Traditions et contradictions : Portrait d’une promo
Dans les années 1865, l’École est installée sur la montagne Sainte-Geneviève. Elle compte deux divisions, la première étant constituée des élèves de seconde année, et réciproquement.
La promotion 1865 compte 131 élèves (contre 513 pour la promotion 2014). L’encadrement militaire est assuré par des capitaines, les pits1, et des sous-officiers, les basoffs.
“ Les élèves étaient destinés en grande majorité à servir dans les armes ”
Alors qu’aujourd’hui les élèves sont regroupés par section sportive, les X de l’époque étaient rassemblés en salles de travail, dans lesquelles ils avaient une place attitrée pour les études.
Les mieux classés au concours d’entrée recevaient à leur arrivée un grade de sergent-major, sergent-fourrier ou sergent ; ils devenaient alors chefs de salle.
Ce sont eux que l’on appelait crotales (car « sergents à sonnette »), le terme désignant aujourd’hui nos délégués de sections sportives. Responsables du sérieux de leurs camarades, ils n’étaient pas pour autant forcément plus disciplinés que les autres.
REPÈRES
En plongeant dans les archives de l’École, à l’occasion du séminaire d’histoire des sciences, j’ai pu consulter des ouvrages de cette période, qui nous éclairent sur la promotion 1865. Regarder le passé de son École peut apparaître comme une démarche nombriliste — et elle l’est probablement un peu ; son intérêt historique est peut-être limité, mais elle reste absolument enthousiasmante. Je n’ai pas trouvé plus juste, pour définir l’attrait de ce regard rétrospectif, que cette phrase, présente dans la préface de L’Argot de l’X, publié en 1894 pour le centenaire : “ Le sujet [de l’X] n’est point épuisé pour ceux qui, répudiant, comme nous, toute prétention à la gravité de l’historien, cherchent simplement dans le passé de l’École, ce qui peut distraire et amuser les nouvelles générations d’élèves. ”
Une journée à l’École
Les ordres pour les deux promotions étaient donnés presque quotidiennement par le général commandant l’École, le général Favé. Ces ordres réglaient les horaires de cours, de récréation, annonçaient les permissions de sortie ou donnaient des informations intéressant tous les élèves.
“ Parmi les obligations scolaires figurent les visites de manufactures ”
Parmi les nombreuses matières étudiées figuraient l’analyse, la physique, la mécanique, la chimie, mais aussi l’art militaire et la topographie.
Les élèves, alors destinés en grande majorité à servir dans les armes, suivaient des cours d’exercice militaire. Ces cours avaient lieu dans la cour des Acacias de l’École ; on se doute donc qu’ils ne ressemblaient pas aux entraînements suivis aujourd’hui par les premières années en formation militaire initiale à La Courtine ou en stage dans les unités de la Défense.
En effet, il s’agissait de cours de tir au fusil et au révolver et de mouvements de pied ferme, que les élèves ne prenaient guère au sérieux2.
S’ajoutait à ces cours l’enseignement des humanités : histoire, littérature, allemand, dessin. La gymnastique, également, était obligatoire.
Le lecteur inquiet de la rigueur du règlement des études pourra se rassurer : « Lundi 25 décembre [1865], jour de Noël, il n’y aura ni leçons ni interrogations. »
Le Point γ, sur le thème de l’astronomie
UNE HISTOIRE DE FRUITS SECS
Il y avait, dans les années 1800, un examen de sortie à la fin de la deuxième année à l’École. Ceux qui échouaient étaient appelés les fruits secs, en hommage à l’un d’eux qui avait déclaré que, s’il n’était pas diplômé, il reprendrait le commerce de fruits secs de son père. En 1831, il fut décidé que plus personne ne pourrait échouer à cet examen, et pour fêter cela un bal fut organisé au moment des examens de semestre. Ce bal, supprimé en 1848 car il prenait trop de temps aux élèves, fut réintroduit par la suite sous la forme du Point Gamma.
Des saisons et des promos
Un costume du Point γ
Si la vie des polytechniciens était réglée et rythmée par les leçons, elle était loin d’être monotone. Le rythme annuel était, tout bien considéré, assez proche de celui que l’on connaît encore.
L’incorporation des jeunes conscrits passait inévitablement par un circuit administratif, qui correspond aujourd’hui au début du mois de formation militaire initiale. Venait ensuite l’année scolaire. Parmi les obligations scolaires des élèves figuraient, en 1866–1867, les visites de manufactures, ancêtres de nos visites en entreprises.
Les élèves, guidés par leurs professeurs, visitaient des sites industriels tels que « l’usine à gaz de Vaugirard » ou « la raffinerie des sucres Constant Say ».
La promotion 1865 subit, en février 1866, les « interrogations générales », qui portent désormais le nom de pâles.
Le classement des élèves les amenait à choisir en juin leur « service public ». La promotion était alors répartie entre les corps de l’État (Mines, Ponts, Tabacs, Poudres et Salpêtres) et les armées, en priorité l’artillerie.
Faire la fête
L’année compte aussi son lot d’événements organisés par les élèves. En premier lieu, le Point Gamma, alors bien éloigné du colossal festival de musique qu’il est aujourd’hui. Les polytechniciens se déguisaient sur le thème de l’astronomie et défilaient en une farandole impressionnante.
La préparation de leurs costumes les occupait pendant deux semaines – tout comme aujourd’hui, les élèves de première année sont impliqués dans l’organisation du Point Gamma.
L’ancêtre du JTX
Les ombres chinoises
Si l’on demande à des X sur le Plateau quels sont les moments qui, à ce jour, réunissent le mieux les deux promotions, il est certain qu’ils répondront : « les proj’ JTX ». Ces projections sont l’occasion pour nous de nous réunir en amphithéâtre Poincaré pour regarder des clips vidéo souvent drôles, productions d’élèves, dont le thème est fréquemment la vie à l’X en général.
Nos antiques de la 1865, même s’ils n’avaient pas encore inventé le cinéma, n’étaient pas à plaindre, grâce à la Séance des Ombres. Créée en 1818, cette activité était un spectacle de trois heures, durant lequel toute l’école était réunie en amphi et regardait, sur un drap éclairé, un spectacle en ombres chinoises. Des silhouettes découpées figuraient les personnalités de l’École, auxquelles on prêtait des discours caricaturaux.
Les autorités étaient invitées, et l’entracte était animé par des groupes musicaux de l’École, ce qui devrait rappeler aux plus jeunes X les prestations de la fanfare en début de projection JTX.
Une ceinture de flanelle
D’une année sur l’autre, les programmes des scolarités des promotions restent donc très semblables, à moins que survienne un acteur inattendu.
C’est le cas en 1865, car Paris est alors frappé par une épidémie de choléra. En septembre, avant l’arrivée de la promotion, le général demande l’application de précautions hygiéniques strictes contre « l’influence morbide qui se fait sentir à Paris ». Il est ainsi recommandé aux élèves de porter une ceinture de flanelle et de ne pas boire entre les repas.
Il est surtout décidé que les « réunions cordiales » entre anciens et nouveaux seront modérées ; de fait une tradition ancienne, l’absorption, sera supprimée pour la promotion 1865.
Des huîtres et du champagne
Mais qu’est-ce que l’absorption ? C’est un nom qui, pour nous, n’évoque plus rien. C’est dans Notre École polytechnique, de G. Claris, que l’on peut trouver la description la plus explicite de cette pratique, qui faisait partie du bahutage que connaissaient les conscrits après leur arrivée.
“ L’absorption fut supprimée pour cause de choléra ”
Elle repose sur une série de blagues et de devinettes posées au nouveau, dont il ne pouvait trouver la réponse, accompagnées de quelques vexations physiques.
Dès 1840, il devint tradi que l’absorption ait lieu au Café hollandais autour d’un déjeuner froid composé d’huîtres et de champagne. On comprend mieux, dès lors, le lien entre absorption et hygiène alimentaire.
Privés de sortie
La 2e division
La lecture exclusive des documents officiels (règlement des études, cahiers d’ordres) pourrait donner l’impression, dont on verra qu’elle n’est pas très exacte, que les polytechniciens étaient alors particulièrement sages. Il est vrai que leur encadrement était strict, tant en ce qui concerne la discipline militaire que l’organisation des études.
Interdiction de fumer, d’introduire de l’alcool dans l’École, mais aussi de jouer aux cartes ou d’apporter des livres, à moins qu’ils ne soient sérieux et validés par l’encadrement.
Un élève rentré ivre après le couvre-feu de minuit écopait de quinze jours de prison militaire.
Les rappels sur la tenue sont nombreux, et les élèves en faute se voient punis. En octobre 1865, tous les « deuxième année » ayant les cheveux trop longs sont privés de sortie. Les désobéissances et les débordements sont également sanctionnés.
Un chahut de la promotion 1865 fera même dire au général commandant que par ce « flagrant délit de rébellion », les élèves ont « manqu[é] à tous leurs devoirs envers l’École polytechnique, qui finira par succomber sous les coups de ses propres enfants ».
Un rêve de funiculaire
Pour la promotion 1865, plus d’un élève par jour est puni. Les motifs récurrents sont le retard, le bruit, la mauvaise tenue, mais certaines punitions ont des énoncés plus savoureux. Beaucoup sont sanctionnés pour être « couchés par terre en étude » ou bien s’installent au sol pendant les cours magistraux, sans que le professeur ne les voie, pour jouer aux cartes.
“ Un élève rentré ivre après minuit écopait de quinze jours de prison ”
On disait alors d’un élève resté au lit qu’il était allé en amphi-pieu. Les polytechniciens étaient créatifs, tantôt punis pour « avoir dessiné sur le mur pendant le cours de dessin », tantôt pour avoir construit un dispositif ingénieux pour communiquer avec la salle voisine en étude.
Les punis avaient un goût certain pour les jets de projectiles à travers les fenêtres, l’un d’eux ayant été consigné pour s’être servi « d’une lorgnette » après avoir grimpé en haut d’un bâtiment.
Parmi les interdits, on trouve aussi les topos, papiers circulant dans les salles, sur lesquels il fallait répondre à une question plus ou moins absurde. L’un d’eux était une pétition demandant la construction d’un funiculaire pour grimper sur la montagne Sainte- Geneviève, funiculaire dont nous rêvons encore, nous qui devons monter les marches du RER au plateau de Saclay.
Effronterie
QUELQUES TRAJECTOIRES
Brocard, mathématicien, météorologue, a laissé des travaux remarqués sur la géométrie du triangle.
Denys, ingénieur des Ponts et Chaussées, participe à la construction du barrage de Bouzey, effondré en 1895. Il sera mis en examen avec d’autres X mais acquitté.
Guinot est directeur du génie au ministère de la Guerre en 1890.
Hanusse, hydrographe, a réalisé la triangulation des côtes tunisiennes et contribué à la cartographie des Antilles et des côtes françaises.
Heurteau, ingénieur des Mines parti en Nouvelle-Calédonie, a établi le régime minier du territoire, alors colonie française.
Le Bel, chimiste, est reconnu pour ses travaux, notamment la théorie du carbone asymétrique.
Ribaucour, en parallèle de sa carrière d’ingénieur, livre de nombreux ouvrages en géométrie différentielle et donne son nom à une courbe plane.
Sorel, philosophe prémarxiste, écrit Réflexion sur la violence.
Zeiller, ingénieur des Mines, se spécialise en paléontologie et entre à l’Académie des sciences comme paléobotaniste.
Un topo annonçant la remise des cotes, qui existe toujours.
Force est de constater que l’agitation des promotions ne date pas d’hier, et que beaucoup d’éléments de traditions ont perduré. L’audace et l’ingéniosité de nos antiques sont palpables, même si celles-ci se manifestent par une certaine propension à enfreindre le règlement.
Ces agitations n’ont pas empêché les élèves de l’époque d’embrasser de brillantes carrières scientifiques, industrielles, militaires ou politiques. Les témoignages de polytechniciens qui retracent leur scolarité à l’X dans les années 1860 montrent que la vie de promotion, contrairement aux propos du général, ne sonne pas le glas de l’École, mais constitue une part essentielle et mémorable de leur scolarité.
Contradictions
L’identité de l’X semble complexe, parce qu’elle réunit des éléments a priori difficilement conciliables : le statut militaire contre l’exigence d’un enseignement scientifique de haut niveau, le souci de la discipline et de l’exemplarité contre l’esprit frondeur.
Il est néanmoins intéressant de voir que ces contradictions existaient déjà en 1865. Nos antiques écrivent : « L’ancien se distingue à l’intérieur par le débraillé de sa tenue, le sans-gêne absolu de ses façons3. » On ne peut affirmer plus clairement que l’identité polytechnicienne n’est pas profondément militaire.
L’obéissance n’est pas non plus une valeur cardinale : « Opposez à l’autorité le lien solide de la camaraderie : les génés passent et le Code X reste. » Le lien qui unit les promotions est donc unique.
Pour Armand Silvestre (1857), la vie de promotion permet de forger l’esprit des X à des valeurs essentielles. Ces valeurs semblent encore aujourd’hui donner une représentation excellente des valeurs de l’École : « l’amour de la justice, le culte du progrès, le courage du travail ».
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1. Les termes en italiques appartiennent au jargon polytechnicien de l’époque.
2. Les élèves furent plus assidus aux exercices militaires après 1870 et le début de la guerre franco-prussienne.
3. Les citations suivantes proviennent principalement de L’Argot de l’X. Il ne m’a pas été possible de retrouver des documents d’élèves de 1865. Seules nous sont parvenues les compilations écrites pour le centenaire.