The Royal Shakespeare Cinema
Le théatre et le cinéma semblent incompatibles, comme deux lumières qui s’éblouiraient l’une l’autre, le soleil et la lune qui se présenteraient ensemble à nos yeux. Le théâtre, c’est le lustre écrivait Baudelaire, illustrant ainsi la clarté rayonnée, diffractée, mais aussi la chaleur, que diffusent une scène de théâtre et les comédiens derrière les feux de la rampe. Le cinéma est à l’inverse de l’ombre traversée par un faisceau, qui attire le spectateur dans son écran cerné d’obscurité. Pareillement, le texte oppose théâtre et cinéma. Pour la scène, il est le principe même de la représentation, l’essence que les comédiens incarnent, fouillent, domptent si possible. Hors du texte, ils sont des corps sans histoire. Au cinéma en revanche, le texte est un accessoire, un bruit de fond, une béquille pour un spectateur que l’emprise de l’image effraie, que la manipulation du temps inquiète. Sans le texte, le cinéma ne perd rien, au contraire.
Comment dès lors réaliser un film sur un texte de théâtre (qui plus est sur une pièce de Shakespeare) sans risquer de renoncer à l’un au bénéfice de l’autre, voire de les perdre tous les deux par la quête d’une impossible conciliation ? Kurosawa avait choisi l’image pour projeter violemment à l’écran le drame de Macbeth (Le château de l’araignée), Mankiewicz avait au contraire, par le choix des acteurs et de leurs dictions contrastées, dont Marlon Brando révolutionnaire, encensé le texte (Jules César). Seul peut-être Orson Welles avait atteint la synthèse improbable. Ses images stupéfiantes, exaltées par le texte, y entraînent le spectateur dans les tréfonds de la tragédie shakespearienne (Macbeth, Falstaff, Othello). Le réalisateur était aussi l’acteur, le lustre et le faisceau en un seul homme, Welles, génial il est vrai.
Al Pacino, dans Looking for Richard, choisit lui aussi d’occuper les deux côtés de la caméra. Moins spectaculaire que Welles, il n’en trouve pas moins, à partir de Richard III, une manière brillante d’accommoder cinéma et théâtre.
Son idée principale est de se déprendre de l’inhibition de l’acteur américain face au texte du grand Bill, le plus souvent écrasé par le poids historique, intimidé par les pentamètres iambiques des vers, obnubilé par quatre siècles de tradition anglaise. À cet effet, il utilise trois procédés bien américains : l’étude, auprès de toutes les sources connues, universitaires, théâtrales, populaires, et donc la plus exhaustive et démocratique possible ; l’émulation collective entre les comédiens, au cours de longues rêveries de lecture et de réflexion, durant lesquelles chacun argumente, défend son personnage, se l’approprie (n’hésitant pas à l’occasion à modifier le texte original) ; les effets de cinéma, dont il truffe les images de la pièce, comme des sacrilèges nécessaires à la légitimité de son entreprise.
Le résultat en est passionnant : le film alterne donc des séquences de rue, de taxi ou de restaurant, où Al Pacino, casquette retournée sur la tête, interroge passants et amis, des scènes d’entretien avec des autorités shakespeariennes reconnues, des répétitions et des discussions animées dans un appartement new-yorkais et enfin des scènes de Richard III, en costumes et décors naturels (avec un Al Pacino métamorphosé). Les vers répétés, analysés, débattus auparavant s’y retrouvent, magnifiés par l’élan de la pièce. Les scènes sont choisies, coupées, expliquées pour que les spectateurs ne s’égarent pas dans les intrigues entrelacées.
Le texte, ainsi préparé pour le spectateur, n’écrase pas de son sens les images. Les regards, les angles, les lumières se répondent, sans que les répétitions préalables ne leur ôtent leur mystère, théâtral et cinématographique. Parfois même, l’émotion bouleverse les mécanismes du film : dans la pénombre d’une veillée mortuaire, Lady Ann et Richard s’embrassent, dans une étreinte mêlée de méfiance, d’intérêt et de séduction.
Peu à peu, la logique du procédé se renverse : les séquences d’explication et de distanciation s’imprègnent de la force du drame et du texte. La beauté de la pièce, pourtant coupée et entrecoupée, comble les intermèdes. Le mouvement de New York et la vie des gens du film participent au drame. L’univers des vers a gagné le monde réel.
Al Pacino est partout : en casquette, avec barbe ou sans, avec lunettes noires ou sans, interviewer, metteur en scène de la pièce, acteur dans le rôle titre, il réinvente Richard III à l’américaine, héritier de ses mafieux) et de tous les comédiens à la fois y compris shakespeariens. Il est aussi derrière la caméra de Looking for Richard, en démiurge virtuose et insolent, qui se mesure à Shakespeare.
Les scènes de la pièce ont été tournées au musée des Cloîtres à New York, cet assemblage surprenant de morceaux de cloîtres européens agencé par Rockefeller sur une hauteur de Manhattan. Les sentiments que l’on éprouve à la visiter et à voir Looking for Richard sont un peu similaires : un temps de surprise face à l’hérésie culturelle et historique, un temps d’admiration pour la prouesse, et enfin la beauté des cloîtres qui irradie sur la colline, l’Hudson et Manhattan, comme un regard très ancien, lourd des expériences de l’Europe, presque une bénédiction, sur la ville du Nouveau Monde par excellence.