Trois années cruciales pour l’Europe
L’Europe a su établir jusqu’à maintenant une politique spatiale cohérente et à obtenir une place respectable avec des budgets bien inférieurs à ceux de ses concurrents. Pour continuer à tenir ce rôle dans le cadre du New Space, l’Europe doit faire évoluer sa gouvernance, clarifier et renforcer les rôles, coopérer avec les pays émergents, développer l’innovation.
La France, au travers des investissements qu’elle a réalisés via son agence nationale le Cnes et via l’Agence spatiale européenne (ESA), ainsi que les autres États membres et leurs agences nationales ont été à l’origine de la réussite de l’Europe spatiale, illustrée entre autres par les succès d’Ariane et Vega, de Météosat, de Rosetta/Philae ou du laboratoire Columbus.
Dès la fin des années 90, l’Union européenne (UE) a manifesté son intérêt pour le spatial, essentiellement en tant qu’outil au service de ses politiques sectorielles. Ainsi l’Union s’est engagée dans des programmes comme Galileo pour la navigation, Copernicus (programme de surveillance globale pour l’environnement et la sécurité), et de développement technologique au sein du Programme cadre de recherche et développement.
“La flexibilité et la gamme des schémas possibles de gouvernance sont une des clés du succès de l’Europe spatiale”
Le traité de Lisbonne a conféré à l’UE la personnalité juridique internationale lui permettant de négocier et conclure des accords internationaux et lui a conféré une compétence large et explicite dans le domaine spatial : l’Union est désormais en mesure de mener des actions, de définir et mettre en œuvre des programmes spatiaux et de coordonner les actions dans tous les secteurs du spatial européen.
© Nerthuz
L’Union a décidé d’utiliser pleinement l’outil spatial au service de ses politiques, ce qui renforce la visibilité politique du secteur spatial et garantit que les bienfaits de l’espace puissent profiter à tous, en termes de progrès de la connaissance, de services et d’applications, et d’innovation et de progrès technologique.
0,01 % du PNB européen
En dépit d’un investissement public qui demeure faible, puisque l’effort public européen pour le spatial représente seulement 10 % de l’ensemble des dépenses publiques pour le spatial dans le monde et 0,01 % du PNB européen (à comparer avec 0,25 % pour les États-Unis et 0,22 % pour la Russie), l’Europe est devenue première en termes de nombres de missions et de kilogrammes en orbite par euro public investi dans le spatial, et est leader dans de très nombreux domaines scientifiques et de service public comme la météorologie par satellite.
Une organisation protéiforme à plusieurs niveaux
Depuis l’entrée en jeu de l’Union européenne dans le domaine spatial, l’Europe spatiale est, plus encore qu’à ses débuts, une organisation protéiforme, combinant niveaux national intergouvernemental (ESA, Eumetsat) et communautaire, le tout au sein de coopérations et de partenariats multiples avec d’autres puissances spatiales et des acteurs du secteur privé (opérateurs et industriels).
Ainsi, les grandes missions spatiales scientifiques sont le plus souvent financées et développées via un partenariat entre l’ESA (plateforme, lancement et opérations) et agences et laboratoires nationaux (instruments). Les programmes de météorologie par satellite sont développés et exploités dans un partenariat entre ESA (développement des premiers modèles de vol) et Eumetsat (modèles récurrents et opérations).
Le programme Copernicus de surveillance de l’environnement et de sécurité est, quant à lui, une coopération entre Union européenne, agences européennes en charge de l’environnement, ESA et agences nationales.
La plupart des programmes de télécommunications par satellite de l’ESA sont construits autour d’un partenariat avec maîtres d’œuvre (Airbus, TAS…) et/ou opérateurs (Eutelsat, SES, Avanti…), ou agences nationales (Cnes, DLR).
REPÈRES
Après la création du Centre national d’études spatiales (Cnes) en 1961, c’est en 1964 que six pays européens – l’Allemagne, la Belgique, la France, l’Italie, les Pays-Bas et le Royaume-Uni – ont fondé une première organisation spatiale pour développer des lanceurs : l’Eldo (European Launcher Development Organisation), puis avec le Danemark, l’Espagne, la Suède et la Suisse, une organisation pour le développement de satellites scientifiques : l’Esro (European Space Research Organisation).
En 1975, Esro et Eldo ont fusionné pour créer l’Agence spatiale européenne (ESA).
Une multiplicité de schémas de coopération
Cette flexibilité et la gamme des schémas possibles de gouvernance sont une des clés du succès de l’Europe spatiale. Cela permet d’adapter les contributions de chacun à ses ambitions et à ses capacités, tout en mettant en commun les grandes infrastructures (centres techniques et d’opérations, moyens d’essais, installations de lancement…), afin de développer de manière coordonnée des capacités qui ne pourraient pas être développées par un seul État.
Une telle approche « à la carte » de l’intégration européenne, demandant une recherche permanente de compromis, a prouvé au fil des ans sa robustesse et sa flexibilité pour développer de grandes infrastructures et les mettre au service des utilisateurs.
Les rôles des principaux acteurs se déterminent selon le niveau considéré. Les États définissent les grandes orientations politiques pour l’espace en Europe et approuvent le financement et la mise en œuvre des programmes correspondants. D’autres entités, publiques comme Eumetsat ou la Commission européenne, ou privées telles qu’industriels et opérateurs, peuvent être amenées à définir également leurs besoins opérationnels pour des missions en partenariat.
Au niveau programmatique, l’ESA, les agences nationales, et à l’avenir également la GSA (Agence de l’UE pour l’exploitation du système Galileo) sont les agences de mise en œuvre de ces orientations.
Une large palette de missions et de compétences
L’Europe maîtrise toute la palette des technologies et des applications spatiales. Si elle a fait le choix au début des années 90 de ne pas se lancer dans la maîtrise autonome du vol habité et donc de se reposer sur ses partenaires (États-Unis et Russie) pour envoyer ses astronautes en orbite, elle est en revanche présente dans tous les secteurs de l’activité spatiale :
Sécurité et défense
Pour ce qui concerne les missions liées à la défense, la plupart restent cantonnées au niveau national, en raison de leur sensibilité.
Quelques coopérations bilatérales intra-européennes ont néanmoins été initiées (échanges de données radar/optique en français et allemand, système de satcom dual franco-italien) et des initiatives duales pourraient voir le jour prochainement au niveau européen.
L’engagement renforcé de l’Union dans les questions relatives à la sécurité pourrait permettre de combler le déficit de l’Europe en la matière, puisque l’Europe est la seule grande puissance spatiale à ne pas avoir la sécurité et la défense comme moteur de son programme spatial.
- les lanceurs, à travers la famille de lanceurs Ariane, Vega et Soyouz lancés depuis le Centre spatial guyanais et opérés par le même opérateur Arianespace, assurant une gamme très complète de services de lancement ;
- la science, avec une gamme de missions de tailles diverses s’intéressant à l’Univers, sa formation, son évolution, l’apparition de la vie, la compréhension de notre système solaire, la recherche d’exoplanètes, etc.;
- l’observation de la Terre, avec des programmes scientifiques et opérationnels de météorologie, de sciences de la Terre et de surveillance environnementale ;
- la navigation, avec le programme Galileo plus précis que le GPS américain et que tous les autres systèmes mondiaux de navigation ;
- les télécommunications par satellite, avec en particulier le développement de nouvelles technologies pour les plateformes et les charges utiles (propulsion électrique, communications par laser, etc.) ;
- et même le vol habité, avec sa contribution à la Station spatiale internationale, au sein de laquelle six astronautes travaillent en permanence sur des programmes de recherche concernant la médecine spatiale (c’est essentiel pour les futurs programmes d’exploration habitée), la biologie, la physique des matériaux et la physique fondamentale.
Clarifier et renforcer les rôles
Au-delà de la gouvernance, l’Europe qui réussit est d’abord l’Europe des projets, celle d’Airbus et d’Ariane, celle de Rosetta/Philae et de Galileo. Cependant, avec l’avènement de l’Union européenne comme grand acteur du spatial, la gouvernance du secteur public va devoir encore évoluer pour plus d’efficacité.
Il nous semble qu’un renforcement des rôles de chaque acteur sur ses domaines d’excellence représenterait la gouvernance la plus efficace :
- un rôle politique renforcé pour l’Union et la possibilité de décider des grandes lignes de la politique spatiale européenne au sein du Conseil européen, sans pour autant remettre en cause la souveraineté des États ;
- un rôle programmatique et de mise en œuvre qui se répartirait entre ESA, agences nationales et la GSA ; une autonomie renforcée de l’industrie dans le développement des programmes spatiaux proches du marché ;
- et un rôle renforcé des communautés d’utilisateurs (scientifiques, institutionnels, privés) dans la définition et la fédération des besoins des futures missions spatiales.
Rayonnement extérieur et coopérations internationales
L’Europe doit relever le défi du rayonnement extérieur. Le spatial est perçu comme un outil de puissance mais aussi comme un facteur de développement économique grâce aux applications.
Cela entraîne l’émergence de nombreux nouveaux acteurs aux côtés des puissances spatiales établies (États-Unis, Russie, Japon, Europe).
L’Inde et la Chine ont des programmes spatiaux anciens mais déploient des efforts très importants pour monter en puissance. Des États aussi divers que la Thaïlande, la Mongolie, les Émirats arabes unis, le Chili ont des ambitions spatiales marquées.
Cela ouvre à la fois un potentiel de coopération et de compétition pour l’Europe ; il faudrait réorienter la diplomatie spatiale européenne vers ces émergents, sans pour autant négliger les acteurs établis. Cela passe à la fois par l’établissement de nouvelles coopérations politiques et programmatiques, et par des partenariats industriels plus étroits.
C’est à ce prix que l’Europe pourra continuer à jouer un rôle de premier plan sur la scène spatiale internationale dans les prochaines décennies.
Thomas Pesquet en sortie extravéhiculaire et la Station spatiale Internationale le 13 janvier 2017.
Sentinel-5P (décembre 2017) mesure la pollution au NO2 sur l’Europe, avec des concentrations importantes sur la vallée du Pô et sur l’ouest de l’Allemagne, liées aux combustibles fossiles industriels et au trafic routier.
Réactivité et agilité
Au-delà de ces défis politiques, l’Europe devra relever des défis programmatiques. Là encore, les évolutions à l’échelle globale imposent de s’adapter. Le New Space, né aux États-Unis, a révolutionné le monde du spatial en quelques années à peine.
En combinant l’esprit d’entreprise et les méthodes de la Silicon Valley, propres aux start-up, le potentiel applicatif du secteur numérique porté par les GAFA et les capacités de financement de quelques mécènes engagés, le New Space a engendré des acteurs aux succès spectaculaires, les plus emblématiques étant SpaceX, Blue Origin ou encore Planet.
Afin de ne pas se faire distancer dans la compétition industrielle et commerciale, l’Europe doit prendre le tournant de l’innovation, lancer des programmes plus agiles, augmenter l’appétence au risque, et construire des ponts entre le spatial et d’autres secteurs de pointe (numérique, robotique, etc.).
Le Cnes a d’ores et déjà traduit ce changement de paradigme dans son organisation interne, par la création d’une nouvelle Direction de l’innovation, des applications et de la science. La politique « Space 4.0 » de l’ESA vise à répondre à ce défi. Et la Commission européenne entend également appliquer les préceptes du New Space pour la prochaine période de programmation budgétaire (2021 à 2027).
De nouveaux modèles de développement
L’une des traductions concrètes de ces nouvelles orientations consiste à passer d’une logique de mise en place d’infrastructures à une logique de fourniture de services.
Les utilisateurs sont placés au cœur des programmes spatiaux, publics ou commerciaux. Cela couronne l’évolution du spatial depuis deux décennies, qui a progressivement fait du spatial un vecteur de croissance et de bénéfices socio-économiques, en plus de son traditionnel rôle d’instrument de puissance.
À l’échelle européenne, ce moment pivot correspond à l’arrivée à maturité opérationnelle des deux programmes phares de l’UE que sont Galileo et Copernicus. Après avoir bâti une infrastructure performante pendant plus d’une décennie, il s’agit à présent d’en tirer tout le potentiel applicatif, en favorisant l’émergence d’écosystèmes utilisant les données Copernicus et les signaux Galileo à l’échelle mondiale.
Selfie de Rosetta devant la comète 67P Tchouri.
Veiller aux conditions de concurrence
Le rôle réglementaire de la Commission européenne sera de plus en plus essentiel pour permettre à l’Europe d’être sur pied d’égalité avec ses principaux concurrents : ainsi, la standardisation des politiques d’approvisionnement, l’établissement d’un cadre juridique pour un marché unique pour le spatial et les services, un règlement sur les vols spatiaux commerciaux et le contrôle à l’exportation, et l’établissement d’un marché institutionnel européen permettront de préserver les compétences, l’autonomie et la compétitivité du secteur.
Des échéances cruciales pour la période 2021–2027
C’est dans ces trois prochaines années que sera décidée la part consacrée au spatial dans le cadre financier pluriannuel de l’UE pour les années 2021–2027, et donc que seront confirmés (ou non) le poids et l’ampleur des ambitions de l’UE pour l’espace.
C’est aussi à la fin 2019 que le prochain Conseil ministériel de l’ESA devra décider des prochains grands programmes européens, en particulier pour la science, l’exploration, le vol habité et la suite du programme Copernicus. C’est enfin en juillet 2020 que devrait se dérouler le premier vol de la nouvelle génération d’Ariane, Ariane 6, qui devra démontrer sa compétitivité sur un marché de plus en plus concurrentiel.
Et c’est sans nul doute durant ces trois prochaines années que seront posées les fondations de la nouvelle gouvernance du secteur spatial européen. L’investissement d’aujourd’hui représente les emplois de demain…, mais la technologie et les missions scientifiques d’aujourd’hui engendrent également les services et les applications de demain, dans une société axée sur l’acquisition et l’exploitation de connaissances.
Aussi est-il plus fondamental que jamais que l’Europe investisse de manière soutenue dans les domaines où sa maîtrise est reconnue et qui lui garantissent compétitivité, innovation et emplois à forte valeur ajoutée et à haute qualification.