Tradition et modernité du médecin généraliste
Docteur Ève Bératto, dentiste, et Docteur Alain Vitiello, médecin généraliste
Lorsque les progrès techniques en étaient aux balbutiements, le médecin généraliste avait à sa disposition ses sens, son intelligence et les connaissances apprises au cours de ses études et tout le long de sa carrière au contact des malades. Interroger le patient, le laisser parler, décoder ses dires et ses non-dits, les confronter à la sémiologie, aux connaissances sur son environnement, conforter ses idées avec tel ou tel examen paraclinique et en déduire la proportion de fonctionnel et d’organique et la conduite à tenir. Il était important de bien connaître les conditions de vie, l’hérédité et la manière de ressentir de ses patients.
Aujourd’hui les progrès spectaculaires de la science ont bouleversé l’exercice de la médecine générale. Les traitements de plus en plus actifs et les examens complémentaires de plus en plus sophistiqués ont pris le devant de la scène. Ils introduisent dans l’esprit des profanes et de certains médecins une idée mécaniste de la médecine (au sens de Descartes). La santé devrait être mise en équation et confiée à des machines et aux cyberfantasmes des forcenés de la modernité.
Vulgarisée par les médias, mise en avant par ses promoteurs et réclamée par les » assurés « , cette modernité occulte l’immensité de notre ignorance et la fragilité de l’être humain. Il sait aller sur la Lune et ne guérit pas le cancer, il peut détruire la planète mais reste impuissant face à de nombreux virus, il peut accumuler d’immenses richesses mais il reste mortel…
De très nombreux patients souffrent des inconvénients de cette modernité mal exploitée.
Par exemple ce retraité d’une soixantaine d’années qui ressent une douleur thoracique au cours d’une séance de jardinage. Il consulte un cardiologue. Il subit un électrocardiogramme (ECG) qui est normal ! Un ECG d’effort est normal également… un traitement anti-angineux préventif est mis en route… Hospitalisé dans un service spécialisé il bénéficie d’une coronarographie désespérément normale. Mais l’œil exercé du professeur finit par déceler une légère diminution de calibre sur une coronaire. L’affaire est entendue et notre malade revient chez lui avec un diagnostic et un traitement renforcé ! Mais ses douleurs sont toujours là et le traitement ne l’améliore pas… au contraire, il se sent moins bien…
Cette histoire vraie illustre l’inadaptation d’une médecine ultramoderne délivrée en première intention.
En shuntant les phases traditionnelles de l’examen clinique (interrogatoire, inspection, palpation…), le malade subit une forte pression anxiogène et reste muet et » tétanisé » par la peur. Il est suspendu à l’attente des résultats de ses examens.
L’interrogatoire précisant les circonstances d’apparition et l’évolution du symptôme avec douleur thoracique augmentant à l’inspiration (mouvement des côtes), non calmée par le repos, aurait évoqué le faux mouvement au cours du bêchage.
La palpation de la zone costo-vertébrale aurait montré une masse contractée et douloureuse à la palpation (contracture musculaire gênant le mouvement des côtes au niveau de l’articulation avec le rachis), confirmant ainsi la première hypothèse…
Déjà rassuré par le diagnostic, la contracture musculaire se serait un peu assouplie et un traitement décontracturant aurait réglé simplement ce problème.
Un autre doit subir une intervention chirurgicale et il est adressé au cardiologue, en consultation préopératoire, qui pratique un ECG qui est normal. Un ECG d’effort est alors réalisé, il est normal également. Un simple interrogatoire aurait révélé que ce patient parcourt 14 km en » footing » tous les deux jours et joue 4 heures en double au tennis, 3 fois par semaine, sans aucune gêne !
Il aurait permis l’économie de cette modernité qui n’apporte rien de plus que le simple interrogatoire.
Que répondre au patient qui est soulagé par » l’Efferalgan « , mais ne supporte pas le » Doliprane » ? (même principe actif !) Et à celui dont les douleurs du zona sont soulagées par le » toucheur de feu » et pas par les molécules à AMM sophistiquées ?
Qui n’a pas été intrigué par l’attitude des enfants qui hurlent de douleur après une chute ou un coup et qui repartent apaisés et guéris lorsque la maman ou la maîtresse a baisé l’endroit douloureux. L’adulte qu’il devient a toujours besoin d’être rassuré par plus » grand » que lui. L’imaginaire de l’homme de Cromagnon prend-il le pas sur la rationalité de l’Homo modernis ?
Le médecin généraliste moderne a perdu son » humanité « , il n’a plus le temps d’écouter le patient, il est accaparé par la lecture des guides de bonnes pratiques (dont la validité est souvent éphémère) et des comptes rendus d’examens qui, dans la majorité des cas présentés en médecine de ville, sont aussi sophistiqués qu’inutiles. Alors que pour beaucoup de consultants » La santé est un prétexte. Au-delà de tous les examens, ce qui compte, c’est l’échange. »
Les progrès techniques doivent rester les auxiliaires de son raisonnement.
D’autant plus que ces progrès techniques ont atteint leur limite d’efficacité. Très peu de maladies bénéficient des performances techniques. A‑t-on calculé le bénéfice risque et le rapport coût/résultat du scanner et de la résonance magnétique nucléaire par exemple ?
Si l’on étudie l’apport de ces examens dans les douleurs lombaires, combien d’examens pour détecter plus que le simple examen clinique ? Combien de vrais faux diagnostics (hernies discales trouvées à des niveaux différents des symptômes radiculaires). Quel est le coût de la iatrogénie induite par ces hernies discales innocentes et opérées ?
A‑t-on évalué l’apport de la modernité dans le traitement de la maladie d’Alzheimer ? Des molécules toxiques et inefficaces sont tout de même proposées, promotionnées, demandées, prescrites et remboursées (la maladie est stabilisée quelques mois puis continue son évolution avec en plus les effets toxiques du traitement !). Il y a, dans cette gabegie, une responsabilité (irresponsabilité) collective.
Les médecins » spécialistes » font partie de cette modernité. Leur rôle est de connaître et de rechercher l’exceptionnel avec des moyens à la pointe de la modernité. Ils ne devraient intervenir qu’en deuxième ligne, après avis du généraliste qui aura fait le tri des plaintes les plus courantes qu’il peut régler de lui-même avec les moyens traditionnels.
Vu sous cet aspect, l’apport des spécialités en médecine de ville mériterait d’être réétudié.
Les compétences des spécialistes de ville sont sous-utilisées, nombreux sont ceux qui font des actes de médecine générale pour assurer un revenu. Il y a trente ans les médecins généralistes faisaient des accouchements, aujourd’hui les gynécologues » médicaux » ne veulent plus en faire ! Pour remédier à cette situation les pouvoirs publics comptent sur les sages-femmes !
N’est-ce pas un signe d’inadéquation de notre système de santé.
Ne serait-il pas plus pertinent de réserver l’hôpital et les cliniques à la médecine moderne tandis que la médecine de ville serait le terrain privilégié de la médecine générale ? Ainsi la complémentarité entre ville et hôpital remplacerait la concurrence. La modernité serait alors mise en œuvre de façon rationnelle et progressive.
Cette modification du rôle de l’hôpital dans le système de soins est indispensable car la CMU généralisée permet à tous les résidents du territoire national d’être pris en charge par la médecine de ville sans débourser un centime. Ainsi l’hôpital n’est plus un lieu de soins pour personnes défavorisées.
Les médecins généralistes devraient être plus nombreux, mieux préparés et mieux répartis sur le territoire pour assurer pleinement ce rôle. Les médecins spécialistes devraient être beaucoup moins nombreux et concentrés dans les hôpitaux et cliniques.
Pour conclure nous dirons que le médecin généraliste ne doit pas être esclave de la modernité mais que c’est la modernité qui doit être à son service. Ce qui signifie qu’il doit l’utiliser seulement lorsqu’elle apporte la preuve irréfragable de son efficacité pour faire un diagnostic ou apporter une thérapeutique.
Encore faut-il que le diagnostic ne puisse pas être fait sans elle et qu’il débouche sur une conduite thérapeutique efficace. Cela est également valable pour le médecin spécialiste.
Le malade (ou l’assuré) doit être mieux après et la collectivité doit en tirer un bénéfice. Vue sous ces deux aspects la tradition a encore de beaux jours devant elle pour autant que son enseignement en faculté de médecine ne soit plus oublié.
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Ces malades qu’on fabrique, la médecine gaspillée, éd. du Seuil, ISBN 2.02.004539.7 (1977, 250 pages). Jean-Charles Sournia.
Ce chirurgien, ancien médecin-conseil national de la CNAMTS des années 1976, démonte déjà les mécanismes du gaspillage d’une modernité débridée…