Thème : La politique agricole restera toujours un problème en 2050
L’histoire mondiale de l’agriculture n’a pas été aussi catastrophique que Malthus l’avait annoncé. Marcel Mazoyer nous l’a montré dans son ouvrage de référence : avec la croissance de la population, la famine a régressé au lieu de s’étendre. Mais il n’est pas suffisant de dire que la planète a de quoi nourrir les 9 milliards d’êtres humains attendus en 2050, car la planète est très cloisonnée et les déséquilibres production-consommation y sont tels que le tiers de sa population est très mal nourrie et pour partie affamée. Cela tient à l’écart de productivité des terres et des agriculteurs (1 à 1 000) et à l’insolvabilité des pauvres pour payer les excédents des riches.
L’expérience, dans les années 1950 à 2000, de la France et de l’Europe, qui sont passées de la pénurie à l’excédent, est éloquente. De 1850 à 1950 nos pays avaient pris l’habitude de se fournir en matières premières à bas coût dans les colonies et les pays » neufs » comme l’Argentine et les pays de l’Océanie.
Même pour son approvisionnement en céréales, la France ne se suffisait pas.
Après la Deuxième Guerre mondiale, il a suffi de permettre aux fermiers d’investir en modifiant les droits du fermage et en facilitant l’accès au crédit pour que la production agricole explose. Il a suffi aussi de protéger les marchés des importations à bas prix et de mettre en place des mesures de stockage public pour éviter les effondrements de prix en cas de bonne récolte pour assurer des conditions de revenu acceptables pour les agriculteurs. La même stratégie a été adoptée par l’Europe naissante qui s’était vue coupée de ses greniers à blé traditionnels par le » rideau de fer « . Avec trois fois moins de terres que les USA, l’Union européenne a réussi dès le début des années quatre-vingt à être autosuffisante en céréales.
Concernant l’avenir, nous ne traiterons pas ici des politiques agricoles qui permettraient aux pays du Tiers-monde de sortir de leur pénurie, mais en traitant de la politique agricole et française nous garderons à l’esprit que l’Europe ne pourra pas raffiner sur sa qualité alimentaire et l’harmonie de ses paysages à quelques heures d’avion des terres désolées et des populations affamées.
Nous allons donc examiner les quatre scénarios envisagés par l’équipe française » Agriculture et Territoire 2015 » dans l’année 2002, en recherchant comment les problèmes bien analysés à cette époque pourront évoluer dans les trente années suivantes.
Scénario 1 : l’agriculture administrée
En premier lieu, il ne faut pas que les dépenses augmentent. Il faudra donc faire en sorte que l’augmentation de la production aidée reste limitée à la capacité d’absorption du marché européen.
En deuxième lieu, il ne faut pas que les désagréments augmentent pour l’environnement. Les techniques de production ne doivent pas détériorer le patrimoine collectif. Cela suppose donc la mise en place de conditions environnementales pour l’octroi des aides distribuées.
Ce scénario est un scénario tendanciel qui s’inscrit dans l’hypothèse d’un maintien de la PAC jusqu’en 2015. La réforme de 1992 instituant les aides directes et les accords de 1999 et de 2003 montrent que l’Union européenne est capable de prendre des décisions, même si elles se traduisent par une augmentation des ressources budgétaires affectées à l’agriculture.
Mais pour que la PAC puisse se maintenir, il faudra une série de conditions :
- sur le plan de ses échanges extérieurs, l’Union européenne ne peut pas, en même temps, défendre le droit d’accorder des aides à l’exportation et le droit de se protéger des importations. Il est évident qu’elle risquerait de perdre sur les deux tableaux dans les négociations internationales. Il est plus important de défendre la protection du marché intérieur européen que les aides à l’exportation au nom, en particulier, de la sécurité sanitaire ;
- sur le plan intérieur, l’opinion publique reste globalement favorable à la poursuite d’un effort budgétaire important pour l’agriculture, mais cela suppose que deux conditions principales soient respectées.
Les techniques de production ne doivent pas détériorer le patrimoine collectif. Cela suppose donc la mise en place de conditions environnementales pour l’octroi des aides distribuées.
Il faut, dans ce scénario, trouver une logique de politique agricole qui permettra de réaliser ces objectifs et qui redonne ainsi de la » lisibilité » aussi bien pour les agriculteurs eux-mêmes que pour les consommateurs et les contribuables.
Les écueils de ce scénario sont l’importance des disponibilités budgétaires nécessaires, le risque bureaucratique pour la mise en place des contrôles et la difficulté de protéger la production agricole dans une Europe ouverte aux échanges mondiaux.
Scénario 2 : l’agriculture libérale
Ce scénario repose sur des postulats clairs :
Si les frontières sont ouvertes, il faut s’attendre aussi à une délocalisation importante des productions agricoles au profit des pays les plus compétitifs. L’hypothèse d’une France en friches n’est pas à exclure.
- la politique agricole actuelle est remise en cause pour des raisons budgétaires ou pour obtenir des concessions sur d’autres secteurs dans le cadre de l’OMC. À l’exemple du textile, les protections douanières sont abolies. Cela permet aux entreprises de transformation et de commercialisation de s’approvisionner au meilleur prix. Le rôle de l’État est de renforcer les entreprises considérées comme des » champions nationaux « , pour qu’elles conquièrent le monde ;
- les entreprises de transformation pilotent l’agriculture de façon à mettre en œuvre une segmentation des marchés et une différenciation par les marques commerciales demandées par les consommateurs.
Ce scénario suppose évidemment que le contexte économique global se libéralise aussi bien au niveau intérieur qu’extérieur.
Cette stratégie comporte des risques évidents en cas de crise structurelle ou de conflit international.
Scénario 3 : la qualité d’origine
Ce scénario repose sur les hypothèses suivantes :
- la construction européenne se poursuit mais en accentuant nettement la recherche d’un modèle européen autonome qui ne se confondra pas avec une mondialisation dont la régulation des flux économiques serait confiée aux seules entreprises multinationales ;
- les consommateurs se montrent réticents devant les produits industriels et recherchent davantage les produits dont l’origine » terroir » est explicite. Ils sont prêts pour cela à renoncer à la recherche systématique des prix les plus bas.
L’avantage de ce scénario est de responsabiliser la majeure partie des agriculteurs sur la commercialisation de leur produit. Le risque évident est d’en faire un modèle pour pays riche uniquement, si la terre n’est pas occupée par ailleurs par des produits d’exportation ou de bioénergie.
Ils ne recherchent pas forcément la qualité » luxe « , vendue dans des épiceries fines, mais les appellations d’origine, à l’inverse des produits indifférenciés (céréales, volailles, produits maraîchers courants) qui font aujourd’hui 80 % de leur alimentation.
L’État a dans ce scénario un rôle moins directeur que dans les autres. Il se limite à encourager cette politique et surtout à mettre en place les outils juridiques indispensables pour éviter les contrefaçons et les concurrences déloyales, en particulier sur les marchés extérieurs. La politique agricole relève alors de la politique de propriété intellectuelle au même titre que les brevets.
Scénario 4 : l’agriculture régionalisée
Dans ce cadre la régionalisation des politiques agricoles apparaît propice à éviter les dérives bureaucratiques de toute centralisation excessive. On ne peut pas exclure que, face à des crises brutales, les solutions nationales apparaissent inadaptées et qu’on soit conduit naturellement à changer de stratégie, même en France.
Ce scénario a l’avantage de permettre une gestion plus pragmatique des problèmes grâce à la proximité entre les centres de décision et les acteurs. Il peut aussi cacher une solution de repli qui favorisera les régions riches et désavantagera les régions pauvres s’il n’y a pas de mécanismes de péréquation.
L’évolution de nos sociétés vers une gestion différente de la ruralité sera un autre facteur déterminant en faveur de ce scénario.
Les conditions d’évolution vers un tel scénario sont les suivantes : si la société française adopte une stratégie plus régionalisée, cela aura des conséquences importantes pour l’agriculture. La politique agricole changera nécessairement d’objectif pour devenir plus rurale et moins orientée vers la seule compétitivité des produits dans le cadre de filières indépendantes les unes des autres. Les collectivités territoriales en charge de sa mise en œuvre seront beaucoup plus préoccupées par l’harmonie des activités régionales que par les marchés extérieurs. Cette politique rurale entraînera une évolution des activités vers les services.
Certitudes et incertitudes pour 2050
Quel que soit le scénario retenu à l’horizon 2015, on voit apparaître une constante : l’alimentation de base des Français – et a fortiori des Européens – ne doit pas dépendre d’un approvisionnement d’origine lointaine, soumis à des aléas climatiques, politiques et boursiers qui peuvent être très graves.
Les contraintes de la production alimentaire sont telles qu’il paraît illusoire de penser qu’on va pouvoir d’ici 2050 banaliser la gestion du secteur agricole au même titre que celui des produits industriels. Il faudra, demain comme aujourd’hui, se nourrir trois fois par jour et il faudra un an pour produire un grain de blé, et en outre, l’impact de l’alimentation sur la morbidité croîtra en raison de l’allongement de la vie.
De même les aléas climatiques et la dérive des zones de production qu’on nous promet au cours de ce siècle ont peu de chance de coïncider avec les fluctuations du marché.
Le grand capital ne sera donc pas plus tenté qu’aujourd’hui de s’investir dans la production agricole ; selon toute vraisemblance cela restera, demain comme aujourd’hui, une activité à dominante familiale.
Ne rêvons donc pas de banaliser la politique agricole en vue d’un bénéfice immédiat : les crises qui en résulteraient pourraient être très coûteuses.
N’oublions pas que » l’arme alimentaire » reste un moyen de sujétion, rarement brandie, mais toujours présente sous le manteau. Ne lui donnons pas l’occasion de sortir du fourreau en décourageant les agriculteurs de faire leur métier de producteur proche du consommateur.
Lucien Bourgeois est également membre de l’Académie d’agriculture et responsable des Études économiques à l’Assemblée permanente des Chambres d’agriculture.