jeunes ruraux ne pouvant plus émigrer à la ville depuis 1974 ont cherché à créer leur propre entreprise qui souvent se réduit à la force de travail du ménage.
L’industrie diffuse s’est maintenue en chiffre d’affaires, mais non en emploi, grâce à des entreprises performantes, comme Deveaux SA, dans les secteurs concurrencés par les pays à bas salaires comme l’habillement.
Dans les secteurs porteurs, comme le décolletage autour de Cluses et le plastique autour d’Oyonnax, il y a eu progression continue, qui apparaît mal car les agglomérations – centres ont dépassé 20 000 habitants et ne sont pas prises en compte sur la carte de la figure 2.
Les milieux de la fracture sociale : agglomérations industrielles obsolètes et pays ruraux immobilistes
Les agglomérations industrielles qui ont eu leurs heures de gloire pendant la première moitié du XXe siècle, mais qui n’ont pas pu ou pas su assumer leur reconversion sont en situation difficile. Ce sont les citadelles du charbon, de la sidérurgie, de la laine et plus généralement du textile, de la tannerie, de la construction navale. Elles sont rejointes par les « banlieues à problème » des villes où s’étaient fortement développés les grands « hangars à OS » alimentés par l’exode rural et l’immigration méditerranéenne. La rupture a été brutale : très précisément à partir de 1974 avec la première crise pétrolière et la cassure de la croissance. Depuis lors, le chômage s’y est étendu, touchant particulièrement les jeunes et la population immigrée.
C’est dans les banlieues que le tissu social est le plus détérioré, le déracinement y est plus récent, les résidents ont perdu leur identité.
Pourquoi l’industrie ne s’est-elle pas adaptée ? parce que le problème était trop massif et que les dirigeants d’entreprises aussi bien que les dirigeants politiques ont été débordés : ils n’avaient ni la compétence professionnelle, ni l’intelligence sociale que réclamaient les reconversions à entreprendre9. Le personnel d’exécution, sans qualification professionnelle, et nourrie par la culture ouvrière du XIXe siècle, n’était pas davantage préparé !
Il y a donc eu très peu d’activités de rechange qui aient émergé, soit par création de PME, soit par essaimage d’entreprises venues d’ailleurs ; et pas plus dans les services que dans l’industrie.
Les pays à dominante rurale que nous qualifions d’immobilistes ont, sous une forme différente vécu un déclin similaire, quoique beaucoup plus lent. Ils s’opposent point par point au milieu rural progressif que nous avons observé plus haut : population de faible densité et surtout vieillie, agriculture de plus en plus extensive, industrie résiduelle décalée par rapport au marché, bourgs et villes se momifiant avec des volets clos et des commerces moribonds. La ville moyenne n’y joue pas son rôle de relais et il faut s’adresser directement à la métropole régionale… ou à Paris.
Pourtant dans certaines de ces régions, telles que celles du Midi Méditerranéen, la population des cantons ruraux a tendance, depuis 1975, à remonter. Il s’agit en général de citadins fuyant le stress de la ville.
Une minorité d’entre eux ont pensé à leurs moyens de subsistance et se sont lancés dans des activités nouvelles ; c’est ainsi que le Languedoc-Roussillon connaît un des plus fort taux nationaux de créations d’entreprises. Mais le taux de chômage y bat aussi des records, parce que la compétence manque trop souvent pour faire fructifier l’entreprise et que les non-créateurs sont la majorité.
Même si elles ne sont pas nombreuses, les réussites prouvent quelque chose d’important : il n’y a pas de handicap insurmontable au développement d’entreprises performantes dans un milieu rural réputé déprimé. Chaque département a sa réussite ; par exemple :
– dans le Gers : Sansemat firme de négoce d’articles pour le bricolage, importés des pays à bas salaires, a atteint 300 salariés ;
– dans la Corrèze, la Sicame, fabricant d’accessoires pour le transport et la distribution d’électricité, avec 500 salariés à Pompadour, et autant dispersés dans le monde ;
– dans l’Aveyron, la coutellerie de Laguiole qui a relancé, avec une diffusion mondiale, un produit jugé périmé.
Le pays doit cependant remplir certaines conditions pour permettre ces réussites :
– être relativement accessible et climatiquement confortable,
– n’avoir aucune hostilité à l’égard de l’industrie et de ses contraintes,
– être animé par des responsables politiques locaux prêts à aider tous les bons projets de PME,
– avoir rompu avec les vieux démons de la vieille province : individualisme, jalousies, esprit de clocher, querelles politiques…
C’est donc par une patiente action sur la culture ambiante que la fermeture des populations « immobilistes » peut se transformer en ouverture.
Cette action doit préserver l’identité des personnes qui est faite prioritairement de la maîtrise d’un métier et de l’appartenance à une communauté ; c’est le chemin naturel pour accéder à la modernité. C’est précisément celui que, dans le monde agricole, la Jeunesse agricole chrétienne (JAC) a fait suivre à la génération des années 30 et qui a porté ses fruits jusqu’aux années 80.
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Il s’agit aujourd’hui de transposer cette démarche dans une population déjà détachée de l’agriculture, mais encore proche de ses racines rurales : la PME constitue la transition optimale avec l’activité industrielle et de services. Le rôle des PME est essentiel pour la recomposition des économies régionales. C’est également par elles que se fera la réinsertion dans une société moderne des populations démoralisées que nous avons rencontrées dans les « agglomérations industrielles obsolètes ».
Le cadre du « pays » ou du « bassin de vie » paraît plus propice que celui des vieilles circonscriptions administratives pour l’organisation de cette Société moderne rééquilibrée : le tissu des entreprises pourra plus facilement s’y reconstituer avec les concentrations et les diffusions qui s’imposeront.
Une meilleure compréhension des divers milieux de l’aménagement du territoire, en prenant en compte l’histoire de chaque région, sa complexité, et son hétérogénéité, peut apporter beaucoup de clarté sur les marges d’intervention des acteurs économiques et politiques.
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1. J.-P. Houssel a décrit à maintes reprises la différenciation entre les milieux d’aménagement, en particulier dans : (1991) « Dynamique rurale et sociabilité catholique : les municipalités des régions rurales progressives », in Politix n° 15, p. 59–67, (1996) ; « Des unités de vie de la société paysanne aux circonscriptions d’aménagement d’aujourd’hui : vitalité des pays de Rhône-Alpes », in Hommes et terres du Nord n° 2, p. 75–85.
2. « Progressifs » au sens du Petit Robert : « qui s’accroît, se développe, progresse ».
3. F. Caron, « Place et importance des PME dans les systèmes industriels français », p. 61–72 et A. FISCHER « Stratégies de développement des collectivités et stratégies industrielles des firmes : réflexions à propos de la pertinence de l’échelle locale », directeur B. Ganne, (1992), Développement local et ensembles de PME, Groupement Lyonnais de Sociologie Industrielle (Glysi), 503 pages.
4. M. PHLIPPONNEAU, (1993), p. 287, Le modèle industriel breton, 1950–2000, Presses Universitaires de Rennes, 419 pages.
5. Y. DELAIGUE et J.-P. HOUSSEL : » Le renouveau d’une vieille région d’industrie diffuse : le Haut-Beaujolais », p. 203–218 et A. et J.-P. HOUSSEL : » L’évolution de la fabrique lyonnaise de soieries », p. 196–197, directeur J.-P. HOUSSEL, « L’industrialisation en milieu rural dans la région Rhône-Alpes ». Revue de géographie de Lyon, n° 3 (1992), p. 169–240.
6. J.-P. HOUSSEL, « L’industrialisation d’une région rurale : l’exemple du canton de Saint-Laurent de Chamousset (Rhône) », p. 219–230, directeur J.-P. HOUSSEL, (1992), op. cit.
7. La proto-industrie antérieure à la révolution industrielle travaille pour un marché régional, national ou international, à l’opposé de l’activité industrielle autarcique à l’échelle de la famille, du village ou du pays. En raison de la faiblesse de la mécanisation, les structures sont de petite taille. P. DEYON et F. MENDELS directeurs, Industrialisation et désindustrialisation, Annales, Économies, sociétés et civilisations, septembre-octobre 1984, p. 868–990.
8. M.-L. BOURGEON, (1983), « Statistique des métiers à soie au service de la fabrique lyonnaise en 1935–1987 », Les Études rhodaniennes, 1938, n° 4, p. 215.
9. Il faut se garder de généralisations abusives. On connaît la reconversion des familles de filateurs de Roubaix dans la vente par correspondance et la grande distribution.
(*) L’auteur remercie le président de l’AIMVER pour les suggestions faites lors de la rédaction de ce texte.
————————————————————————————————————————– Illustrations Figure 1 : La constellation des sous-traitants de Citroën. Source : Philipponneau – Le modèle industriel breton (1993). Figure 2 : Rhône-Alpes : les industries en milieu rural (hors villes > 20 000 hab.) – effectifs 1988