Turbulences dans la machine Océan
Tel un voyageur qui explore un pays en passant de ville en ville en train, puis en se déplaçant à bicyclette de quartier en quartier, avant de se plonger à pied dans un dédale de ruelles, nous découvrons la complexité profonde des structures dynamiques de l’océan en ajustant notre vision à une multitude d’échelles, aussi abondantes que variées. Lorsque le visiteur rentrera chez lui, qu’il se souvienne que l’architecture des lieux qu’il a arpentés est fragile, qu’elle vacille parfois sous le poids du changement climatique.
Faisant fi de toute rivalité entre les océans Atlantique, Pacifique et Indien pour savoir lequel est le plus vaste, la projection de Spilhaus présentée ci-contre réunit harmonieusement tous les océans de la Terre, mettant en lumière leur contribution collective à la machine océan. Dans cette vue d’ensemble, l’océan dévoile la grandeur de sa dynamique, dont l’expression la plus emblématique est un réseau mondial de courants superficiels et profonds, appelé circulation thermohaline et illustré par un tapis roulant planétaire.
Cette représentation des océans du globe souligne l’immensité des masses d’eau qui s’entremêlent et circulent autour de la planète, transcendant les frontières entre les différents domaines maritimes que l’homme a l’habitude de désigner individuellement. Pour comprendre la machinerie océane, l’observation le long des côtes et des routes maritimes ne suffit pas : il est nécessaire d’échantillonner la longueur et la profondeur des océans, jusqu’aux mers les plus tempétueuses ou les plus reculées. Cette exploration scientifique se poursuit chaque jour, grâce à la collaboration de nations de tous les continents, nourrissant des découvertes majeures scandées par les observations nouvelles et les avancées théoriques. Le caractère exploratoire de l’océanographie en fait un voyage passionnant pour qui s’intéresse aux rouages de notre « planète bleue ».
Par vents et marées
La projection de Spilhaus permet de visualiser commodément la circulation thermohaline, dont le cycle complet est millénaire. Dans les régions tropicales, les premières centaines de mètres de l’océan sont généreusement réchauffées par les rayons du Soleil et les eaux devenues plus légères s’accumulent et voyagent naturellement dans les couches de surface. En s’acheminant vers les régions polaires, ces eaux tropicales emportent avec elles la chaleur emmagasinée. Au fur et à mesure de leur progression, elles se refroidissent, tandis que leur teneur en sel peut augmenter sous l’effet d’une évaporation intense. Aux hautes latitudes, ces eaux refroidies et lourdes plongent en profondeur, alimentant des courants qui se déploient à travers l’obscurité des abysses.
Ce mouvement planétaire repose sur les modifications thermiques et salines de l’eau de mer, mais aussi sur les oscillations des marées et l’action mécanique des vents de surface, qui fournissent l’énergie cinétique de la circulation. La circulation thermohaline constitue la charpente du système circulatoire de l’océan, régénérant l’ensemble de ses réservoirs en nutriments et autres composants essentiels à la vie.
Sous-systèmes
Superposés à cette circulation thermohaline mondiale, de nombreux systèmes de courants régionaux peuplent les grands bassins océaniques. Ces systèmes sont principalement induits par les vents et contraints par la géométrie des continents et la rotation de la Terre. Les plus remarquables sont la circulation annulaire autour du continent antarctique et les vortex géants, également appelés gyres, présents à différentes latitudes de chaque bassin océanique.
Dans l’Atlantique Nord, le Gulf Stream alimente la branche supérieure de la circulation thermohaline, qui transporte les eaux chaudes de l’équateur vers les régions polaires, mais aussi le gyre régional qui se referme sur lui-même au sein du bassin. Cet exemple illustre l’imbrication des différentes boucles et échelles de circulation, rendant extrêmement délicate l’interprétation des variations observées dans les mouvements de l’océan.
Cascades et chaos
De fait, l’océan présente une variété impressionnante de caractéristiques dynamiques, telles que des courants, des tourbillons, des ondes et des fronts entre différentes masses d’eau. Ces signaux se forment à des échelles qui ne se limitent pas à la circulation thermohaline et aux gyres océaniques.
L’observation du niveau de la mer à partir des dernières générations d’altimètres embarqués sur des satellites a confirmé que l’océan planétaire regorge de structures à des échelles plus petites, comme les tourbillons de méso-échelle (de quelques dizaines à quelques centaines de kilomètres de diamètre) et de subméso-échelle (de quelques kilomètres à quelques dizaines de kilomètres). Des filaments, des fronts et de petits tourbillons forment autant de ruelles qu’un voyageur trop empressé ignorerait à tort dans sa découverte du pays traversé. Ces différentes échelles interagissent en permanence, les courants océaniques de grande échelle influençant la formation et la dynamique des structures à plus petite échelle, tout en étant eux-mêmes influencés par ces dernières.
Cette cascade complexe d’interactions, fascinante et encore méconnue, représente un défi majeur pour la science, en raison des limitations dans l’observation et la modélisation des échelles les plus fines. Sa compréhension revêt une importance cruciale, car ces fines échelles assurent une grande partie du transport vertical de quantités aussi importantes que la chaleur ou le carbone, tout en régulant la dissipation de l’excès d’énergie captée par l’océan aux plus grandes échelles.
Colosse climatique
L’océan opère comme un réservoir colossal de chaleur, grâce à sa masse considérable (300 fois celle de l’atmosphère) et à la capacité thermique élevée de l’eau de mer (quatre fois celle de l’air). Un exemple frappant en est la captation d’environ 90 % de l’excès d’énergie résultant du réchauffement climatique. Ce rôle d’éponge se révèle essentiel pour modérer les fluctuations du climat terrestre. Il se double d’un rôle de redistribution de la chaleur depuis l’équateur vers les pôles, et depuis la surface vers les profondeurs, qui façonne le climat mondial, ses contrastes régionaux et ses variations dans le temps. Ces transferts de chaleur sont accomplis par toute la gamme d’échelles des courants océaniques, en interaction étroite avec l’atmosphère.
“Captation d’environ 90 % de l’excès d’énergie résultant du réchauffement climatique.”
Le phénomène El Niño, par exemple, représente un déstockage périodique de chaleur océanique (tous les trois à sept ans), gouverné par le couplage océan-atmosphère et influencé par une panoplie de courants, d’ondes et de turbulences océaniques en interaction. La compréhension et la modélisation de ces mécanismes ouvrent la voie à une meilleure prévision des variations climatiques, à une évaluation plus précise des impacts du réchauffement climatique et à un développement de stratégies d’adaptation et d’atténuation plus efficaces.
Gardien d’équilibres planétaires
Outre la chaleur, les courants océaniques transportent nombre de substances vitales. L’océan absorbe une quantité considérable de CO2 atmosphérique, que les courants descendants séquestrent ensuite en profondeur, ce qui affecte les niveaux de CO2 dans l’atmosphère et, par conséquent, le climat. Il absorbe aussi de l’oxygène (O2) en surface, qu’il redistribue vers les couches sous-jacentes, permettant ainsi la respiration des organismes marins. Parallèlement, les eaux profondes qui remontent à la surface apportent des éléments nutritifs comme le fer, le nitrate et le phosphate, nécessaires à la croissance du phytoplancton, à la base de la chaîne alimentaire océanique. Les échanges verticaux au sein de l’océan conditionnent donc l’équilibre du climat et des écosystèmes marins, dont dépendent la vie sur Terre et nos sociétés.
Effet papillon
Le rôle fondamental de la circulation océanique dans les grands équilibres de la planète reflète également la réalité selon laquelle toute perturbation peut avoir d’importantes conséquences sur le climat mondial et la vie marine : les changements de température, combinés aux altérations des courants océaniques, ont la capacité d’influencer les régimes météorologiques régionaux et de perturber les habitats marins. L’accroissement de l’effet de serre se manifeste déjà par des conséquences néfastes telles que la succession de vagues de chaleur marines inédites, la fonte des glaces polaires et la montée du niveau marin, ou la réduction des échanges verticaux due à l’accumulation de chaleur et d’eau douce en surface. Ces modifications ont des répercussions sur les températures et précipitations continentales, sur la distribution des espèces marines et sur les équilibres écologiques en général.
Frontière sous-marine
Les fonds marins, souvent négligés en raison de la difficulté à les observer, sont une pierre angulaire du fonctionnement de l’océan, car ils contribuent largement à guider et à dissiper la circulation océanique. Leur meilleure connaissance est essentielle pour comprendre pleinement la dynamique océanique, la biodiversité et le climat. Les dorsales océaniques, les fosses sous-marines, les monts sous-marins et les plateaux continentaux sont le résultat de processus tectoniques et volcaniques qui sculptent la structure de la Terre.
La géométrie et l’intensité des courants océaniques, notamment ceux qui composent la circulation thermohaline, dépendent à toutes les échelles de mouvement de ce relief caché. Comme nous l’avons vu, les échanges de chaleur, de carbone et de nutriments entre l’océan de surface et les couches profondes jouent un rôle crucial dans le climat global. Une meilleure compréhension de ces échanges, notamment des processus de turbulence accentués près de la rugosité du fond marin ou des courants profonds, permettrait de prévoir avec plus de précision les variations climatiques à l’échelle régionale et mondiale.
Remonter dans le temps
Les fonds marins abritent également des écosystèmes riches et diversifiés, et nous avons beaucoup à apprendre sur leurs interactions avec la circulation océanique et le transport des propriétés physico-chimiques. La circulation près des fonds peut influencer la distribution des nutriments, des particules organiques et des espèces marines. Appréhender ces interactions écosystémiques est essentiel pour une gestion durable des ressources marines et la préservation de la biodiversité.
Enfin, les sédiments qui se sont progressivement accumulés sur les fonds marins renferment des informations précieuses sur les variations passées du climat. En prélevant des carottes de sédiments et en les analysant en laboratoire, les scientifiques remontent dans le passé sur une échelle allant jusqu’à plusieurs millions d’années et reconstruisent les variations de certains paramètres environnementaux. Ces archives naturelles dévoilent des transformations coordonnées du climat et de la circulation océanique, offrant une vision à long terme du fonctionnement de la machine océan, un voyage dans le passé fondamental pour comprendre les mécanismes et prédire les changements futurs.