Transport de fret français et européen : quel avenir pour le ferroviaire ?

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°628 Octobre 2007
Par Jean BOSCHAT (86)


Figure1 : Ero­sion de la part de mar­ché de fret fer­ro­viaire au pro­fit essen­tiel de la route

À l’é­poque du « Gre­nelle de l’En­vi­ron­ne­ment » et d’une sen­si­bi­li­té accrue aux pro­blé­ma­tiques de « déve­lop­pe­ment durable », il serait légi­time d’es­pé­rer une redy­na­mi­sa­tion du mode fer­ro­viaire par rap­port au « tout camion ».

Or, sans grande sur­prise, on constate (cf. figure 1) que le fret fer­ro­viaire euro­péen a constam­ment per­du du poids dans le trans­port ter­restre au pro­fit du trans­port rou­tier. Pour ce qui concerne la France, cette perte de parts de mar­ché s’ac­com­pagne, depuis de nom­breuses années, de lourdes pertes financières.

Faut-il en déduire que le trans­port de fret fer­ro­viaire, bien qu’in­com­pa­ra­ble­ment moins nocif en termes de gaz à effet de serre, est condam­né à une iné­luc­table érosion ?

Si les dif­fi­cul­tés sont nom­breuses, quelques pistes concrètes per­mettent tou­te­fois d’es­pé­rer un rééqui­li­brage de la situation.

Le trans­port de fret par le rail se trouve en effet confron­té à plu­sieurs dif­fi­cul­tés majeures :

  • l’ob­ser­va­tion de la loca­li­sa­tion géo­gra­phique des grands flux de mar­chan­dise montre une France clai­re­ment cou­pée en deux, avec une par­tie Ouest très peu dense en termes de tra­fic. La France reste en grande par­tie à l’é­cart du cœur indus­triel de l’Eu­rope (Alle­magne, Ita­lie du Nord, Tché­quie et Slo­va­quie). La pour­suite de l’ob­ses­sion his­to­rique de cou­ver­ture glo­bale du ter­ri­toire natio­nal (et donc de sa par­tie Ouest), notam­ment en wagon iso­lé, se tra­duit par un non-sens économique ;
  • la ques­tion de la pro­duc­ti­vi­té de l’o­pé­ra­teur his­to­rique reste pro­blé­ma­tique mal­gré les nom­breux efforts entre­pris ces der­nières années. À l’heure de l’ou­ver­ture à la concur­rence intra­mo­dale, l’exis­tence de règles d’emplois contrai­gnantes et rigides (poly­va­lence, nombre de jours tra­vaillés…) consti­tue un han­di­cap sur le coût de main-d’œuvre esti­mé entre 20 % et 30 % par rap­port aux nou­veaux entrants ;
  • la com­pé­ti­ti­vi­té par rap­port à la route varie lar­ge­ment selon la nature des mar­chan­dises trans­por­tées. Cette com­pé­ti­ti­vi­té dépend de la capa­ci­té d’emport d’un wagon par rap­port au camion mais aus­si du taux de rechar­ge­ment com­pa­ré rail-route. Cette situa­tion conduit à des prix au kilo­mètre wagon très dif­fé­rents selon les mar­chan­dises trans­por­tées alors que les coûts res­tent sen­si­ble­ment les mêmes (cf. figure 2) : à vou­loir tout trans­por­ter à tout prix (au sens propre !), le fret fer­ro­viaire sort de son domaine de per­ti­nence et crée des foyers de pertes structurelles ;
  • enfin, bien qu’en­vi­ron la moi­tié des flux de fret fer­ro­viaire en France soient d’o­ri­gine ou à des­ti­na­tion de l’in­ter­na­tio­nal, le mode fer­ro­viaire reste lour­de­ment han­di­ca­pé par rap­port au rou­tier sur les grands flux inter­na­tio­naux. Les dif­fi­cul­tés maté­rielles (loco­mo­tives inter­opé­rables) et orga­ni­sa­tion­nelles (chan­ge­ment de conduc­teurs, règle­ments spé­ci­fiques à chaque pays, etc.) rendent les tra­ver­sées de fron­tière com­plexes et peu effi­caces. Cette dif­fi­cul­té à opé­rer des flux « de bout en bout » à l’in­ter­na­tio­nal se tra­duit concrè­te­ment par une forte baisse des parts de mar­ché du rail sur les trans­ports de mar­chan­dise inter­na­tio­naux. (cf. figure 3)

Mal­gré ces dif­fi­cul­tés cer­taines, l’a­ve­nir du fret fer­ro­viaire n’est pas aus­si sombre qu’il n’y paraît. Cet ave­nir passe selon nous par plu­sieurs trans­for­ma­tions pro­fondes concer­nant bien évi­dem­ment Fret SNCF, mais aus­si ses concur­rents euro­péens et ain­si que le tis­su indus­triel et le pou­voir politique.

Les fondations du renouveau du fret ferroviaire reposent sur cinq axes

Concrétiser la nécessaire révolution des opérateurs historiques

Celle-ci s’ap­puie sur deux grandes dimensions :

• réa­li­ser les gains de pro­duc­ti­vi­té néces­saires à une amé­lio­ra­tion de la com­pé­ti­ti­vi­té du rail. La ten­ta­tion pour­rait être de se repo­ser sur un trans­fert pro­gres­sif des flux des opé­ra­teurs his­to­riques vers les nou­veaux entrants pour maté­ria­li­ser ces gains. Limi­tée par la capa­ci­té de mon­tée en puis­sance des nou­veaux entrants, la dyna­mique d’un tel mou­ve­ment serait si faible qu’il se tra­dui­rait in fine par un bas­cu­le­ment impor­tant vers la route de tra­fics pour les­quels le mode fer­ro­viaire est par­fai­te­ment pertinent ;
• sor­tir d’une stra­té­gie « tous volumes » pour foca­li­ser le fer­ro­viaire sur ses domaines de per­ti­nence. Pour­quoi s’a­char­ner à cap­ter des flux struc­tu­rel­le­ment défi­ci­taires sur cer­tains pro­duits de grande consom­ma­tion alors que le fer­ro­viaire n’oc­cupe vrai­sem­bla­ble­ment pas toute la part de mar­ché qu’il peut légi­ti­me­ment reven­di­quer sur les flux ren­tables de la chi­mie (seule­ment autour de 30 % de parts de mar­ché en Europe sur les flux les plus adap­tés au mode fer­ro­viaire, cf. figure 4) ?

Tirer parti des gisements de croissance

Les échanges inter­na­tio­naux longue dis­tance s’in­ten­si­fient. En par­ti­cu­lier, le tra­fic por­tuaire de conte­neurs est en forte crois­sance sur les ports du range nord de l’Eu­rope. Le déve­lop­pe­ment d’un trans­port com­bi­né effi­cace inter­na­tio­nal depuis ces ports consti­tue donc une oppor­tu­ni­té non négli­geable de déve­lop­pe­ment du ferroviaire.

Repenser le fret ferroviaire dans une optique européenne

La capa­ci­té à tirer des trains inter­na­tio­naux de bout en bout, sans rup­ture aux fron­tières, per­met­trait de s’af­fran­chir de « l’ef­fet fron­tière ». Le fret fer­ro­viaire pour­rait ain­si recon­qué­rir sa part de mar­ché légi­time sur les flux inter­na­tio­naux. À cet égard, les mou­ve­ments de rap­pro­che­ment ini­tiés par la Deutsche Bahn avec les Pays-Bas, puis avec l’An­gle­terre (EWS), doivent être obser­vés avec attention.

Reconsidérer les schémas logistiques en profondeur dans le but d’optimiser le domaine de pertinence du ferroviaire

À titre d’exemple, le trans­port de liquides ali­men­taires (eaux miné­rales, bières, sodas…) par fer se fait par le sys­tème du lotis­se­ment, à des prix géné­rant des pertes consé­quentes pour l’o­pé­ra­teur. Le manque d’ef­fi­ca­ci­té du mode fer­ro­viaire est ici lié au manque de mas­si­fi­ca­tion des flux sur la par­tie amont de la chaîne logis­tique, celle-ci se tra­dui­sant par la dis­per­sion des flux au départ des usines vers une cen­taine d’en­tre­pôts dis­tri­bu­teurs, non mutua­li­sés. Nos études ont mon­tré que la créa­tion d’une ving­taine de pla­te­formes, mul­ti-indus­triels et mul­ti­dis­tri­bu­teurs, ali­men­tant direc­te­ment les hyper­mar­chés et super­mar­chés, per­met­trait de mas­si­fier les flux et de réta­blir le bilan éco­no­mique d’en­semble, per­met­tant même d’ac­croître la part de mar­ché du fer de 55 % à 60 %.

Rééquilibrer la compétitivité fer-route par la prise en compte des impacts environnementaux à leur juste dimension

Nos ana­lyses montrent que, pour res­tau­rer un domaine de com­pé­ti­ti­vi­té satis­fai­sant du mode fer­ro­viaire par rap­port à la route, la restruc­tu­ra­tion et les gains de pro­duc­ti­vi­té des opé­ra­teurs fer­ro­viaires ne seront pas suf­fi­sants. L’in­té­gra­tion d’une taxe car­bone, pour­vu qu’elle soit assez éle­vée, est donc indis­pen­sable. À titre d’exemple, l’ins­tau­ra­tion d’une taxe de l’ordre de 80 €/tonne de CO2 aurait un impact légè­re­ment supé­rieur à 10 % sur le coût du trans­port routier.

Comme nous l’a­vons vu, l’a­ve­nir du fret fer­ro­viaire, en France comme en Europe, n’est pas si sombre qu’il n’y paraît de prime abord. Cepen­dant, les voies de sor­tie « par le haut » néces­sitent de remettre en ques­tion les vieux para­digmes (« dans une entre­prise de coûts fixes, toute mar­chan­dise est bonne à prendre à n’im­porte quel prix »).

Ces voies de sor­tie néces­sitent des efforts et remises en ques­tion pro­fondes et durables, qu’il s’a­gisse des opé­ra­teurs his­to­riques, des indus­triels ou du pou­voir poli­tique. Enfin, la néces­saire taxa­tion des émis­sions de CO2 à leur juste coût ne sau­rait en aucun cas dédoua­ner les opé­ra­teurs his­to­riques de réa­li­ser leur révo­lu­tion interne en termes de pro­duc­ti­vi­té et de qua­li­té de service.

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