Trois concerts de la Saint Sylvestre 1996, 1997 et 1998
C’est une tradition aussi importante que le concert du nouvel an à Vienne, et télédiffusé en direct et suivi par des millions de spectateurs également : chaque 31 décembre, le Philharmonique de Berlin joue le concert le plus festif de l’année sous la direction de son directeur musical.
On a vanté dans ces colonnes le concert du 31 décembre 2014, où, sous la direction de Sir Simon Rattle, Menahem Pressler interprétait le plus beau des 23e concertos de Mozart (Blu-ray et DVD Euroarts). On pourrait dire le plus grand bien du dernier concert en 2015, où Rattle accompagnait Anne-Sophie Mutter dans un programme Ravel/Saint- Saëns mémorable (disponible en Blu-ray et DVD également chez Euroarts).
Mais les concerts de fin 1996, 1997 et 1998 sont un véritable choc pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, on y retrouve le regretté Claudio Abbado à la direction. Claudio Abbado, il y a vingt ans, était tout simplement le plus grand chef vivant.
Avant sa maladie, dans la force de son art, à la tête de ce qui était encore le plus bel orchestre du monde, travaillant à la fois le son et le phrasé de chaque mesure, avec la perfection de la virtuosité et de l’habileté de l’orchestre forgé par Karajan pendant trente ans.
Et cela se perçoit constamment, même dans un tel programme d’œuvres très accessibles.
Les programmes choisis par Abbado sont magnifiques, et les spectateurs qui ont retardé leur dîner de réveillon n’ont pas dû le regretter. Et avec un florilège de stars !
En 1996, sur le thème « Tzigane », Danses hongroises et Chants tziganes de Brahms et naturellement Tzigane et La Valse de Maurice Ravel, avec un Maxim Vengerov électrique au violon, la coqueluche de l’époque.
En 1997, sur le thème de « Carmen et l’Espagne », des extraits de Carmen (avec Roberto Alagna, Anne Sofie von Otter et un Bryn Terfel hallucinant, au sens propre, dans Escamillo), la Fantaisie sur Carmen de Sarasate (pot-pourri brillantissime de huit ans postérieur à l’opéra, avec un brillant Gil Shaham), la Rhapsodie espagnole de Ravel, et, monument de la soirée, la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninov avec un virtuose Pletnev.
Et en 1998, des extraits choisis d’opéra par les stars d’hier (Mirella Freni), du moment (Simon Keenlyside) et de ce qui serait demain (Christina Schäffer, Marcelo Alvarez) : Don Giovanni, La Flûte enchantée, Rigoletto, Eugène Onéguine, La Traviata, qui dit mieux ?
Et en interludes orchestraux, l’ouverture de La Pie voleuse de Rossini, et le Carnaval romain tiré du Benvenuto Cellini de Berlioz, deux œuvres où Abbado excelle toujours.
L’image de ces DVD est très bonne, même s’il ne s’agit naturellement pas de haute définition. Mais le son est incroyablement présent et bien enregistré. Ce n’est pas manquer de respect à Simon Rattle que de dire que le son exceptionnel du Berlin de Karajan n’est plus le même aujourd’hui.
L’orchestre de Berlin est toujours phénoménal, magnifique, mais il n’est plus exceptionnel, aisément reconnaissable à l’aveugle, comme l’avait « créé » Karajan, et comme on l’entend encore là, dix ans après la mort de Karajan.
Les interprétations sont toutes recommandables. Les Danses hongroises de Brahms réclament cette fantaisie, ce côté enlevé, « déhanché », que crée Abbado (comme dans son disque enregistré à Vienne, une dizaine d’années plus tôt).
Vengerov, qui joue Tzigane les yeux fermés (vraiment fermés), joue une de ces Danses hongroises en soliste en guise de bis. Dans le Rachmaninov (1934), inspiré du Vingt-quatrième caprice de Paganini (1824) et du thème médiéval du Dies Irae cher entre autres à Berlioz, Pletnev, Abbado et l’orchestre font preuve de virtuosité mais aussi d’une grande sensibilité.
Alagna, avec sa barbichette de l’époque, est formidable. Terfel en Escamillo, mémorable, on l’a dit. Anne Sofie von Otter, éclectique mezzo-soprano (excellente dans Offenbach, dans le baroque, etc.), est une Carmen de braise (sa prise de rôle existe en DVD).
Mirella Freni, la Mimi du siècle depuis 1963 (le CD du chef‑d’œuvre de Puccini avec Pavarotti et Karajan est un des dix disques de référence de la discothèque de l’honnête homme), est aussi une Tatiana mémorable (elle a enregistré brillamment le rôle complet, à la même période).
Sa célèbre scène de la lettre, malheureusement sans sous-titre, est poignante, et on ne peut qu’être révolté comme elle de l’attitude d’Onéguine, le seul personnage méprisable de l’opéra qui porte son nom, et du livre de Pouchkine qui en est la source.
Quels beaux concerts ! Des DVD que l’on peut regarder par morceaux, pour le plaisir des morceaux, du son, des artistes ainsi immortalisés.