Un concept arrivé à péremption ?
Pour assurer la sécurité alimentaire et la bonne santé des populations, les produits alimentaires de nos supermarchés ont une date de péremption. En serait-il de même avec les concepts ? Deux inventions de ces trente dernières années pourraient le laisser penser : le développement durable et le principe de précaution. Bien que tous deux constitutionnalisés en France en 2005 par la Charte de l’environnement, on peut se demander s’ils ne sont pas déjà bons à envoyer au musée Grévin, en souvenir des mythes d’un autre temps.
REPÈRES
Le principe de précaution a été inventé dans les années 1980. Il lui incombait de trancher le nœud gordien d’une rhétorique qui engluait l’action publique : l’engagement d’une politique de prévention des risques pour l’environnement était conditionné à l’acquisition de certitudes scientifiques sur l’existence des dommages et sur les liens de causalité impliqués. Les poches d’incertitude scientifique résiduelle étaient systématiquement mobilisées par les représentants de l’industrie ou par les gouvernants pour reporter à plus tard toute initiative publique, en confiant hypocritement à la science la mission d’établir des certitudes posées comme préalables à l’action. Lorsque l’action intervenait finalement, elle était beaucoup trop tardive pour empêcher la réalisation de l’essentiel des dommages.
Une idée déjà usée
Comme la pile Wonder qui ne s’usait que si l’on s’en servait, le développement durable est usé parce que, plutôt de comprendre ses exigences et de les prendre au sérieux, on s’en est beaucoup servi dans le discours publicitaire, qu’il s’agisse des entreprises ou des politiques. Quant au principe de précaution, il est à la fois la cible privilégiée de ceux qui en dénoncent les grands méfaits pour la croissance, le progrès, la science, la raison, l’Occident, la société industrielle ou l’État de droit, au choix, et de ceux qui le trouvent trop tiède, pas assez radical avec son tropisme gestionnaire, bref pas révolutionnaire.
Un principe usé d’avoir été mal utilisé et invoqué à tort et à travers
Surtout, il est usé d’avoir été mal utilisé et invoqué à tort et à travers tant par les gouvernants que par divers groupes d’activistes. Après le cafouillage de la grippe A‑H1N1 en 2010, mais aussi les trois décennies d’inertie honteuse des pouvoirs publics face à la pollution des eaux par les nitrates en Bretagne et la prolifération des algues vertes sur certaines côtes, quel responsable politique peut encore, sans être pris de fou-rire, annoncer publiquement qu’il prend telle mesure de gestion de risques sanitaires et environnementaux « au nom du principe de précaution » ?
Éviter la paralysie
Le cas de l’amiante
Des observations anciennes, remontant au début du XXe siècle, avaient été faites sur les pathologies créées par le travail de ce matériau. Dès le milieu du siècle, la réalité du risque de cancer était diagnostiquée. Peu de mesures ont été prises. En France, un comité d’échange d’information et de concertation a été mis en place en 1982 à l’initiative des milieux professionnels. Ce Comité permanent amiante (CPA) associait les différentes parties « institutionnelles » : représentants du patronat et des syndicats, du monde médical et scientifique et de l’État. Porteurs d’une doctrine de l’usage contrôlé de l’amiante, ses animateurs sont amenés à devoir rendre des comptes devant la justice dans une procédure aujourd’hui en cours. Ce précédent devrait vacciner gouvernants et citoyens contre toute mythologie de la concertation avec les parties prenantes, présentée comme le nec plus ultra d’une gestion avisée des risques collectifs.
À l’origine, le principe était un principe de réaction à la paralysie publique devant l’incertitude scientifique sur les impacts environnementaux. Différentes crises sanitaires connues en France et en Europe depuis les années 1980 ont pareillement mis en évidence la faiblesse des démarches de prévention en santé publique, confrontées au même obstacle de l’incertitude scientifique. Le cas de l’amiante est ici emblématique.
Éviter l’attentisme
Le principe de précaution peut se comprendre comme une image inversée de l’attentisme. La précocité de la prise en compte des risques, sans attendre le stade des certitudes scientifiques, doit se substituer à l’inertie à laquelle l’attente de certitude donnait un alibi facile. La principale innovation apportée par ce principe concerne donc la gestion du calendrier de l’action. À cet égard, l’article 5 de la Charte de l’environnement rappelle les autorités publiques à leurs responsabilités : il leur incombe de veiller à une bonne gestion des risques, en dépit de l’incertitude, sans se défausser ni sur des instances d’expertise, fussent-elles médicales, ni sur des instances de concertation, ce qui ne veut pas dire que leur action ne doive pas être éclairée par les unes et par les autres.
Agir de façon précoce, oui mais comment ?
Un équilibre essentiel entre la précocité de la prise en charge et le caractère proportionné et provisoire des mesures
L’inversion du cas « amiante » ne va pas jusqu’à enjoindre de recourir à l’interdiction d’une activité ou d’une technique dès qu’un doute non étayé est formulé sur son innocuité. Le principe de précaution constitutionnel demande l’adoption de mesures « provisoires et proportionnées ». Ce principe instaure ainsi un équilibre essentiel entre la précocité de la prise en charge, qui l’oblige à se confronter à l’incertitude scientifique, et la nature mesurée et humble des mesures à engager dans un processus continu et adaptatif d’accompagnement de l’innovation technique.
L’incertitude scientifique se prête en effet à l’inflation des risques imaginaires auxquels, sans évaluation, sans filtre et sans discernement, les pouvoirs publics ne pourraient répondre que par une démesure arbitraire dans l’emploi de l’interdit, comme l’a confirmé l’expérience des biotechnologies agricoles dans ce pays.
Confusion et improvisation
Mesures proportionnées et provisoires
L’article 5 du texte constitutionnel énonce : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. »
La confusion persistante des idées, l’improvisation et la gestion politiciennes des dossiers les plus médiatiques ont progressivement mis le principe de précaution sur la voie du discrédit. En effet, sur le plan des idées coexistent encore en France au moins deux principes de précaution : la version proportionnée, déposée dans les textes (loi Barnier 95–101, Charte de l’environnement), qui est celle de la doctrine validée par les institutions politiques européennes et françaises ; et une version « éradicatrice du risque » revendiquée par des ONG ou des groupes de population en situation de crise et reprise de temps à autre par des responsables publics.
Cette dernière, dont le caractère irrationnel a été démontré il y a de nombreuses années, prend à la lettre le dicton Dans le doute abstiens-toi et, demandant la preuve de l’absence de risque, fait de l’inversion de la charge de la preuve son étendard en ignorant que la plupart des situations impliquent un arbitrage « risque contre risque » et que la preuve scientifique d’une absence ne peut être apportée par une science toujours imparfaite et inachevée.
Catastrophisme éclairé ?
À la version proportionnée de la doctrine s’est également opposé le radicalisme philosophique du « catastrophisme éclairé », focalisé sur l’évitement absolu du scénario du pire catastrophique, prôné par Jean-Pierre Dupuy, aux yeux duquel le principe de précaution ne serait que bouillie pour les chats. Dans ces conditions, il est heureux que le principe de précaution ne soit pas un catastrophisme pour aider nos contemporains à faire face concrètement à des suspicions de risques graves et irréversibles pour la santé et l’environnement : qu’aurait donné le « catastrophisme éclairé » face aux risques émergents de la grippe aviaire il y a quelques années, puis de la grippe porcine H1N1 en 2009, ou face à l’état des connaissances sur les risques des antennes relais ? Faudrait-il interdire toute recherche et toute innovation sur les nanotechnologies, les biotechnologies ?
Une doctrine inappliquée
En pratique, selon les cas et le niveau d’émotion du public, les autorités publiques se sont écartées sans retenue, par défaut ou par excès, de la doctrine qu’elles avaient adoubée et qui est censée leur servir de guide. Elles n’ont pas hésité non plus à se réclamer dudit principe dans des circonstances où il n’avait pas à être convoqué. On a ainsi assisté à la confusion de ce principe avec un slogan maximaliste : « On n’en fait jamais trop pour la sécurité » (gestion de la vaccination contre la grippe A‑H1N1 ; plans de destructions d’habitations en zone inondable après le passage de la tempête Xynthia).
On a connu l’instrumentalisation de l’expertise scientifique et de la gestion des risques au profit de compromis politiques, comme dans le cas de la suspension de l’autorisation de mise en culture du maïs OGM MON 810 de la société Monsanto, en fait décidée avant toute analyse des risques dans le cadre du Grenelle de l’environnement. On a pu observer l’inertie face au développement rapide et opaque des usages industriels des nanotechnologies et nanoproduits, alors que les propriétés nouvelles acquises par la matière à cette échelle nano engendraient une situation nouvelle, aux risques mal identifiés et insuffisamment étudiés pour la santé et l’environnement.
Carences d’organisation
La plupart des situations impliquent un arbitrage « risque contre risque »
En pratique, en France, le principe de précaution est ainsi demeuré une sorte de joker au contenu variable, mobilisé pour convenance politique en fonction des situations et des intérêts et des buts de ceux qui s’en emparent sans que cela ne reflète la proportionnalité raisonnée et de bon aloi qui était attendue.
Cette situation est notamment attribuable au fait que les pouvoirs publics n’ont pas mis en place, par une loi que la loi Barnier 95–101 appelait explicitement dès 1995, l’organisation administrative et les procédures d’application qui auraient donné à l’usage de ce principe une rationalité minimale, comme elles le font dans les autres domaines de l’administration publique.
Remises en cause
Rapport Attali
En 2008, le premier rapport de la Commission pour la libération de la croissance française présidée par Jacques Attali demandait « d’abroger, ou à défaut de préciser très strictement la portée de l’article 5 de la Charte de l’environnement de 2004 » (p. 92).
Comment s’étonner, dans ce contexte, que depuis 2007 différents groupes d’influence aient pris des initiatives visant à remettre en cause soit l’énoncé du texte constitutionnel, soit le statut de norme constitutionnelle, soit l’existence même du principe dans le corpus des normes juridiques. En mai 2010, vingt-deux députés de la majorité présidentielle déposaient une proposition de commission d’enquête sur les impacts du principe de précaution dans la société française. Ils motivaient leur démarche par le danger représenté par l’incorporation au bloc de constitutionnalité de ce concept mal défini : la plasticité d’interprétation qu’il autorisait leur semblait de nature à limiter l’initiative scientifique, le progrès technique et le développement économique et social.
Retrouver les bases conceptuelles
De telles démarches ne pouvaient certes qu’avoir une portée symbolique dans la mesure où, inscrit dans le traité de Maastricht en 1992, le principe de précaution a été reconnu comme norme générale du droit communautaire par la Cour de justice européenne. Pour s’en libérer, la France devrait soit obtenir son retrait des traités en vigueur, soit quitter l’Union européenne.
Se dégager de tous les malentendus et débats piégés que le principe charrie
Toutefois, en attribuant au principe ce qui n’était imputable qu’à des conditions déplorables d’application infidèle, elles n’ont concouru ni à clarifier le débat public ni à restaurer la vérité conceptuelle du principe. De façon plus intéressante, après six mois d’auditions, d’enquête et de réflexion, le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques de l’Assemblée nationale concluait dans son rapport de juillet 2010 spécifiquement dédié à ce principe, non à la nécessité de le remettre en cause ou de revenir sur sa constitutionnalisation, mais à celle d’en organiser de façon effective l’application, en particulier dans le domaine de la santé publique. Comme l’art de la guerre pour Napoléon, l’art de la précaution est tout d’exécution, et c’est là que le bât blessait.
Bâtir une gestion raisonnée des risques hypothétiques
Convergences de vues
Les conclusions établies par le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques de l’Assemblée nationale convergent avec l’avis rédigé en mars 2010 par le Comité de prévention et de précaution, rattaché au ministère de l’Écologie, sur la nécessité de donner un cadre d’application au principe de précaution.
Nous en sommes là et il est bien tard pour redresser la barre. Nous aurions besoin que soit mise en place une instance de saisine des risques suspectés et d’instruction de ceux qui méritent un traitement plus approfondi, laquelle instance confierait à un référent le soin de distribuer les rôles dans les différentes directions (évaluation scientifique, concertation, identification de mesures conservatoires, expérimentation, lancement de programmes de recherche, suivi des impacts des produits et techniques autorisés, veille) qu’implique l’application de ce principe. Mais ne dit-on pas que la constitutionnalisation du principe de précaution comme principe d’application directe empêcherait désormais le législateur d’organiser sa mise en œuvre dans le champ de l’environnement ?
Peut-être le mieux serait-il alors de laisser le principe de précaution là où il est, et de bâtir une gestion des risques hypothétiques qui, tout en s’inspirant étroitement des idées qu’il cristallise, n’y ferait pas explicitement référence et, ce faisant, pourrait se dégager de tous les malentendus et débats piégés qu’il charrie désormais.