Tradition et modernité du médecin généraliste

Dossier : La santé en questionsMagazine N°599 Novembre 2004

Doc­teur Ève Bérat­to, den­tiste, et Doc­teur Alain Vitiel­lo, méde­cin généraliste

Lorsque les pro­grès tech­niques en étaient aux bal­bu­tie­ments, le méde­cin géné­ra­liste avait à sa dis­po­si­tion ses sens, son intel­li­gence et les connais­sances apprises au cours de ses études et tout le long de sa car­rière au contact des malades. Inter­ro­ger le patient, le lais­ser par­ler, déco­der ses dires et ses non-dits, les confron­ter à la sémio­lo­gie, aux connais­sances sur son envi­ron­ne­ment, confor­ter ses idées avec tel ou tel exa­men para­cli­nique et en déduire la pro­por­tion de fonc­tion­nel et d’or­ga­nique et la conduite à tenir. Il était impor­tant de bien connaître les condi­tions de vie, l’hé­ré­di­té et la manière de res­sen­tir de ses patients.

Aujourd’­hui les pro­grès spec­ta­cu­laires de la science ont bou­le­ver­sé l’exer­cice de la méde­cine géné­rale. Les trai­te­ments de plus en plus actifs et les exa­mens com­plé­men­taires de plus en plus sophis­ti­qués ont pris le devant de la scène. Ils intro­duisent dans l’es­prit des pro­fanes et de cer­tains méde­cins une idée méca­niste de la méde­cine (au sens de Des­cartes). La san­té devrait être mise en équa­tion et confiée à des machines et aux cyber­fan­tasmes des for­ce­nés de la modernité.

Vul­ga­ri­sée par les médias, mise en avant par ses pro­mo­teurs et récla­mée par les » assu­rés « , cette moder­ni­té occulte l’im­men­si­té de notre igno­rance et la fra­gi­li­té de l’être humain. Il sait aller sur la Lune et ne gué­rit pas le can­cer, il peut détruire la pla­nète mais reste impuis­sant face à de nom­breux virus, il peut accu­mu­ler d’im­menses richesses mais il reste mortel…

De très nom­breux patients souffrent des incon­vé­nients de cette moder­ni­té mal exploitée.

Par exemple ce retrai­té d’une soixan­taine d’an­nées qui res­sent une dou­leur tho­ra­cique au cours d’une séance de jar­di­nage. Il consulte un car­dio­logue. Il subit un élec­tro­car­dio­gramme (ECG) qui est nor­mal ! Un ECG d’ef­fort est nor­mal éga­le­ment… un trai­te­ment anti-angi­neux pré­ven­tif est mis en route… Hos­pi­ta­li­sé dans un ser­vice spé­cia­li­sé il béné­fi­cie d’une coro­na­ro­gra­phie déses­pé­ré­ment nor­male. Mais l’œil exer­cé du pro­fes­seur finit par déce­ler une légère dimi­nu­tion de calibre sur une coro­naire. L’af­faire est enten­due et notre malade revient chez lui avec un diag­nos­tic et un trai­te­ment ren­for­cé ! Mais ses dou­leurs sont tou­jours là et le trai­te­ment ne l’a­mé­liore pas… au contraire, il se sent moins bien…

Cette his­toire vraie illustre l’i­na­dap­ta­tion d’une méde­cine ultra­mo­derne déli­vrée en pre­mière intention.

En shun­tant les phases tra­di­tion­nelles de l’exa­men cli­nique (inter­ro­ga­toire, ins­pec­tion, pal­pa­tion…), le malade subit une forte pres­sion anxio­gène et reste muet et » téta­ni­sé » par la peur. Il est sus­pen­du à l’at­tente des résul­tats de ses examens.

L’in­ter­ro­ga­toire pré­ci­sant les cir­cons­tances d’ap­pa­ri­tion et l’é­vo­lu­tion du symp­tôme avec dou­leur tho­ra­cique aug­men­tant à l’ins­pi­ra­tion (mou­ve­ment des côtes), non cal­mée par le repos, aurait évo­qué le faux mou­ve­ment au cours du bêchage.

La pal­pa­tion de la zone cos­to-ver­té­brale aurait mon­tré une masse contrac­tée et dou­lou­reuse à la pal­pa­tion (contrac­ture mus­cu­laire gênant le mou­ve­ment des côtes au niveau de l’ar­ti­cu­la­tion avec le rachis), confir­mant ain­si la pre­mière hypothèse…

Déjà ras­su­ré par le diag­nos­tic, la contrac­ture mus­cu­laire se serait un peu assou­plie et un trai­te­ment décon­trac­tu­rant aurait réglé sim­ple­ment ce problème.

Un autre doit subir une inter­ven­tion chi­rur­gi­cale et il est adres­sé au car­dio­logue, en consul­ta­tion pré­opé­ra­toire, qui pra­tique un ECG qui est nor­mal. Un ECG d’ef­fort est alors réa­li­sé, il est nor­mal éga­le­ment. Un simple inter­ro­ga­toire aurait révé­lé que ce patient par­court 14 km en » foo­ting » tous les deux jours et joue 4 heures en double au ten­nis, 3 fois par semaine, sans aucune gêne !

Il aurait per­mis l’é­co­no­mie de cette moder­ni­té qui n’ap­porte rien de plus que le simple interrogatoire.

Que répondre au patient qui est sou­la­gé par » l’Ef­fe­ral­gan « , mais ne sup­porte pas le » Doli­prane » ? (même prin­cipe actif !) Et à celui dont les dou­leurs du zona sont sou­la­gées par le » tou­cheur de feu » et pas par les molé­cules à AMM sophistiquées ?

Qui n’a pas été intri­gué par l’at­ti­tude des enfants qui hurlent de dou­leur après une chute ou un coup et qui repartent apai­sés et gué­ris lorsque la maman ou la maî­tresse a bai­sé l’en­droit dou­lou­reux. L’a­dulte qu’il devient a tou­jours besoin d’être ras­su­ré par plus » grand » que lui. L’i­ma­gi­naire de l’homme de Cro­ma­gnon prend-il le pas sur la ratio­na­li­té de l’Homo moder­nis ?

Le méde­cin géné­ra­liste moderne a per­du son » humani­té « , il n’a plus le temps d’é­cou­ter le patient, il est acca­pa­ré par la lec­ture des guides de bonnes pra­tiques (dont la vali­di­té est sou­vent éphé­mère) et des comptes ren­dus d’exa­mens qui, dans la majo­ri­té des cas pré­sen­tés en méde­cine de ville, sont aus­si sophis­ti­qués qu’i­nu­tiles. Alors que pour beau­coup de consul­tants » La san­té est un pré­texte. Au-delà de tous les exa­mens, ce qui compte, c’est l’é­change. »

Les pro­grès tech­niques doivent res­ter les auxi­liaires de son raisonnement.

D’au­tant plus que ces pro­grès tech­niques ont atteint leur limite d’ef­fi­ca­ci­té. Très peu de mala­dies béné­fi­cient des per­for­mances tech­niques. A‑t-on cal­cu­lé le béné­fice risque et le rap­port coût/résultat du scan­ner et de la réso­nance magné­tique nucléaire par exemple ?

Si l’on étu­die l’ap­port de ces exa­mens dans les dou­leurs lom­baires, com­bien d’exa­mens pour détec­ter plus que le simple exa­men cli­nique ? Com­bien de vrais faux diag­nos­tics (her­nies dis­cales trou­vées à des niveaux dif­fé­rents des symp­tômes radi­cu­laires). Quel est le coût de la iatro­gé­nie induite par ces her­nies dis­cales inno­centes et opérées ?

A‑t-on éva­lué l’ap­port de la moder­ni­té dans le trai­te­ment de la mala­die d’Alz­hei­mer ? Des molé­cules toxiques et inef­fi­caces sont tout de même pro­po­sées, pro­mo­tion­nées, deman­dées, pres­crites et rem­bour­sées (la mala­die est sta­bi­li­sée quelques mois puis conti­nue son évo­lu­tion avec en plus les effets toxiques du trai­te­ment !). Il y a, dans cette gabe­gie, une res­pon­sa­bi­li­té (irres­pon­sa­bi­li­té) collective.

Les méde­cins » spé­cia­listes » font par­tie de cette moder­ni­té. Leur rôle est de connaître et de recher­cher l’ex­cep­tion­nel avec des moyens à la pointe de la moder­ni­té. Ils ne devraient inter­ve­nir qu’en deuxième ligne, après avis du géné­ra­liste qui aura fait le tri des plaintes les plus cou­rantes qu’il peut régler de lui-même avec les moyens traditionnels.

Vu sous cet aspect, l’ap­port des spé­cia­li­tés en méde­cine de ville méri­te­rait d’être réétudié.

Les com­pé­tences des spé­cia­listes de ville sont sous-uti­li­sées, nom­breux sont ceux qui font des actes de méde­cine géné­rale pour assu­rer un reve­nu. Il y a trente ans les méde­cins géné­ra­listes fai­saient des accou­che­ments, aujourd’­hui les gyné­co­logues » médi­caux » ne veulent plus en faire ! Pour remé­dier à cette situa­tion les pou­voirs publics comptent sur les sages-femmes !

N’est-ce pas un signe d’i­na­dé­qua­tion de notre sys­tème de santé.

Ne serait-il pas plus per­ti­nent de réser­ver l’hô­pi­tal et les cli­niques à la méde­cine moderne tan­dis que la méde­cine de ville serait le ter­rain pri­vi­lé­gié de la méde­cine géné­rale ? Ain­si la com­plé­men­ta­ri­té entre ville et hôpi­tal rem­pla­ce­rait la concur­rence. La moder­ni­té serait alors mise en œuvre de façon ration­nelle et progressive.

Cette modi­fi­ca­tion du rôle de l’hô­pi­tal dans le sys­tème de soins est indis­pen­sable car la CMU géné­ra­li­sée per­met à tous les rési­dents du ter­ri­toire natio­nal d’être pris en charge par la méde­cine de ville sans débour­ser un cen­time. Ain­si l’hô­pi­tal n’est plus un lieu de soins pour per­sonnes défavorisées.

Les méde­cins géné­ra­listes devraient être plus nom­breux, mieux pré­pa­rés et mieux répar­tis sur le ter­ri­toire pour assu­rer plei­ne­ment ce rôle. Les méde­cins spé­cia­listes devraient être beau­coup moins nom­breux et concen­trés dans les hôpi­taux et cliniques.

Pour conclure nous dirons que le méde­cin géné­ra­liste ne doit pas être esclave de la moder­ni­té mais que c’est la moder­ni­té qui doit être à son ser­vice. Ce qui signi­fie qu’il doit l’u­ti­li­ser seule­ment lors­qu’elle apporte la preuve irré­fra­gable de son effi­ca­ci­té pour faire un diag­nos­tic ou appor­ter une thérapeutique.

Encore faut-il que le diag­nos­tic ne puisse pas être fait sans elle et qu’il débouche sur une conduite thé­ra­peu­tique effi­cace. Cela est éga­le­ment valable pour le méde­cin spécialiste.

Le malade (ou l’as­su­ré) doit être mieux après et la col­lec­ti­vi­té doit en tirer un béné­fice. Vue sous ces deux aspects la tra­di­tion a encore de beaux jours devant elle pour autant que son ensei­gne­ment en facul­té de méde­cine ne soit plus oublié.

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Ces malades qu’on fabrique, la méde­cine gas­pillée
, éd. du Seuil, ISBN 2.02.004539.7 (1977, 250 pages). Jean-Charles Sournia.
Ce chi­rur­gien, ancien méde­cin-conseil natio­nal de la CNAMTS des années 1976, démonte déjà les méca­nismes du gas­pillage d’une moder­ni­té débridée…

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