Théorème vivant
Dans la tête d’un mathématicien d’exception
La plupart du temps, l’enseignement scolaire nous montre les mathématiques et la physique comme des sciences figées dans leur perfection, enchaînant avec une logique implacable leurs théorèmes et leurs équations.
Les élèves sont nourris de l’illusion que la science a réussi à dissiper tous les mystères, qu’elle propose une description logique, complète et ordonnée du monde, et qu’elle représente une évidence. Cet état d’esprit reflète un espoir qui était celui des scientistes du XIXe siècle, espoir d’arriver à une explication totale et définitive du monde.
Espoir qui s’est fracassé sur quelques anomalies et monstres mathématiques, avance du périhélie de Mercure ou géométrie non-euclidienne, phénomènes considérés comme mineurs au départ, mais dont l’irréductibilité aux méthodes classiques a forcé les savants à révolutionner leur mode de pensée, et à défricher de nouveaux domaines.
Il nous faut généralement attendre l’enseignement supérieur pour découvrir que la science moderne n’a toujours pas trouvé, elle non plus, son aboutissement, et qu’elle représente toujours une quête dans la compréhension du monde.
Malgré cela, nous restons souvent ignorants des péripéties entourant la genèse des résultats scientifiques, et des cheminements empruntés par les savants pour y arriver. Que savons-nous finalement de la vie de Newton, à part qu’il a reçu un jour une pomme sur la tête ? Et encore, nous supposons implicitement qu’ayant reçu cette pomme, il s’est écrié « Eurêka » et a rédigé d’un trait la théorie de l’attraction universelle.
La vérité historique n’est sans doute pas aussi simple – nous oublions par exemple qu’Isaac Newton était également alchimiste, ce qui nous semble pour le moins incompatible avec l’idée rationaliste que nous nous faisons de la mécanique.
L’avancée de la science se fait par hypothèses et par tâtonnements successifs, avec des échecs, des succès, des fulgurances. Elle se fait également par les échanges entre scientifiques : une idée émise par l’un est reprise avec profit par l’autre, une proposition est contestée ou même réfutée, les résultats de l’un servent de base à ses successeurs.
Ceux qui ont suivi à l’X les cours de mécanique quantique de Jean-Louis Basdevant sont familiers de ce processus : Jean-Louis Basdevant avait l’art de restituer l’humanité de la science, en nous racontant comment les savants avaient hésité, cherché, été déconcertés ou satisfaits par leurs résultats, comment ils s’étaient concurrencés ou entraidés, bref comment la science était une aventure humaine.
Mais les cours de Jean-Louis Basdevant, si passionnants soient-ils, étaient pour ainsi dire de seconde main : l’orateur n’était pas l’acteur. Au contraire, l’ouvrage de Cédric Villani, Théorème vivant, nous invite à une plongée dans l’univers des mathématiciens contemporains, plongée racontée à la première personne par le jeune chercheur qui a obtenu la médaille Fields en 2010 pour ses travaux sur les solutions mathématiques des équations de la relaxation vers l’équilibre pour un gaz.
Contrairement à ce que pourrait laisser croire le titre, l’ouvrage est parfaitement accessible à des non-mathématiciens ; mieux, sa lecture leur est recommandée, pour démythifier une science qui fait souvent peur au profane.
Cédric Villani, ancien élève de Louisle- Grand et de l’École normale supérieure, a consacré sa thèse sous la direction de Pierre-Louis Lions, et ses travaux de recherche pendant quinze ans, à l’étude des solutions de l’équation de Boltzmann. Ces travaux lui ont valu la médaille Fields, et notamment son théorème qui concerne la convergence vers l’équilibre des solutions de l’équation de Vlasov.
Théorème vivant raconte, de manière très accessible, la genèse de ce théorème : comment, en partant d’une intuition, Cédric Villani a peu à peu construit les étapes successives de la démonstration.
Pour cela, il s’est inspiré de méthodes utilisées dans d’autres branches des mathématiques, ou bien en physique ou en mécanique : après tout, les étoiles d’une galaxie ne se comportent-elles pas comme les particules d’un gaz ? Cédric Villani nous raconte les conversations avec ses collègues qui l’ont inspiré, il nous détaille aussi avec honnêteté ses doutes, ses hésitations, voire ses erreurs – car comme tout mathématicien Cédric Villani tâtonne et parfois se trompe. Il nous rappelle ainsi le processus que nous avons tous connu en taupe, mais à une échelle infiniment supérieure.
Et finalement, après des mois d’explorations de pistes plus ou moins décevantes, le déclic se fait dans le cerveau du chercheur, le fil d’Ariane vers la solution apparaît.
Cédric Villani s’investit également dans la vulgarisation des mathématiques, en expliquant à chacun comment elles sont devenues indispensables au fonctionnement de notre univers technologique, et comment elles peuvent servir dans le quotidien.
Finalement, le seul regret que l’on éprouve à la lecture de son ouvrage, c’est que Cédric Villani ne nous y révèle pas l’origine de sa passion pour les araignées…