Trop d’intelligence tue l’intelligence, le système INAO en question
En matière vinicole, il existe également une exception française : le système des appellations d’origine contrôlée (AOC) « que le monde entier nous envie », mais qui a du mal à tenir ses propres troupes…
En guise de clin d’œil…
Pour un autodidacte qui n’a fait que l’ENA, il est piquant d’être publié dans le saint des saints de l’X.
Surtout pour une mise en cause des débordements de l’excès de l’intelligence technocratique.
Merci à l’ami Laurens Delpech de m’avoir donné ce privilège.
L’INAO est une application exemplaire du génie français, qui, par excès de zèle, peut tomber dans le « mal français ». Dans les années 1930, pour sauver un vignoble rendu exsangue par la crise et réhabiliter des appellations bafouées par des fraudes incessantes, les appellations d’origine contrôlée ont sacralisé le lien avec le terroir. L’idée était noble : chaque appellation est un patrimoine commun qui doit être défendu par la communauté des vignerons. Il s’agit donc de préserver de génération en génération la typicité de chacun des terroirs en préservant des usages légaux, loyaux et constants. Un travail de fourmi a été lancé sur l’ensemble du territoire pour identifier une mosaïque d’appellations d’une incroyable précision et complexité qui sert de loi commune aux producteurs. Le système est démocratique dans la mesure où ce sont les producteurs qui ont le pouvoir local de déterminer les règles de production et régalien puisque l’État donne à ces règles force de loi.
Concurrence déloyale et nivellement vers le bas
Château de Pommard.
L’Inao, meilleur système possible pendant au moins un demi-siècle, semble aujourd’hui rater sa cible. Tout ce dispositif impressionnant est orienté pour préserver la typicité, c’est-à-dire la personnalité de chacun des vignobles par rapport à son voisin. La délimitation extrêmement stricte de chacun des terroirs a permis d’identifier une multitude de » micro-identités » qui ont leur cohérence mais deviennent illisibles à l’étranger.
Comment voulez-vous comprendre à Seattle la différence entre un haut-médoc qui est » en bas » (en amont de la Garonne) et un médoc tout court, plus au nord ? Entre un pouilly-fumé à base de sauvignon dans la Loire et un pouilly-fuissé à base de chardonnay en Bourgogne ? Entre le classement des crus de Saint-Émilion et celui du Médoc ?
L’an dernier, il y avait 467 appellations d’origine contrôlée. On continue d’en créer. Nous avons le privilège de compter 600 syndicats viticoles en France, et autant de présidents. En un mot, nous sommes prisonniers d’un entrelacs de droits acquis qui bloque l’évolution du système. Et, ô horreur, l’appellation d’origine contrôlée refuse de devenir une garantie de qualité, comme c’est le cas à Porto, à Chianti et dans la Rioja. Ce sont les producteurs eux-mêmes qui dégustent les vins de leurs propres appellations. D’où des taux d’agrément supérieurs à 99 %.
Loire, Château du Nozet.
Pouilly-Fuissé, Château Fuissé.
L’Inao refuse de prendre en considération ce que demande aujourd’hui le consommateur du monde, c’est-à-dire la composition du vin, en un mot les cépages. Impossible d’écrire sur une étiquette » Bourgogne Chardonnay » ou » Gamay du Beaujolais « . L’intention est louable, puisqu’il a fallu plus d’un millénaire pour construire la Bourgogne viticole et que le raisin est accessoire dans cette construction. Mais la démarche est suicidaire quand les consommateurs du monde basent leur éducation sur les cépages. Bien sûr, on vous rétorquera que tout cela peut figurer en caractères de police d’assurance sur la contre-étiquette, mais qui lit les contre-étiquettes ?
Plus grave, la concurrence est déloyale entre les vins que nous produisons et ceux que nous importons. Dans le reste du monde s’impose la » règle des 85 % » : quand un cépage est mentionné sur l’étiquette, il doit entrer dans la composition du vin à hauteur d’au moins 85 %. Un chardonnay californien peut ne contenir que 85 % de chardonnay et 15 % de cépages non identifiés alors qu’un chardonnay de Saint-Aubin qui intègre une grappe de raisin de l’autre côté du chemin est en fraude…
Nous avons de facto reconnu ces pratiques quand, en 1983, l’Europe a signé un accord avec les États-Unis pour admettre « temporairement » les pratiques œnologiques américaines et autoriser ces produits à la vente.
Saint-Émilion, Château Cheval Blanc.
Les plus turbulents des vignerons n’hésitent pas à se « déclasser » pour échapper à ces règles pénalisantes.
On assiste ainsi à des paradoxes : le Domaine de Trévallon, une véritable star, n’a plus le droit de s’appeler « Coteaux d’Aix » alors qu’il portait haut le drapeau de l’appellation ; Daumas Gassac, l’un des vins les meilleurs et les plus chers du Languedoc, n’est qu’un vulgaire vin de pays et, dans certaines régions du Sud, un vigneron qui veut faire une cuvée 100 % syrah n’a pas droit à l’appellation, alors qu’il s’agit du cépage rouge le plus vendeur au monde.
La fronde a pris une importance politique en Italie où, en particulier en Toscane, les « supertavola », super-vins de table, s’opposent frontalement aux vins d’appellations. Sassicaia, le Petrus italien, n’a pas droit à l’appellation parce qu’il intègre du cabernet sauvignon.
Pire, l’Inao ne souhaite pas délibérément garantir la qualité de chacun des vins produits. Que dire d’une marque collective dont chacune des composantes peut être le meilleur ou le pire ? La force d’une chaîne est bien celle de son maillon le plus faible. Ce système consensuel peut entraîner un nivellement vers le bas, en particulier sur la question sensible de la diminution des rendements, aux conséquences économiques immédiates sur chaque exploitation. Les instances de chacune des appellations ont tendance à fermer les yeux lors des dégustations d’agrément qui sont censées éliminer les moutons noirs. Et cette décentralisation extrême, en donnant le pouvoir à la base, pousse au conservatisme, voire à l’immobilisme en particulier sur les délimitations et le choix des cépages.
Une viticulture à deux vitesses ?
Beaujolais, Château de Corcelles.
Tout cela n’est, bien sûr, qu’un secret de polichinelle. Les pouvoirs publics ont enfin compris que le système actuel a atteint ses limites. Depuis une dizaine d’années, les rapports sur le sujet se multiplient à un rythme endiablé. En particulier, un contrôleur général du ministère de l’Agriculture, Jacques Berthomeau, a lancé un pavé dans la mare en plaidant avec vigueur pour une viticulture à deux vitesses : d’une part un renforcement du système d’appellations réservé à une élite et d’autre part la création de marques fortes se battant à armes égales avec les pays du reste du monde et pouvant s’affranchir de la plupart des contraintes réglementaires françaises.
Hélas, les solutions sont bien connues, mais elles sont politiquement inapplicables :
• Supprimer des appellations surabondantes ?
Pas question de toucher aux droits acquis. La réponse politiquement correcte est « l’appellation d’origine est une propriété collective que l’État n’a fait que constater. C’est aux producteurs de décider de son devenir ». Imparable, en espérant que ces producteurs sont mus par l’intérêt général et non par des rivalités de clocher.
Corton, Château Corton Grancey.
• Ne donner l’appellation qu’aux vins qui en sont dignes ?
Il faudrait, en rêvant, que les procédures d’agrément soient impitoyables, avec des experts indépendants (comme à l’Institut des vins du Douro et de Porto) ou des producteurs d’autres régions (comme c’est le cas à l’Inao pour les délimitations).
Le système est tellement bloqué que l’actuel président de la section vins de l’Inao, René Renou, a décidé de le contourner en créant une autre catégorie les AOCE (AOC d’exception) qui, elles, garantiraient une qualité supérieure, en pensant que les « AOC de base » auraient le choix entre s’élever ou disparaître.
Même cette réforme, pourtant périphérique, a été enterrée… Et pendant ce temps, nous ouvrons un boulevard aux vins du monde.
Les « interdits »
Pomerol, Château La Conseillante.
Bandol, Château Romassan.
• Les copeaux de chêne : les copeaux, ironiquement surnommés » quercus fermentus » coûtent cent fois moins cher qu’un fût à 500 &euro ; HT et sont utilisés en sachets ou en petits cubes pour donner le goût boisé si typique des vins du Nouveau Monde. Les religieux de Saint-Germain-des-Prés avaient montré l’exemple en 1661 » pour faire du vin prompt à boire « .
• L’arrosage goutte à goutte : le principe français est que la vigne doit souffrir, mais certains rajoutent » avec modération « . L’appellation des Coteaux d’Aix autorise ainsi l’arrosage des vignes jusqu’au 1er juillet, mais pas celle des Côtes de Provence. Pourquoi ?
• La remise en cause des cépages : l’appellation Châteauneuf-du-Pape est très fière de ses 13 cépages. Combien sont véritablement indispensables. Aujourd’hui, quand on lance une appellation, on limite le nombre des cépages à quatre ou cinq.
• L’expérimentation. Le système français manque dramatiquement de soupape de sûreté. Sur certaines zones, avec certains vignerons, il devrait être possible d’expérimenter sous contrôle et non de manière sauvage de nouveaux cépages et de nouvelles techniques.
• Les OGM de la vigne. Les Français étaient en pointe sur cette recherche en Bourgogne et en Champagne. L’Inao a décrété un moratoire. Les Californiens poursuivent les recherches pour améliorer la résistance aux maladies. En France, le sujet est désormais tabou. Messieurs les linguistes, trouvez à ces expérimentations un autre nom moins barbare…
• Et également… Le mélange de rouge et de blanc pour faire du rosé, autorisé dans le monde mais interdit en France (sauf en Champagne), l’addition d’eau pour diluer un vin trop concentré.