The Sound of Silence
Saturé de sonneries, notifications, appels, musiques d’ambiance, l’homme actuel évite le silence qui l’obligerait à s’écouter : éloge du silence, spécialement en musique.
Boum-boum, boum-boum… dès le stade fœtal, un son ! Ou plus précisément… un rythme. Le battement du cœur de la mère, premier contact avec la « musique » qui imprégnera toute notre vie.
Quelques années plus tard, c’est ce même rythme animal qui animera nos mouvements sur des danses endiablées dans les rues animées par la fête de la musique. Boum-boum… les basses, la grosse caisse ne sont finalement qu’un retour au rythme cardiaque utérin. Régression nécessaire et divertissante qui ne gêne que les riverains qui, eux, préféreraient… le silence.
La musique est omniprésente de nos jours. Pas un ascenseur, un aéroport, une gare… sans un fond sonore. Un « fond sonore »… c’est dire l’attention qu’on porte à ces musiques ! Pire, airpods et autres écouteurs nous enferment maintenant dans une permanence du son, de la stimulation auditive incessante, reléguant le silence au rang de luxe ultime.
Le silence, art de l’absence
Art de l’absence, le silence nous place face à nous-mêmes, et c’est comme si ce face-à-face nous faisait peur. Peur de se découvrir vide ? Vide qu’il faut remplir à tout prix : vite regarder son smartphone, une vidéo YouTube, lire un mail, écrire un texto, publier quelque chose sur un réseau social…
Intériorité du silence, extériorité du bruit, les « minutes de silence » qui parsèment les nouvelles quotidiennes après une tragédie sont le dernier lien que nous nous permettons avec cette condition préalable à l’écoute de soi et des autres. Un silence qui recrée du lien.
Et quel meilleur outil pour rassembler les éclats d’une vie fragmentée, d’un temps de plus en plus morcelé par les interruptions permanentes que nous autorisons nos multiples connexions à causer dans notre vie ? D’une temporalité dictée, imposée, hachée par l’extériorité incontrôlable de la notification, le silence redonne priorité à une intériorité à laquelle il nous revient de donner sens et structure.
Comme l’interdiction absolue de la représentation du divin dans certaines religions, forme de lutte contre la tentation idolâtre, le silence est résistance contre l’adoration toujours plus prégnante du tout technologique. Accepter l’absence sans en faire un vide, voilà le pari auquel nous convie le silence.
“Art de l’absence,
le silence nous place face à nous-mêmes”
Le silence, luxe du musicien
Étrange de la part d’un musicien de louer le silence ? Et pourtant… la plus belle récompense que nous, musiciens classiques, puissions avoir à la fin d’un concert, alors que la dernière note s’évanouit, que le dernier accord finit de résonner c’est… le silence. Ce silence qui marque que le public est encore quelque part dans le voyage qu’on lui a proposé, qu’il a du mal à retoucher terre, qu’il respecte ces dernières bribes de rêve partagé… Il va de toute manière pouvoir assouvir ce besoin de refaire ce bruit dont on a osé le frustrer pendant quelques longues minutes ! Une simple toux ne s’attire-t-elle pas les
foudres des aficionados du concert classique ? Les applaudissements pour se libérer de ce carcan, certes, mais le silence d’abord.
« La musique est le silence entre les notes » disait Debussy paraît-il.
Que ce soit Mozart qui intègre un silence bien maçonnique dans l’ouverture de La Flûte enchantée, Debussy, un silence contemplatif au début du Prélude à l’Après-midi d’un faune en illustration du Réfléchissons… de L’Églogue de Mallarmé, ou John Cage qui propose 4’33’’ de silence pour forcer l’auditeur à écouter son environnement, le silence est un élément essentiel de toute musique. Ne serait-ce que parce qu’il offre un contraste et un repos.
D’ailleurs, une mesure de silence ne s’appelle-t-elle pas en français une… « pause », et un plus petit silence un « soupir » ? Comme si l’on regrettait déjà de quitter le confort de la tranquillité pour l’agitation de la musique.
Une architecture du temps
La musique est l’architecture du temps, et comme tout architecte, le musicien doit permettre à son public de reposer ses sens et son attention. Arme ultime, le silence génère tension comme détente, attente comme repos, construit du sens ou fait s’effondrer la musique… En négociateurs consommés qui savent la force de leur arme à silencieux, le compositeur comme l’interprète s’en servent pour extorquer à leur auditeur tout ce qu’il peut donner… d’émotion.
Quand on apprend la musique, on commence par apprendre que l’attaque d’une note est importante : elle peut être forte, douce, dure, caressante, lourde, légère, enlevée, appuyée… elle fait sens et doit véhiculer l’énergie que cette note porte en elle dans son contexte. Puis on comprend que l’attaque seule n’est qu’une initiation, un début, la lumière qui s’allume. La note, elle, continue à vivre et il faut lui donner une forme, un sens, autant signification que direction : s’éloigne-t-elle ? Meurt-elle, enfle-t-elle, explose-t-elle, gonfle-t-elle pour s’épuiser tel un ballon de baudruche ?
Et en général on s’arrête là. Cela suffit n’est-ce pas ? On a fait commencer et vivre sa note. On doit maintenant penser à la suivante ? Oui, mais non. Comme tout processus vivant, comme tout souffle, la note a une naissance, une vie, et une mort. La façon dont on la quitte, la façon dont on rentre dans le silence est au moins aussi importante que les deux autres. Est-ce un adieu déchirant, entrant dans le silence assourdissant de la douleur ? Une mort douce, que le silence accueille avec bienveillance ?
« Les grandes douleurs étant muettes, les exécutants devront uniquement s’occuper à compter des mesures, au lieu de se livrer à ce tapage indécent qui retire tout caractère auguste aux meilleures obsèques » écrit Alphonse Allais au-dessus de neuf mesures blanches dans sa Marche funèbre composée pour les funérailles d’un grand homme sourd.
Profitons donc de ce luxe incroyable que représente le silence aujourd’hui et, à la fin du prochain concert auquel tu assisteras, toi peut-être auditeur de musique vivante, pense à ce que tu peux nous offrir, à nous musiciens qui venons de jouer : ce cadeau de silence, ultime marque d’appréciation quand la musique cesse.
Pour poursuivre, quelques suggestions d’écoute
Quelques exemples de silences significatifs en musique classique
• Haendel, Le Messie : fin de l’Alléluia, court silence avant le climax des timbales et du chœur à 3.28 mn
• Jean-Sébastien Bach, Messe en si mineur : silence symbolique à la fin du Crucifixus avant l’explosion de joie d’Et resurrexit
à 1 h 09.11 mn
• Mozart : ouverture La Flûte enchantée de 0.44 à 0.58 mn
• Haydn : Quatuor La Plaisanterie op. 33 n° 2 à 3.00 mn
• Haydn : Symphonies Les Adieux ou La Surprise à partir de 25 mn
• Beethoven : ouverture Egmont, juste après la décapitation d’Egmont à 6.20 mn
• Debussy, Prélude à l’Après-midi d’un faune toute fin