Transition énergétique : l’enjeu managérial
La transition énergétique va nous amener à revoir les modèles de gestion actuels, fortement centralisés. Les scénarios sont très ouverts mais ils nous conduiront de toute façon à rechercher de nouveaux équilibres entre centralisation et décentralisation.
Nos économies et nos sociétés sont engagées dans une transition énergétique. Le régime dont nous partons est bien identifié : des moyens de production lourds et centralisés, comme le parc nucléaire en France ; un réseau lui aussi centralisé ; un système de transport et de distribution marqué par une production pilotée et une consommation relativement prévisible. Le régime énergétique vers lequel nous nous dirigeons est beaucoup moins clair : il sera plus décentralisé – mais jusqu’à quel point ? – avec une production plus difficile à piloter puisque les énergies renouvelables dépendent de conditions variables comme le vent ou l’ensoleillement – mais jusqu’à quel point ? – avec des comportements de consommation pouvant (et devant) évoluer – mais jusqu’à quel point ? Où se placera le curseur entre ces deux extrêmes ? Son positionnement dépendra de controverses et de stratégies diverses et quelquefois contradictoires tant de la part des pouvoirs publics que des acteurs économiques et sociétaux. Les scénarios possibles sont très ouverts, allant d’un quasi-statu quo (un système toujours très centralisé avec une autoconsommation et des énergies renouvelables marginales) jusqu’à une autoconsommation généralisée supposant une révolution des modes de production, de distribution et de consommation. Le processus de transition touche le niveau macro – les politiques publiques et les interactions entre public et privé –, le niveau méso – les stratégies individuelles et collectives des entreprises et des acteurs de la société civile – et le niveau micro – les comportements de consommation dans les logements, les bureaux et usines, et en mobilité. Tout dépendra des décisions prises par les acteurs à ces différents niveaux et de leur mise en œuvre. La recherche en gestion est donc au cœur des réflexions sur le processus de transition énergétique. Au travers du cas de l’autoconsommation et des divers débats qui l’entourent, nous illustrerons les enjeux à ces trois niveaux.
REPÈRES
En 2016, sur 531 TWh produits en France, 21 étaient d’origine éolienne et 8 d’origine solaire (source RTE). L’autoconsommation concernait moins de 20 000 abonnés sur 37 millions. Mais la donne va rapidement changer ce qui amènera une révision de la gestion de la production et du réseau électrique.
Dans le cadre de Trend‑X, le Centre de recherche en gestion d’I3 est engagé dans trois recherches. La première porte sur l’autoconsommation. Le phénomène est en effet central pour comprendre comment peut s’opérer la transition énergétique. Pour l’instant, l’autoconsommation reste marginale : le propriétaire d’un pavillon installe quelques panneaux solaires sur son toit et revend l’électricité produite sur le réseau. À terme, l’autoconsommation peut concerner des quartiers, des villes, et si une forme de stockage économique se développe, peut conduire à des échanges entre producteurs/consommateurs, à des alternances de production et de consommation, et peut-être à une quasi-autonomie énergétique. La seconde recherche, plus micro, s’intéresse à la gestion de l’énergie dans un bâtiment tertiaire. L’impact des technologies disponibles (capteurs, outils connectés, applications) est analysé, mais aussi la possibilité de jouer sur d’autres leviers que la technologie pour faire évoluer les comportements. Un des objectifs est notamment de voir dans quelle mesure il est possible d’introduire de la flexibilité dans les consommations. Une autre recherche porte sur les stratégies collectives autour du développement des énergies renouvelables.
Contexte
Le contexte actuel est caractérisé par les 3D. Le secteur énergétique va vers la décentralisation, la décarbonation et la digitalisation. Les recherches menées en gestion doivent porter sur ces trois dimensions et sur les interactions qui existent entre elles et qui font la complexité de la compréhension de la transition en cours. Il s’agit d’étudier comment seront gérées ces interactions, du niveau macro au niveau micro.
“Le secteur énergétique va vers la décentralisation,
la décarbonation et la digitalisation”
Autoconsommation et objectifs de transition énergétique
Ces dernières années, l’Europe a donné l’impulsion de la lutte contre le réchauffement climatique en définissant pour le continent une politique énergétique durable. En France, cette politique a été déclinée en 2015 au travers de la loi de transition énergétique pour la croissance verte (LTECV). Cette dernière fixe ainsi plusieurs objectifs, tels que la réduction des émissions de CO2 (40 % par rapport à 1990), la réduction de la consommation d’énergie (20 % par rapport à 2012) et l’augmentation des énergies renouvelables dans le mix énergétique. L’autoconsommation, en ce qu’elle permet d’aller vers ce changement de mix énergétique, tout en essayant de faire mieux coïncider la production et la consommation, semble satisfaire aux objectifs de transition énergétique. Elle soulève cependant de nombreuses interrogations techniques, économiques, réglementaires et sociétales qui donnent à voir les enjeux managériaux d’une transition à différents niveaux.
Les politiques publiques et leurs enjeux managériaux
L’autoconsommation est encadrée par un certain nombre de dispositifs politiques et juridiques. Le premier est le Turpe (tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité) qui s’applique à l’électricité autoconsommée. Le second est l’exonération de la CSPE (contribution au service public de l’électricité) et de taxes locales, et le troisième concerne le périmètre qui permet d’entrer dans une opération d’autoconsommation collective. En juin 2018, la CRE (Commission de régulation de l’énergie) décidait de ne pas exonérer les opérations d’autoconsommation collective (AC) du Turpe. La décision a déchaîné les passions des acteurs du secteur, du solaire notamment. De plus, la CRE préconisait de ne pas exonérer les opérations d’AC de taxes ainsi que de conserver le périmètre qui nécessitait que tous les consommateurs et producteurs participant à l’opération d’AC soient en aval d’un poste HTA/BT (ces postes qui assurent la liaison entre les réseaux haute tension et basse tension), ce qui limitait beaucoup le développement de l’autoconsommation. Deux semaines plus tard, suite au groupe de travail sur l’énergie solaire, le secrétaire d’État Sébastien Lecornu annonçait dans le cadre du programme « Place au Soleil » un assouplissement sur le périmètre d’AC (qui devrait être traduit dans la loi prochainement) et allait donc à l’encontre des préconisations de la CRE. Enfin toujours en juin, un accord sur la nouvelle directive EnR de l’Union européenne a eu lieu, directive qui prévoit une exonération totale d’impôts et de charges sur l’électricité autoconsommée pour des installations inférieures à 30 kWc. Cette directive remet en question, à terme (la date limite de transposition dans le droit national devrait être juin 2020), l’absence d’exonération de CSPE et de taxes locales pour les opérations d’autoconsommation collective. Les acteurs agissent dans ce cadre, qui évolue en permanence, ils cherchent à le faire évoluer, jouent des possibilités qu’il offre, parfois inattendues, ils anticipent ses évolutions et s’y préparent, et ils participent également activement à son élaboration, souvent par des stratégies collectives.
Les stratégies collectives
La gestion étudie traditionnellement les stratégies individuelles des entreprises : la manière dont chaque entreprise essaie de construire un avantage concurrentiel sur ses rivales en inventant de nouveaux produits, en réduisant ses coûts, en gérant au mieux son personnel. Mais un phénomène comme la transition énergétique – on le voit dans les décisions prises par Bruxelles, les États-nations et les régulateurs – invite à mettre l’accent également sur les stratégies collectives dans lesquelles sont engagées les entreprises : entre firmes, avec l’État dans des partenariats public-privé, avec les différentes parties prenantes. Le changement de paradigme (adapter la consommation à la production) et les défis qui l’accompagnent en termes de flexibilité nécessitent plus de coopération entre les acteurs d’un même secteur mais aussi entre les acteurs de secteurs différents mais de plus en plus interconnectés (véhicule électrique, domotique, stockage, solaire, bâtiment). Ainsi, il est quasi impossible de trouver un démonstrateur d’autoconsommation avec un acteur unique : de nombreux acteurs sont chaque fois impliqués, privés comme publics, qui doivent coopérer pour solutionner des problèmes qui ne peuvent plus l’être au travers de leurs propres compétences.
“Les acteurs historiques se repositionnent
sur une chaîne de valeur en mutation”
La gestion des comportements
Enfin, le développement de l’autoconsommation dépend de l’évolution des comportements de consommation et de leur impact sur la gestion du réseau. La question managériale porte sur le pilotage possible de ces comportements. Or, ils sont mal connus, de même que l’on ignore en grande partie leur marge de variabilité et l’impact des différents modes d’action possibles pour les faire évoluer. Alors que la flexibilité des comportements semble centrale pour aller vers un nouveau système, il faut s’interroger sur les effets des différents outils que sont la réglementation, l’information, les incitations économiques, la technologie, les nudges (voir encadré). Quelles sont les visions portées par ces outils ? Quel accueil leur est réservé et comment cela se traduit-il dans les comportements ? Ces questions sont au cœur de la recherche en gestion.
Composer entre centralisation et décentralisation
Alors même que la première phase d’électrification a eu lieu sous l’impulsion d’investissements massifs de l’État, la transition énergétique, quant à elle, a lieu dans un système s’ouvrant progressivement à la concurrence. En outre, la gestion du réseau doit composer entre centralisation et décentralisation. Les acteurs historiques se repositionnent sur une chaîne de valeur en mutation, de nouveaux entrants apparaissent, et le citoyen se voit attribuer un rôle en tant que protagoniste d’une meilleure gestion de l’énergie (le « consom’acteur »). Les stratégies des acteurs publics – européens, nationaux, locaux –, des acteurs privés et des consommateurs interagissent. La dynamique d’ensemble reste incertaine. Elle dépend des pilotages intervenant aux différents niveaux. L’enjeu managérial majeur de ces pilotages porte sur la flexibilité, celle des réseaux, celle de la réglementation, celle des modèles d’affaires, mais aussi celle des consommateurs.
Modifier les comportements
Dans leur ouvrage intitulé Nudge : améliorer les décisions concernant la santé, la richesse et le bonheur, 2008, Richard Thaler et Cass Sunstein définissent le nudge comme « tout aspect de l’architecture de choix qui modifie le comportement des individus dans une direction prévisible sans interdire une option ou changer significativement leurs incitations économiques ».