Territoires zéro chômeur de longue durée : vers une assurance emploi
Utiliser les mécanismes du marché pour développer un tiers secteur qui assure la réalité du droit à l’emploi : telle est l’ambition de l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD), vers une assurance emploi.
Les mécanismes de marché n’assurent pas le plein emploi. Ce constat peut être vérifié dans la plupart des économies nationales qui composent l’économie mondialisée. On peut ajouter que le marché n’assure pas non plus la cohésion sociale dont il a pourtant besoin et que les correctifs qu’apportaient hier les politiques gouvernementales sont devenus partiellement inopérants du fait de la concurrence mondiale.
L’économie libérale, ce n’est pas seulement le marché, c’est le marché et la démocratie, en soulignant le fait qu’aujourd’hui ce couple fonctionne différemment puisque le marché globalisé est passé « au-dessus » de la démocratie qui reste nationale.
REPÈRES
Si la loi d’expérimentation a été adoptée le 29 février 2016, la genèse du projet Territoires zéro chômeur de longue durée remonte au milieu des années 1990. Vingt-deux ans après une première tentative d’expérimentation à Seiches-sur-le-Loir, les entreprises à but d’emploi (EBE) ouvrent dans dix territoires expérimentaux (dans les Deux-Sèvres, l’Ille-et-Vilaine, la Nièvre, le Rhône, les Bouches-du-Rhône, le Puy-de-Dôme, le Nord et à Paris).
Pourquoi un déficit d’emplois ?
Trois mécanismes conduisent à un déficit de l’offre d’emplois : d’une part, la fixation des plus bas salaires ne résulte jamais d’un pur arbitrage de marché, mais soit de l’application de salaires minima, soit de la concurrence entre main‑d’œuvre locale et main‑d’œuvre immigrée. Le résultat est que certains biens ne peuvent pas être produits dans des conditions de rentabilité durable. Ensuite, certains biens et services constituent des « communs » : personne ne peut ou ne veut les payer alors que tous conviennent qu’ils sont utiles voire nécessaires. Les pouvoirs publics sont censés en organiser le financement collectif, mais les processus démocratiques laissent des trous dans la raquette. Enfin, il peut exister localement des volumes significatifs d’activités qui ne sont pas mises en œuvre faute d’entrepreneurs pour les engager.
Ce sous-emploi ne se traduit pas seulement par la persistance d’un chômage structurel qui excède celui que produit la rotation des personnes entre les emplois : il crée un mécanisme d’exclusion qui relègue progressivement, mais durablement, certaines personnes hors du marché du travail.
D’où ce paradoxe : il existe localement des travaux utiles voire indispensables qui ne sont pas réalisés. Évidemment, ces carences sont difficiles à objectiver. De nombreux acteurs locaux et particulièrement les élus ressentent néanmoins quotidiennement cette insatisfaction devant des carences qui ne peuvent être résolues, même au prix de dépenses additionnelles.
Il faut aussi souligner que cette insuffisance dans la quantité d’emplois offerte influe sur la nature des emplois et des activités : ceux qui sont durablement privés d’emploi sont exclus parce qu’ils se trouvent en concurrence défavorable dans la sélection qui s’opère sur le marché du travail ; symétriquement, certaines activités se trouvent exclues de la production nationale, à la marge de l’activité marchande ou dans les domaines du soin aux personnes et de l’attention portée à la qualité de la vie et de l’environnement.
L’émergence nécessaire d’un tiers secteur
Est-il possible de susciter l’émergence d’un tiers secteur – au sens de l’économie sociale et solidaire – qui respecte les lois du marché (entreprises de droit commun, CDI et droit du travail, production de chiffres d’affaires), mais en bénéficiant d’un financement public qui permette de susciter localement une création d’entreprise répondant à la carence d’activités utiles ? Soulignons le mot « localement ». D’abord parce que c’est localement, sur le terrain, que l’on peut identifier les carences correspondant à ces services non rendus ; mais aussi et surtout parce qu’il faut bien sûr éviter que le développement de ce tiers secteur se fasse au détriment des services publics ou privés déjà existants.
Ce qui légitime le financement public de ce tiers secteur, c’est bien sûr la situation d’exclusion dans laquelle se trouvent les personnes durablement privées d’emploi. Cette situation prive la société de la production qu’elles pourraient réaliser ; et elle oblige, dans nos économies sociales libérales, les pouvoirs publics à financer une panoplie d’aides sociales visant à en tempérer les conséquences.
Est-il possible de mobiliser ces ressources pour que les emplois nouveaux ainsi créés aient pour effet d’assurer le droit à l’emploi et d’offrir localement des services nouveaux qui consolident la fabrique du tissu social ? Il faut pour cela créer une dynamique entrepreneuriale où les emplois créés ne viennent pas se substituer à des emplois existants et soient effectivement occupés par les personnes en situation d’exclusion. Est-il possible de confier à des acteurs locaux la gestion de ces « contradictions » ? C’est ce que l’expérimentation en cours se propose de démontrer.
On pressent le potentiel considérable de transformation des territoires qui résulterait de la mise en œuvre d’un tel droit à l’emploi. Mais on pressent aussi que cela n’est possible que si un consensus territorial est construit, sans lequel la gestion des contradictions ne peut pas s’opérer.
Une première phase concluante
La première phase de l’expérimentation qui s’achève aujourd’hui a montré que l’on pouvait, sur un nombre limité de territoires (dix territoires), réunir les conditions nécessaires. Une deuxième loi d’expérimentation vient d’être adoptée par le Parlement, qui vise à démontrer qu’un passage à l’échelle est possible pour tous les territoires volontaires qui s’en donnent les moyens.
La première loi d’expérimentation a confié à un fonds d’expérimentation (ETCLD) la réalisation de l’expérimentation dans dix territoires choisis après un appel d’offres. L’objectif était de valider trois hypothèses : premièrement il est possible de mettre en œuvre plus de travaux utiles pour offrir de l’emploi aux personnes qui en sont privées ; deuxièmement il est possible de mobiliser toutes les personnes privées durablement d’emploi qui sont volontaires. Il faut pour cela renverser le fonctionnement habituel du marché du travail : embaucher sans condition et coconstruire leurs emplois avec les personnes pour réaliser les travaux utiles localement. Troisièmement si cela coûte de l’argent, cela en rapporte également : salaires versés qui génèrent de la consommation, chiffres d’affaires, le tout produisant impôts et cotisations sociales, ainsi que des économies de prestations sociales. Au total, il n’est pas coûteux de donner des activités aux privés d’emploi. Il est particulièrement intéressant à cet égard pour éclairer les débats franco-français de lire la démonstration du département d’économie appliquée de l’Université libre de Bruxelles (Dulbea, mai 2020) dans la perspective du démarrage d’une expérimentation zéro-chômeur en Belgique.
Les entreprises à but d’emploi
L’embauche s’est faite dans des entreprises de l’économie sociale et solidaire créées à cet effet (des « entreprises à but d’emploi » EBE) qui sont des entreprises de droit commun. Les embauches sans condition sont en contrat à durée indéterminée (CDI) à temps choisi. Les personnes sont embauchées sur les horaires qu’elles souhaitent : on constate que, comme les personnes ont parfois trois, quatre ou cinq ans de privation d’emploi derrière elles, elles préfèrent au départ des temps partiels, mais qu’assez vite elles se dirigent vers les temps les plus pleins possible, tout en composant avec leur situation familiale ou une situation de handicap par exemple.
La mise en pratique sur le terrain
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le CDI ne décourage pas le passage sur le marché du travail ordinaire pour ceux qui le peuvent, car c’est une sécurité à la fois pour le salarié et l’employeur potentiel. Le salarié sait qu’il pourra revenir et l’employeur est encouragé à prendre le risque de l’embauche.
On recrute tous les volontaires, en accédant progressivement à des personnes qui sont de plus en plus éloignées de l’activité. Il arrive un moment où la taille de l’EBE ne change plus significativement, elle a atteint une dimension qui répond aux besoins du territoire pour assurer le droit à l’emploi. On parle alors d’« exhaustivité de flux ».
Il est très important de vérifier continûment que les emplois de l’EBE, qui sont subventionnés, ne font pas concurrence aux emplois privés ou publics existants. C’est le rôle du comité local de l’emploi (CLE) qui associe les politiques, les associations, les employeurs, les syndicats et le service public de l’emploi. Ce comité pilote le projet localement et doit notamment vérifier que les personnes embauchées sont bien des personnes privées durablement d’emploi et que les activités de l’EBE sont bien supplémentaires et donc non concurrentes des activités existantes.
Quels résultats ?
Dans les dix territoires et les treize EBE, près de 1 000 personnes ont été recrutées. Cela a permis de démontrer que ces personnes, souvent très éloignées de l’emploi, savaient se mobiliser pour construire les conditions de permanence de leur activité.
En moins de trois ans, trois territoires (Mauléon, Pipriac et Jouques) ont atteint l’« exhaustivité de flux ». Au sein de ces territoires se confirment nos deux premiers postulats : nul n’est inemployable et le travail ne manque pas, il suffisait de s’en donner les moyens. Le consensus local et la mise en réseau de tous les acteurs du territoire ont permis d’enclencher une dynamique qui dépasse le simple cadre de la création des EBE : la sortie de la privation d’emploi avant l’entrée en EBE d’un nombre significatif de personnes (près de 400 personnes).
“Nul n’est inemployable et le travail
ne manque pas, il suffit de s’en donner les moyens.”
L’expérimentation dément le préjugé encore tenace qui assimile les chômeurs à des fainéants ou des gens faisant le choix de vivre des allocations. Les personnes qui s’investissent pour faire vivre localement ce projet démontrent que la privation d’emploi n’est en rien un choix mais une exclusion.
Localement, les EBE produisent de plus en plus de chiffres d’affaires et leur équilibre économique s’améliore. Les trois territoires ayant atteint l’exhaustivité prévoient d’atteindre un équilibre d’ici à la fin de l’année. Globalement, le bilan des coûts et des dépenses évitées permet d’affirmer, à nouveau, que le coût de l’emploi supplémentaire est, pour la collectivité, probablement nul ou négatif.
Les conditions de la réussite
Un territoire de plein-emploi volontaire, c’est d’abord un projet local, très différent d’un dispositif défini au niveau national et décliné ensuite sur des territoires différents. Les conditions de réussite ne sont jamais acquises, elles doivent faire l’objet d’un soin permanent par les acteurs de terrain, c’est l’objet de l’animation territoriale menée par le comité local pour l’emploi (CLE). Il doit veiller à maintenir le consensus territorial, par l’implication effective de toutes les forces vives locales (élus, associations, entreprises). Il s’assure aussi de la mobilisation des personnes privées durablement d’emploi (PPDE) elles-mêmes : sans leur implication directe, ça ne marche pas. Il faut qu’il y ait dès le départ un groupe de PPDE autour de la table. Il faut que les politiques, les entreprises, les associations travaillent avec elles. Il veille à établir un réseau de partenaires, un peu plus large que le territoire, apportant des compétences et des réseaux complémentaires, et une mobilisation nationale et un dialogue permanent entre le local et le national, permettant notamment l’échange d’informations et de bonnes pratiques entre les territoires.
Bien sûr, il faut ajouter la production de chiffres d’affaires : l’EBE a des caractéristiques spécifiques, elle est pourtant une vraie entreprise. L’équilibre économique ne peut être assuré qu’en veillant continûment aux ressources produites par l’EBE elle-même, en plus de la subvention publique.
Vers une deuxième phase d’expérimentation
Pour dix territoires, cela a fonctionné. Mais comment créer une dynamique durable à plus large échelle et, demain, permettre à tout territoire prêt de créer territorialement un droit à l’obtention d’un emploi ? Le Parlement vient d’adopter une proposition de loi qui vise à permettre une deuxième phase de l’expérimentation. Un début très positif puisque à nouveau, comme pour la première loi, l’Assemblée l’a votée en première lecture à l’unanimité. Cette loi va permettre que le dispositif contractuel puisse prendre le relai à la mi-2021.
Les territoires volontaires pourront pendant trois ans présenter leur candidature au fonds d’expérimentation, qui vérifiera sur la base d’un cahier des charges exigeant que ces territoires ont effectivement effectué la préparation nécessaire et sont en condition de réussir.
Cette deuxième phase va permettre de progresser sur la définition cohérente des travaux utiles en fonction des territoires (urbains, ruraux…) : soin des personnes, soin de l’environnement et « soin de l’économie » – entendons par-là tous ces travaux périphériques de l’économie marchande ordinaire alors même qu’ils sont indispensables pour que celle-ci se porte bien.
Ainsi se trouvera consolidé un projet qui vient compléter les dispositifs de l’insertion par l’activité économique, pour ceux qui vont pouvoir retrouver un emploi ordinaire et pour ceux des structures du travail adapté qui vont devoir continuer d’être employés dans des structures qui tiennent compte de leurs handicaps.
C’est ainsi que l’on peut espérer créer, au-delà de l’assurance chômage, une véritable assurance emploi.
Commentaire
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Merci pour cet article très instructif. Ce genre d’initiative est louable et me semble un excellent usage d’argent public. Il serait intéressant d’avoir quelques exemples détaillés de personnes ayant réussi (ou pas) leur réinsertion dans l’emploi grâce à ce programme. Et quelles sont les principales difficultés rencontrées pour rendre le système pérenne ?