Travailleurs de la mer au XXIe siècle
Le métier de matelot embarqué tend à disparaître. Les personnels qualifiés de haut niveau sont de plus en plus difficiles à trouver pour conduire les navires. Solution d’avenir, le navire conduit depuis la terre améliore la sécurité et la sûreté de la navigation, augmente la capacité commerciale, diminue les coûts de construction et de fonctionnement.
REPÈRES
La flotte marchande mondiale est, au 1er avril 2007, composée de 43 794 navires de charge, de 5 911 navires à passagers et de 16 494 navires de service (remorquage, dragage et offshore), tous conduits par des officiers qualifiés. Le principe des vases communicants conduit à ce que le déficit de personnel se porte sur les navires de charge opérant au long cours. À structure de flotte inchangée, le déficit d’officiers passera dans ce segment de 3,5% en 2005 à 10% en 2015.
Les premiers graves accidents qui défrayent la chronique conduisent à s’interroger sur la compétence des marins. L’École navale naît en 1830 du scandale de la Méduse. Les écoles d’hydrographie suivent, créées pour former les conducteurs des navires marchands. Il ne suffit plus dès lors d’avoir le seul » sens marin » pour piloter les vaisseaux. Il faut être également instruit des sciences au premier chef desquelles se placent la cosmographie et la météorologie.
La productivité indispensable
Avec la révolution industrielle, l’âge de fer commence sur mer. La taille et le nombre des navires croissent au rythme de la démographie mondiale. Le nombre de navigants ne croît pas pour autant. Ils sont difficiles, toujours plus difficiles à recruter.
Le brevet de capitaine équivaut au minimum à un master
Les populations littorales pauvres fournissent le principal de la main-d’oeuvre embarquée, les Bretons, les Norvégiens, les Philippins… mais les premiers s’enrichissent et fuient la mer et les seconds s’empressent de retourner au pays dès leur pelote faite.
Alors il ne reste aux armateurs qu’un moyen de gérer leurs maigres ressources humaines : la productivité. Le mazout remplace le charbon ; le soutier disparaît. L’automatisation se développe. En 1950, le cargo de 7 000 tjb (tonneaux de jauge brute) est armé par un équipage d’une cinquantaine d’hommes ; en 2008, le porte-conteneurs japonais sous télémaintenance de 70 000 tjb nécessite sept emplois plein-temps dont un à terre.
Asservi au service à la mer
Depuis des temps immémoriaux, l’homme se lance sur la mer. Faisant fi du principe de précaution, il se jette à l’eau sur un tronc d’arbre, p agayant avec ses paumes ; puis il le creuse. Cela ne suffit pas ; il le découpe, le refend, l’ajuste en nef, invente la dame de nage et l’aviron qui se glisse dedans. Il se fatigue à tirer sur le bois mort. Cela ne suffit pas ; alors il s’essaye à user de la nature pour faire avancer son esquif. Il tresse des palmes, tisse le papyrus, la toison de ses moutons, le coton. La voile est née. Le vent ménage ses muscles. Cela ne suffit pas ; il invente la propulsion mécanique, l’hélice, la gouvernance assistée et pense alors naviguer sans effort. Cela ne suffit pas ; il arme son navire d’un pilote automatique, d’une alarme anticollision, d’une programmation électronique de la navigation. A‑t-il achevé sa conquête de la mer ? L’homme n’est pas un mammifère marin. Depuis des temps immémoriaux, l’homme de mer est asservi au service à la mer. L’homme s’oblige à naviguer. Il lui faut échanger sa production, pêcher sa pitance et à l’occasion défendre sa patrie. Il est tellement peu enclin à la navigation qu’il conjure le sort par une ancre de navire qu’il dessine sur son couvre-chef. Superstition ? Non. L’ancre rappelle à chaque marin la nécessité impérieuse qu’il a de se retrouver au plus vite à terre chez lui dans le lit conjugal. Là, au moins, n’en déplaise à Platon, il se reproduit à l’image des autres terriens. Comme il rechigne à embarquer, on l’y force : les autorités inventent le régime de la presse, l’inscription maritime, la conscription. Et il meurt jeune loin des siens, victime du scorbut, des pirates ou plus souvent du mauvais temps. Une galère…
La qualité prime
Les responsabilités liées à la conduite des navires croissent avec la taille de ceux-ci.
Le brevet de capitaine équivaut au minimum à un master. Mais le conducteur de navire qui sort de l’enseignement supérieur se voit offrir sur le marché du travail des opportunités de carrière à terre attractives, plus que celles de chef de quart sur les voies de communication du commerce international.
Les carrières à la mer sont de plus en plus brèves. En France, la durée moyenne d’embarquement d’un ancien élève d’une école nationale de la marine marchande est inférieure à sa durée de formation : trois ans. De 2001 à 2004, un millier d’officiers débarquent définitivement.
Les carrières à la mer sont de plus en plus brèves
Pendant la même période, un peu plus d’un demi-millier de brevets sont délivrés. Plus le navire s’automatise, moins sa conduite nécessite de bras, plus elle a besoin de têtes bien faites, bien formées et expérimentées. D’un côté, le métier de matelot embarqué tend à disparaître ; dans cette catégorie de personnel, le chômage est endémique. De l’autre, la demande d’officiers d’une flotte mondialisée en expansion ne rencontre pas l’offre quantitative voulue, réduite par le seuil de qualité élevé exigé.
La réduction des effectifs embarqués reste encore possible à la marge dans les flottes employant des cadres navigants du Sud-Est asiatique. Les conditions d’armement quantitative et qualitative des navires japonais sont la référence. Elles ont atteint les limites de l’exercice en deçà duquel il n’est plus de réduction possible : la navigation en solitaire ne concerne pas le transport maritime.
Faut-il tabler sur une grave crise économique mondiale menant à une déflation profonde du fret et du transport maritime pour résoudre la question du déficit attendu d’officiers en 2015 ? Non, ce ne serait que reculer pour mieux sauter. Il existe une voie, celle de la rupture technologique.
Vers le navire conduit de terre
Le plus haut niveau de sécurité
Il est exclu de faire naviguer un SMV qui n’aurait que le niveau de sécurité d’un navire armé par un équipage. La conduite du navire de terre commande la fiabilité la plus haute, via des dispositions fail safe. Mais, à tonnage identique, la suppression des espaces vie et travail nécessités par la présence humaine fait gagner de la capacité commerciale et diminuer les coûts de construction et de fonctionnement.
Si les personnels qualifiés de haut niveau sont de plus en plus difficiles à recruter pour conduire en mer les navires, pourquoi ne pas les recruter pour les conduire de terre à la manière dont l’homme conduit les vaisseaux spatiaux, la plupart de ceux-ci n’embarquant pas d’équipage.
Le shore manned vessel (SMV), le navire conduit à partir de la terre, ne signifie pas la fin de l’homme de mer. Le SMV cohabitera avec les navires armés par des équipages. Ceux-ci resteront nombreux : pour des raisons évidentes, sur les navires à passagers ; pour des raisons, techniques, sur les navires de travaux (câbliers, remorqueurs) ; pour des raisons opérationnelles, sur les caboteurs.
Le SMV est annoncé depuis une trentaine d’années dans le domaine civil : aucun être humain ne peut piloter le navire à positionnement dynamique de l’industrie offshore ; le programme manning zero ship du MITI (Japon) date de 1977 ; la télémaintenance des navires à haute technologie (voiliers des Ateliers et Chantiers du Havre, méthaniers) ; les sous-marins autonomes de l’industrie pétrolière qui sont une centaine à hanter les eaux de la mer du Nord. Dans le domaine militaire, les USV et USSV (unmanned surface et subsurface vessels) se déploient dans les flottes pour faire la guerre des mines, mener des opérations de surveillance maritime, entreprendre des opérations spéciales, etc.
Dépourvu de personnel embarqué, le navire sera conduit en haute mer par des officiers de quart qui télépiloteront le navire à partir d’une salle blanche à terre. Pour les manœuvres portuaires, le SMV embarquera avec le pilote une équipe de lamaneurs tout comme les porte-conteneurs japonais.
Le risque dépend du facteur humain
Lutter contre les navires sous normes
Les accidents de mer – bien que proportionnellement moins nombreux – sont de plus en plus visibles. Ce n’est pas tant les morts de l’Estonia et du Joola qui mettent l’opinion publique en émoi. Ce sont les plages gluantes où nos enfants ne peuvent plus construire de châteaux de sable sans pétrir des boulettes de goudron. La litanie des naufrages de pétroliers : Torrey Canyon, Amoco Cadiz, Exxon Valdez, Erika, Prestige, encourage les avancées des réglementations. Il faut agir. Le législateur s’y efforce à Washington, à Londres, à Bruxelles et à Paris. Le concert des nations s’impose une norme de formation des officiers de la marine marchande commune à l’ensemble de la planète1. C’est un progrès incontestable dans la lutte contre les navires sous normes.
La sécurité de la navigation est améliorée à double titre. D’une part, la sauvegarde de la vie humaine en mer est radicalement servie : la perte totale ne peut plus être que » biens » et non » corps et biens « . D’autre part, interrogation majeure – hantise du robot, cauchemar de science-fiction, incarnation du vaisseau fantôme -, ce navire, comme tout autre, est un obstacle mobile à la navigation. Présente-t-il un danger supérieur ou non à celui d’un navire avec équipage ?
Comme sur un navire à équipage embarqué, le risque dépend du facteur humain. Que le chef de quart s’endorme sur sa passerelle ou dans sa salle blanche, le péril est le même. Mais le risque de s’endormir à terre est moindre : absence de stress de navigation voire de mal de mer ; surveillance effective de l’alcoolémie et d’autres addictions… ; assurance d’un repos du conducteur. Le danger d’une mauvaise compréhension des communications internes des équipages multinationaux disparaît avec un équipage établi à terre.
La perte totale ne peut plus être que « biens » et non « corps et biens »
La sûreté du navire, dans une époque de résurgence de la piraterie et de terrorisme, fait un bond en avant. Le chantage à la rançon par prise d’otages n’a plus lieu d’être. La prise de contrôle du navire est rendue quasiment impossible. Si tant est qu’elle ait lieu, elle est immédiatement détectée et localisée. Une intervention de forces n’est pas handicapée par la sauvegarde d’otages.
Le maître à bord
Pas de tradition d’apprentissage
Un retour en arrière vers des brevets de second rang ne mérite aucune considération. Le développement du tutorat est envisageable… mais les viscosités sociales sont telles que cette pratique est hors de question dans les pays qui n’ont pas la tradition de l’apprentissage. En France, en dehors des grandes écoles et de l’université, point de salut pour des diplômes d’enseignement supérieur.
Certes le seul maître à bord reste Dieu. Rien ne le prédispose à conduire seul le navire. Il lui faut être assisté par un équipage à terre. Ses membres sont chargés les uns d’assurer la veille et d’intervenir tant pour modifier la route en raison des nécessités de la navigation qu’en cas d’incidents techniques voire d’accidents ; les autres de procéder pendant les escales aux manœuvres portuaires et aux opérations d’entretien programmées. Les premiers sont affectés au navire, les seconds à la flotte. Les études montrent que la conduite d’un porte-conteneurs SMV de 70 000 tjb demandera six emplois plein-temps à comparer aux sept emplois d’un porte-conteneurs japonais actuel. Tant qu’il y aura des navires sur la mer, il y aura des conducteurs de navires… qu’ils soient gens de mer ou gens de terre.
1. La convention OMI sur les normes de formation des gens de mer, de délivrance des brevets et de veille (STCW-Standards of Training, Certification and Watchkeeping), en vigueur depuis 1997.
Pour en savoir plus
1. Le navire sans pilote, La Baille n° 293
http://ifm.free.fr/htmlpages/pdf/2006/ludanslaresse_baille_septe2006.pdf
2. Le facteur humain dans la conduite du navire, La Revue Maritime n° 481
http://ifm.free.fr/htmlpages/pdf/2008/481–90facteurhumainconduitedunavire.pdf