Trios
Passé quarante ans, quand l’observateur voit combien sont vaines toutes les pensées qui s’agitent dans les cerveaux humains et ‑combien sont creuses celles qui lui avaient d’abord semblé profondes, il se prend à regretter de n’avoir pas borné son intelligence à la production de sons harmonieux.
Hélas, pourquoi lui est-il impossible, par ignorance de la musique, de s’étourdir avec des mélodies, et de tirer, devant l’abîme d’incertitude qui est le terme de son existence, comme un rideau splendide fait de sonates, de concertos, d’oratorios, d’hymnes, d’intermèdes, de chants de toutes sortes !
Edmond Thiaudière, La Proie du Néant (Notes d’un pessimiste)
Entre la sonate pour violon et piano et le quatuor avec piano, le trio classique : piano, violon, violoncelle, sorte de sonate à trois, occupe une place singulière. Ceux des ‑compositeurs qui s’y sont attelés en ont ‑souvent réalisé de petits chefs‑d’œuvre : Beethoven (Trio à l’Archiduc), Mendelssohn (deux trios merveilleusement romantiques), Brahms, Schumann, Tchaïkovski (Trio à la mémoire d’un grand artiste). Qui n’a pas eu les larmes aux yeux en découvrant le déchirant Trio n° 2 de Chostakovitch ? Et quel bonheur raffiné à l’écoute de l’ineffable Trio de Ravel, sommet de subtilité !
Alors que le quatuor avec piano voit s’opposer deux blocs, le piano et le quatuor, comme dans un concerto, que la sonate pour violon et piano est un dialogue équilibré entre deux partenaires, le trio est une combinaison ‑complexe de trois caractères qui suppose une symbiose difficile à réaliser. Il s’ensuit que, tandis qu’il n’existe que très peu de formations permanentes de musiciens pour le quatuor avec piano, et peu de duos ‑permanents piano-violon (si l’on excepte les duos légendaires tels que Yehudi-Hephzibah Menuhin, Ferras-Barbizet, Heifetz-Piatigorsky), en revanche, les trios sont généralement joués par des « trios » constitués et stables dont deux, très différents, nous présentent aujourd’hui leurs enregistrements récents : le Trio Pascal et le Trio Karénine.
Trio Pascal : les trios de Schubert
Les Trios de Schubert vous sont familiers. Élégants, d’un romantisme tendre et de bon aloi, ils s’inscrivent résolument dans la tradition beethovénienne du Trio à l’Archiduc. Mais au-delà de l’écoute superficielle, ces deux trios se révèlent plus profonds qu’il n’y paraît. Schumann écrira, en découvrant l’opus 100 (mi bémol) enfin édité un an après la mort de Schubert : « En dehors de la musique de Schubert, il n’en existe aucune qui soit aussi étonnante dans ses cheminements, ses combinaisons et ses sautes d’idées, néanmoins logiques. » Le Trio Pascal est composé du père, Denis (piano), et de ses deux fils, Alexandre (violon) et Aurélien (violoncelle) et ce lien affectif crée une symbiose inhabituellement forte qui se ressent d’emblée, comme une évidence. Une interprétation précise, mesurée, chaleureuse aussi, qui convient bien à cette musique tendre et mélancolique.
2 CD MUSICA
Trio Karénine : Schoenberg, La Nuit transfigurée
Quel contraste ! Pour interpréter cette pièce emblématique de Schoenberg, transcrite pour trio par un disciple du compositeur, le jeune mais déjà célèbre Trio Karénine a fait un choix déterminant. Aidé par un ingénieur du son (dont le nom n’est pas révélé) qui a organisé une prise de son d’une extraordinaire fidélité, avec un piano aux basses hors normes (un Bösendorfer ?), nos trois musiciens jouent une musique inattendue, exceptionnelle, explosive, qui vous prend et ne vous laisse aucun répit jusqu’à l’accord final. Que vous soyez ou non familiers de cette œuvre, la dernière de la période postromantique de Schoenberg avant le passage au dodécaphonisme, vous ne pouvez qu’être transportés par cette recréation, qui mérite absolument la découverte.
Sur le même disque, deux autres transcriptions : les Six Pièces en forme de canon de Schumann, lumineuses, et Tristia, extrait de Vallée d’Obermann, de Liszt.
1 CD MIRARE