Transfert de compétences à Yokosuka
François Léonce Verny (1856).
Le 8 juillet 1853, le commodore Perry, officier de la marine américaine, s’engage dans la baie de Tokyo. Il est porteur d’un message du président des États-Unis pour le gouvernement du shogunat Tokugawa, demandant l’ouverture du commerce entre ces deux nations.
Venu avec quatre bâtiments pour présenter sa requête, c’est avec sept qu’il revient chercher la réponse le 13 février 1854 et signe le « traité de Kanagawa » qui ouvre les ports de Shimoda, Hakodate et Yokohama.
S’ensuivent des accords similaires avec les autres puissances maritimes occidentales : les Pays-Bas, la Russie, l’Angleterre et la France.
Une marine moderne
Face à cette « invasion » des Occidentaux, le gouvernement japonais décide de se doter en 1855 d’une marine moderne, capable de naviguer en haute mer, et ouvre à cette fin une école de navigation.
Cependant, le shogunat ne dispose que de très peu de navires et surtout ne possède aucun lieu pour les réparer. Ainsi, en 1864, le Shokaku-maru doit faire appel à un navire français pour des réparations au port de Yokohama.
“ Le Japon possède peu de navires et aucun lieu pour les réparer ”
Le ministre des Finances, Oguri Kouzukensuke , décide alors de construire un véritable arsenal dans la baie de Tokyo, malgré les très nombreuses critiques de tous bords, et se tourne vers la France. Il rencontre l’ambassadeur de France, Léon Roches, qui, lui, souhaite développer les intérêts de la France au Japon.
Les discussions entre les deux hommes progressent rapidement. Sur demande de Roches, le contre-amiral commandant de la division des mers navales de Chine et du Japon, Jean Louis Charles Jaurès, envoie au Japon un jeune ingénieur maritime polytechnicien : François Léonce Verny (1856).
Un site adéquat
LA FIN TRAGIQUE D’OGURI
Homme de confiance du gouvernement shogunal, Oguri a renégocié les traités avec les puissances occidentales en faveur du Japon. À seulement trente-six ans, il est nommé ministre des Finances et reste à ce poste jusqu’au coup d’État de 1868.
Refusant de reconnaître le nouveau gouvernement, Oguri retourne sur ses terres où il est arrêté et condamné à mort sans procès. Une raison invoquée pour son assassinat est que les plans de développement du Japon du nouveau gouvernement Meiji n’étaient qu’une imitation des siens.
Le 6 février 1865, Verny arrive au Japon et se met immédiatement à la recherche d’un site adéquat pour construire l’arsenal. Son choix se porte rapidement sur « cette baie [qui] ne porte pas de nom » (Iokos’ka en japonais) au sud de Yokohama, les environs de Tokyo étant trop ensablés.
En cinq jours, il va rédiger un avant-projet exhaustif expliquant tous les détails de la construction de l’arsenal : les travaux à réaliser en amont de la construction de l’arsenal, l’envoi d’une délégation japonaise en France pour acheter le matériel et recruter le personnel français nécessaire.
Lors du voyage en France de la délégation japonaise, Verny l’accompagne dans ses différentes démarches et c’est naturellement que les Japonais vont demander le détachement de Verny à l’arsenal de Yokosuka. Le 21 septembre 1865, l’ingénieur est officiellement placé « hors cadre » et détaché auprès du gouvernement japonais.
Des conditions de travail européennes
Verny arrive au Japon avec quarante-trois ingénieurs, contremaîtres ou ouvriers français et découvre que les travaux demandés dans l’avant-programme sont presque finis. Il va donc s’atteler à la construction des docks mais aussi de différents ateliers produisant les pièces dont il a besoin, tels qu’une chaudronnerie, une forge ou une menuiserie.
De plus, Verny impose des conditions de travail européennes aux ouvriers japonais, les journées de travail sont limitées à dix heures, et les ouvriers japonais ne prennent leurs ordres qu’auprès des ouvriers français.
Les officiers japonais ne sont autorisés à punir les ouvriers que sur demande d’un contremaître français.
Deux écoles à l’arsenal
Verny fait également construire des écoles pour instruire les Japonais, dont les professeurs sont les ouvriers et ingénieurs français de l’arsenal, réalisant ainsi le premier « transfert de compétences » de l’histoire.
“ La formation des premiers contremaîtres japonais ”
Verny fait construire deux écoles à l’arsenal, la première étant une école d’ingénieurs qui servira de base pour former les futurs ingénieurs de la marine japonaise. La seconde est une école de maistrance qui va former les premiers contremaîtres japonais, classe qui n’existait pas à l’époque au Japon.
Si l’école d’ingénieurs rencontre des difficultés à cause de la complexité des cours donnés, la seconde est une véritable réussite, une forte demande pour ces ouvriers apparaissant à travers le pays. Verny a également fait venir auprès de lui le docteur Savatier, naturaliste, qui se lance dans une étude approfondie de la flore japonaise. Ces travaux donneront lieu à des publications à son retour en France et agrandiront la collection du Museum d’histoire naturelle.
L’arsenal en construction.
Le Dock n°1.
Des officiers japonais
Si les débuts des travaux de Verny sont une vraie réussite, sa fin est plus sombre et plus triste pour les intérêts français.
L’ARSENAL DE NOS JOURS
De nos jours, l’arsenal existe encore. Développé par Bertin, il est devenu une base américaine après la Seconde Guerre mondiale et l’occupation américaine. Les docks sont encore utilisés par la marine américaine pour l’entretien de ses navires et de ses sous-marins. Ce sont plus de 20 000 personnes et 11 vaisseaux, dont le porte-avions USS George Washington, qui vivent sur les restes de l’accomplissement de Verny.
En effet, après le renversement du shogun en 1868, Oguri Kouzukensuke n’est plus ministre des Finances ; or, il était un des principaux défenseurs des Français. Il acceptait les salaires très élevés (10 000 francs par an pour Verny) et la mainmise des Français sur toutes les décisions concernant l’arsenal.
Après son départ, le nouveau gouvernement cherche à réduire l’influence des Français en les forçant à accepter des rôles de conseillers et en leur imposant des officiers japonais. Verny quitte définitivement le Japon en avril 1876 après plus de dix ans passés au service du gouvernement nippon.
Son travail a permis au Japon de se doter d’une marine respectable. C’est sur cette base que Louis Émile Bertin (1858) donnera au Japon, dix ans plus tard, une flotte capable de vaincre les Chinois en 1894 puis les Russes en 1905.