Transition énergétique : l’enjeu managérial

Dossier : Trend-XMagazine N°740 Décembre 2018
Par Hervé DUMEZ
Par Élodie GIGOUT
Par Julie MAYER
La transition énergétique va nous amener à revoir les modèles de gestion actuels, fortement centralisés. Les scénarios sont très ouverts mais ils nous conduiront de toute façon à rechercher de nouveaux équilibres entre centralisation et décentralisation.

Nos éco­no­mies et nos socié­tés sont enga­gées dans une tran­si­tion éner­gé­tique. Le régime dont nous par­tons est bien iden­ti­fié : des moyens de pro­duc­tion lourds et cen­tra­li­sés, comme le parc nucléaire en France ; un réseau lui aus­si cen­tra­li­sé ; un sys­tème de trans­port et de dis­tri­bu­tion mar­qué par une pro­duc­tion pilo­tée et une consom­ma­tion rela­ti­ve­ment pré­vi­sible. Le régime éner­gé­tique vers lequel nous nous diri­geons est beau­coup moins clair : il sera plus décen­tra­li­sé – mais jusqu’à quel point ? – avec une pro­duc­tion plus dif­fi­cile à pilo­ter puisque les éner­gies renou­ve­lables dépendent de condi­tions variables comme le vent ou l’ensoleillement – mais jusqu’à quel point ? – avec des com­por­te­ments de consom­ma­tion pou­vant (et devant) évo­luer – mais jusqu’à quel point ? Où se pla­ce­ra le cur­seur entre ces deux extrêmes ? Son posi­tion­ne­ment dépen­dra de contro­verses et de stra­té­gies diverses et quel­que­fois contra­dic­toires tant de la part des pou­voirs publics que des acteurs éco­no­miques et socié­taux. Les scé­na­rios pos­sibles sont très ouverts, allant d’un qua­si-sta­tu quo (un sys­tème tou­jours très cen­tra­li­sé avec une auto­con­som­ma­tion et des éner­gies renou­ve­lables mar­gi­nales) jusqu’à une auto­con­som­ma­tion géné­ra­li­sée sup­po­sant une révo­lu­tion des modes de pro­duc­tion, de dis­tri­bu­tion et de consom­ma­tion. Le pro­ces­sus de tran­si­tion touche le niveau macro – les poli­tiques publiques et les inter­ac­tions entre public et pri­vé –, le niveau méso – les stra­té­gies indi­vi­duelles et col­lec­tives des entre­prises et des acteurs de la socié­té civile – et le niveau micro – les com­por­te­ments de consom­ma­tion dans les loge­ments, les bureaux et usines, et en mobi­li­té. Tout dépen­dra des déci­sions prises par les acteurs à ces dif­fé­rents niveaux et de leur mise en œuvre. La recherche en ges­tion est donc au cœur des réflexions sur le pro­ces­sus de tran­si­tion éner­gé­tique. Au tra­vers du cas de l’autoconsommation et des divers débats qui l’entourent, nous illus­tre­rons les enjeux à ces trois niveaux.


REPÈRES

En 2016, sur 531 TWh pro­duits en France, 21 étaient d’origine éolienne et 8 d’origine solaire (source RTE). L’autoconsommation concer­nait moins de 20 000 abon­nés sur 37 mil­lions. Mais la donne va rapi­de­ment chan­ger ce qui amè­ne­ra une révi­sion de la ges­tion de la pro­duc­tion et du réseau électrique.


Dans le cadre de Trend‑X, le Centre de recherche en ges­tion d’I3 est enga­gé dans trois recherches. La pre­mière porte sur l’autoconsommation. Le phé­no­mène est en effet cen­tral pour com­prendre com­ment peut s’opérer la tran­si­tion éner­gé­tique. Pour l’instant, l’autoconsommation reste mar­gi­nale : le pro­prié­taire d’un pavillon ins­talle quelques pan­neaux solaires sur son toit et revend l’électricité pro­duite sur le réseau. À terme, l’autoconsommation peut concer­ner des quar­tiers, des villes, et si une forme de sto­ckage éco­no­mique se déve­loppe, peut conduire à des échanges entre producteurs/consommateurs, à des alter­nances de pro­duc­tion et de consom­ma­tion, et peut-être à une qua­si-auto­no­mie éner­gé­tique. La seconde recherche, plus micro, s’intéresse à la ges­tion de l’énergie dans un bâti­ment ter­tiaire. L’impact des tech­no­lo­gies dis­po­nibles (cap­teurs, outils connec­tés, appli­ca­tions) est ana­ly­sé, mais aus­si la pos­si­bi­li­té de jouer sur d’autres leviers que la tech­no­lo­gie pour faire évo­luer les com­por­te­ments. Un des objec­tifs est notam­ment de voir dans quelle mesure il est pos­sible d’introduire de la flexi­bi­li­té dans les consom­ma­tions. Une autre recherche porte sur les stra­té­gies col­lec­tives autour du déve­lop­pe­ment des éner­gies renouvelables.

Contexte

Le contexte actuel est carac­té­ri­sé par les 3D. Le sec­teur éner­gé­tique va vers la décen­tra­li­sa­tion, la décar­bo­na­tion et la digi­ta­li­sa­tion. Les recherches menées en ges­tion doivent por­ter sur ces trois dimen­sions et sur les inter­ac­tions qui existent entre elles et qui font la com­plexi­té de la com­pré­hen­sion de la tran­si­tion en cours. Il s’agit d’étudier com­ment seront gérées ces inter­ac­tions, du niveau macro au niveau micro.

“Le secteur énergétique va vers la décentralisation,
la décarbonation et la digitalisation”

Autoconsommation et objectifs de transition énergétique

Ces der­nières années, l’Europe a don­né l’impulsion de la lutte contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique en défi­nis­sant pour le conti­nent une poli­tique éner­gé­tique durable. En France, cette poli­tique a été décli­née en 2015 au tra­vers de la loi de tran­si­tion éner­gé­tique pour la crois­sance verte (LTECV). Cette der­nière fixe ain­si plu­sieurs objec­tifs, tels que la réduc­tion des émis­sions de CO2 (40 % par rap­port à 1990), la réduc­tion de la consom­ma­tion d’énergie (20 % par rap­port à 2012) et l’augmentation des éner­gies renou­ve­lables dans le mix éner­gé­tique. L’autoconsommation, en ce qu’elle per­met d’aller vers ce chan­ge­ment de mix éner­gé­tique, tout en essayant de faire mieux coïn­ci­der la pro­duc­tion et la consom­ma­tion, semble satis­faire aux objec­tifs de tran­si­tion éner­gé­tique. Elle sou­lève cepen­dant de nom­breuses inter­ro­ga­tions tech­niques, éco­no­miques, régle­men­taires et socié­tales qui donnent à voir les enjeux mana­gé­riaux d’une tran­si­tion à dif­fé­rents niveaux.

Les politiques publiques et leurs enjeux managériaux

L’autoconsommation est enca­drée par un cer­tain nombre de dis­po­si­tifs poli­tiques et juri­diques. Le pre­mier est le Turpe (tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité) qui s’applique à l’électricité auto­con­som­mée. Le second est l’exonération de la CSPE (contri­bu­tion au ser­vice public de l’électricité) et de taxes locales, et le troi­sième concerne le péri­mètre qui per­met d’entrer dans une opé­ra­tion d’autoconsommation col­lec­tive. En juin 2018, la CRE (Com­mis­sion de régu­la­tion de l’énergie) déci­dait de ne pas exo­né­rer les opé­ra­tions d’autoconsommation col­lec­tive (AC) du Turpe. La déci­sion a déchaî­né les pas­sions des acteurs du sec­teur, du solaire notam­ment. De plus, la CRE pré­co­ni­sait de ne pas exo­né­rer les opé­ra­tions d’AC de taxes ain­si que de conser­ver le péri­mètre qui néces­si­tait que tous les consom­ma­teurs et pro­duc­teurs par­ti­ci­pant à l’opération d’AC soient en aval d’un poste HTA/BT (ces postes qui assurent la liai­son entre les réseaux haute ten­sion et basse ten­sion), ce qui limi­tait beau­coup le déve­lop­pe­ment de l’autoconsommation. Deux semaines plus tard, suite au groupe de tra­vail sur l’énergie solaire, le secré­taire d’État Sébas­tien Lecor­nu annon­çait dans le cadre du pro­gramme « Place au Soleil » un assou­plis­se­ment sur le péri­mètre d’AC (qui devrait être tra­duit dans la loi pro­chai­ne­ment) et allait donc à l’encontre des pré­co­ni­sa­tions de la CRE. Enfin tou­jours en juin, un accord sur la nou­velle direc­tive EnR de l’Union euro­péenne a eu lieu, direc­tive qui pré­voit une exo­né­ra­tion totale d’impôts et de charges sur l’électricité auto­con­som­mée pour des ins­tal­la­tions infé­rieures à 30 kWc. Cette direc­tive remet en ques­tion, à terme (la date limite de trans­po­si­tion dans le droit natio­nal devrait être juin 2020), l’absence d’exonération de CSPE et de taxes locales pour les opé­ra­tions d’autoconsommation col­lec­tive. Les acteurs agissent dans ce cadre, qui évo­lue en per­ma­nence, ils cherchent à le faire évo­luer, jouent des pos­si­bi­li­tés qu’il offre, par­fois inat­ten­dues, ils anti­cipent ses évo­lu­tions et s’y pré­parent, et ils par­ti­cipent éga­le­ment acti­ve­ment à son éla­bo­ra­tion, sou­vent par des stra­té­gies collectives.

Les déci­sions prises par Bruxelles encou­ragent les stra­té­gies col­lec­tives. © tauav

Les stratégies collectives

La ges­tion étu­die tra­di­tion­nel­le­ment les stra­té­gies indi­vi­duelles des entre­prises : la manière dont chaque entre­prise essaie de construire un avan­tage concur­ren­tiel sur ses rivales en inven­tant de nou­veaux pro­duits, en rédui­sant ses coûts, en gérant au mieux son per­son­nel. Mais un phé­no­mène comme la tran­si­tion éner­gé­tique – on le voit dans les déci­sions prises par Bruxelles, les États-nations et les régu­la­teurs – invite à mettre l’accent éga­le­ment sur les stra­té­gies col­lec­tives dans les­quelles sont enga­gées les entre­prises : entre firmes, avec l’État dans des par­te­na­riats public-pri­vé, avec les dif­fé­rentes par­ties pre­nantes. Le chan­ge­ment de para­digme (adap­ter la consom­ma­tion à la pro­duc­tion) et les défis qui l’accompagnent en termes de flexi­bi­li­té néces­sitent plus de coopé­ra­tion entre les acteurs d’un même sec­teur mais aus­si entre les acteurs de sec­teurs dif­fé­rents mais de plus en plus inter­con­nec­tés (véhi­cule élec­trique, domo­tique, sto­ckage, solaire, bâti­ment). Ain­si, il est qua­si impos­sible de trou­ver un démons­tra­teur d’autoconsommation avec un acteur unique : de nom­breux acteurs sont chaque fois impli­qués, pri­vés comme publics, qui doivent coopé­rer pour solu­tion­ner des pro­blèmes qui ne peuvent plus l’être au tra­vers de leurs propres compétences.

“Les acteurs historiques se repositionnent
sur une chaîne de valeur en mutation”

La gestion des comportements

Enfin, le déve­lop­pe­ment de l’autoconsommation dépend de l’évolution des com­por­te­ments de consom­ma­tion et de leur impact sur la ges­tion du réseau. La ques­tion mana­gé­riale porte sur le pilo­tage pos­sible de ces com­por­te­ments. Or, ils sont mal connus, de même que l’on ignore en grande par­tie leur marge de varia­bi­li­té et l’impact des dif­fé­rents modes d’action pos­sibles pour les faire évo­luer. Alors que la flexi­bi­li­té des com­por­te­ments semble cen­trale pour aller vers un nou­veau sys­tème, il faut s’interroger sur les effets des dif­fé­rents outils que sont la régle­men­ta­tion, l’information, les inci­ta­tions éco­no­miques, la tech­no­lo­gie, les nudges (voir enca­dré). Quelles sont les visions por­tées par ces outils ? Quel accueil leur est réser­vé et com­ment cela se tra­duit-il dans les com­por­te­ments ? Ces ques­tions sont au cœur de la recherche en gestion.

L’autoconsommation des ménages est encou­ra­gée par la loi de tran­si­tion éner­gé­tique pour la crois­sance verte (LTECV). © U. J. Alexander

Composer entre centralisation et décentralisation

Alors même que la pre­mière phase d’électrification a eu lieu sous l’impulsion d’investissements mas­sifs de l’État, la tran­si­tion éner­gé­tique, quant à elle, a lieu dans un sys­tème s’ouvrant pro­gres­si­ve­ment à la concur­rence. En outre, la ges­tion du réseau doit com­po­ser entre cen­tra­li­sa­tion et décen­tra­li­sa­tion. Les acteurs his­to­riques se repo­si­tionnent sur une chaîne de valeur en muta­tion, de nou­veaux entrants appa­raissent, et le citoyen se voit attri­buer un rôle en tant que pro­ta­go­niste d’une meilleure ges­tion de l’énergie (le « consom’acteur »). Les stra­té­gies des acteurs publics – euro­péens, natio­naux, locaux –, des acteurs pri­vés et des consom­ma­teurs inter­agissent. La dyna­mique d’ensemble reste incer­taine. Elle dépend des pilo­tages inter­ve­nant aux dif­fé­rents niveaux. L’enjeu mana­gé­rial majeur de ces pilo­tages porte sur la flexi­bi­li­té, celle des réseaux, celle de la régle­men­ta­tion, celle des modèles d’affaires, mais aus­si celle des consommateurs.


Richard Tha­ler

Modifier les comportements

Dans leur ouvrage inti­tu­lé Nudge : amé­lio­rer les déci­sions concer­nant la san­té, la richesse et le bon­heur, 2008, Richard Tha­ler et Cass Sun­stein défi­nissent le nudge comme « tout aspect de l’architecture de choix qui modi­fie le com­por­te­ment des indi­vi­dus dans une direc­tion pré­vi­sible sans inter­dire une option ou chan­ger signi­fi­ca­ti­ve­ment leurs inci­ta­tions économiques ».

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