The greatest book in the world : La Bible à 42 lignes
Le libraire H. P. Kraus, dînant en compagnie du collectionneur William H. Scheide en 1970, lui confia : I have just bought the greatest book in the world. Son interlocuteur s’exclama : That must be a Gutenberg Bible1 !
La bibliophilie peut se définir comme le goût des livres et manuscrits, généralement rares ou précieux, non seulement pour le texte en lui-même, mais également pour l’aspect sous lequel il se présente : typographie, papier, illustrations, reliure, etc.
Un groupe X, dont l’auteur de cette rubrique est président, s’est récemment constitué autour de cette thématique extrêmement riche à la croisée de tous les domaines de la connaissance.
Kraus venait en effet d’acquérir l’un des derniers exemplaires « en mains privées » – c’est-à-dire non détenus par une institution – de ce chef‑d’oeuvre des débuts de l’imprimerie mo derne, sorti de presse à Mayence aux alentours de 1454.
Le précédent possesseur s’en séparait à regret, sa compagnie d’assurances exigeant qu’un ouvrage d’une telle valeur prît place à la banque plutôt qu’à son domicile.
En dépit de nombreux travaux sur les conditions dans lesquelles fut publié ce livre en tout point exceptionnel, de nombreuses interrogations cruciales demeurent sans réponse.
Plutôt que d’attacher à cet ouvrage le seul nom de Gutenberg, dont on ignore en fait le rôle exact – il faut notamment rendre justice à ses collaborateurs Fust et Schöffer –, il paraît préférable de l’appeler « Bible à 42 lignes », du nombre de lignes que comptent la plupart des pages.
Il semble désormais acquis que, par souci d’économie probablement, ce nombre est passé de 40 à 42 peu après le début de l’impression, qui se déroulait parallèlement à la composition.
En dépit des contraintes budgétaires, ce livre frappe par sa beauté comme par la maîtrise de la technique employée, bien que cette dernière fût à peine née. Le contraste avec certaines impressions d’apparence médiocre de la même époque est du reste saisissant.
Des calculs parfois acrobatiques à partir des rares données disponibles permettent d’estimer entre 150 et 200 le nombre d’exemplaires sortis de presse, ce qui confirme du reste un témoignage, longtemps méconnu des spécialistes des débuts de l’imprimerie, du futur pape Pie II relatant dans une lettre au cardinal Carvajal la vision d’un homme vendant des cahiers de la Bible à Francfort au cours de l’automne 1454.
La plupart des exemplaires furent imprimés sur papier ; les autres le furent sur vélin, support plus luxueux. La fabrication d’un tel exemplaire nécessitait la peau d’au moins 170 bêtes, l’ouvrage relié se présentant sous la forme de deux ou trois volumes in-folio de plus de 1 200 pages au total.
Il subsiste aujourd’hui un peu moins d’une cinquantaine d’exemplaires, dont environ la moitié complets – trois en France, deux à la BnF et un à la Mazarine.
On perd la trace de deux exemplaires à Leipzig en 1945.
Toute mise sur le marché d’un exemplaire constituerait un événement considérable. Certains collectionneurs n’hésitent pas à débourser plusieurs dizaines de milliers de dollars pour de simples feuillets provenant d’exemplaires « cassés » par des individus peu scrupuleux.
En 1987, des Japonais se portèrent acquéreurs à grands frais d’un exemplaire incomplet mais ayant conservé sa reliure d’origine et présentant de remarquables enluminures dues à un atelier de Mayence, témoignant peut-être d’une grande clairvoyance et, surtout, d’un intérêt pour les ouvrages européens bien supérieur à celui de la quasi-totalité des bibliophiles « occidentaux » à l’égard des premières impressions asiatiques.
L’imprimerie fut pourtant longtemps en avance dans l’Empire chinois et sa zone d’influence ; c’est notamment là que sont apparus les caractères mobiles.
C’est toutefois depuis les bords du Rhin que l’imprimerie moderne s’est véritablement répandue. La « Bible à 42 lignes » constitue un témoignage extraordinaire de sa première enfance.
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1. « Je viens d’acheter le livre le plus formidable du monde. – Ce ne peut être qu’une Bible de Gutenberg ! »